CHALLENGES : Juin 1999

Le mouvement de grève déstabilise Philippe Jaffré.

Elf au bord de la mutinerie.

Les salariés sont irrités par ses méthodes, les actionnaires doutent de sa stratégie : à la tête d’Elf, Philippe Jaffré est bien seul. Les scandales liés au groupe pétrolier et le récent coup de poker de Total n’arrangent pas ses affaires.

 

Ce 17 avril, parmi les grévistes du centre de recherche d’Elf à Pau, la pression monte encore d’un cran. Devant le sinistre bâtiment de brique rouge et de verre fumé, les insurgés défilent. Ils refusent la suppression de 1320 emplois dans la branche exploration-production. Ils brûlent des pantins à l’effigie de Philippe Jaffré, leur président. Le même jour, Philippe Jaffré se trouve aux Philippines. A Manille, exactement. Il assiste à une étape du raid Elf Aventure Authentique. Pas question pour lui de remettre en question sa tournée extrême-orientale, prévue de longue date. Et pourquoi s’inquiéterait-il outre mesure de ce conflit local ? L’affaire ne concerne que 3800 salariés français. Le groupe Elf en compte près de 85000.

Et qu’importe la charge émotionnelle du site de Pau, capitale d’un Béarn où le groupe, depuis la découverte du gisement de gaz naturel de Lacq, le 19 décembre 1951, a ses racines ? Pour Philippe Jaffré, seuls comptent les chiffres. Lorsqu’il apparaît, sur la foi d’un audit de MacKinsey, que le coût des prestations de Pau – interprétations sismiques, forages, conception de plates-formes pétrolières, etc. – est supérieur de 10 à 40% à celui des concurrents, le président décide de tailler dans le vif. Qu’importe encore si la classe politique, unanime à quelques semaines des élections européennes, tente de le déstabiliser ? Si 72% des Français croient encore que le pétrolier est une entreprise publique, Philippe Jaffré n’a de comptes à rendre qu’aux marchés financiers. Patron d’une compagnie privatisée depuis cinq ans, cet ancien inspecteur des finances parachuté par Edouard Balladur en août 1993 n’a pas à rougir de son bilan : 3,5 milliards de francs de bénéfices en 1998. Un cours de Bourse multiplié par 2,5 en moins de six ans. Plus souvent à New York qu’à Libreville, l’ancien haut fonctionnaire du Trésor préfère séduire les investisseurs anglo-saxons – ils détiennent près de 50% du capital – plutôt que de courtiser les chefs d’Etat africains que n’apprécient guère " le grand couillon ", comme l’a surnommé le président du Gabon, Omar Bongo.

Pourtant, Jaffré a commis une faute. Le 19 mars, à Londres, c’est à un parterre de financiers qu’il réserve la primeur de son plan de réduction d’effectifs, qui concerne, selon ses termes, " des salariés à faible valeur ajoutée ". Entre ce zélateur de la shareholder value ( création de valeur pour l’actionnaire) et ses troupes lassées, la bévue approfondit le fossé. L’arrogance de leur chef, la chronique quotidienne des scandales associés au nom du groupe, couronnées par la flamboyance de Total, passé devant Elf depuis le rachat de Pétrofina, ont ébranlé leurs certitudes. Même son conseil d’administration, pourtant composé de personnalités réputées proches de lui, comme Jacques Friedmann, président du conseil de surveillance d’Axa-UAP, Michel Pébereau, PDG de la BNP, et André Lévy-Lang, PDG de Paribas, commence à grincer. Trop sûr de son fait sur le fond, Philippe Jaffré néglige outrageusement la forme.

Considéré aujourd’hui comme " un ultra-libéral égaré dans un monde d’industriels ", selon une formule de Claude Henry, syndicaliste de la CFTC (Confédération des travailleurs chrétiens), " Lucifer Jaffré " était pourtant perçu comme un sauveur par nombre de salariés. " Il nous fallait un type pour nettoyer cette boutique pourrie par les magouilles de Le Floch & Co. Un type qui sache préparer la privatisation ", admettent en cœur plusieurs d’entre eux. Après avoir expulsé d’un coup de balai l’état-major de son prédécesseur, Philippe Jaffré, qui se porte partie civile dans le dossier Elf, rompt avec la stratégie d’expansion tous azimuts en vigueur sous Le Floch-Prigent. Il passe d’entrée de jeu une provision de 9 milliards de francs, cède pour 22 milliards d’actifs peu rentables – comme l’américain Texas Gulf ou les biotechnologies de Sanofi -, vend pour 16 milliards de participations financières jugées non stratégiques dans la Générales des eaux ou la BNP, et stoppe net l’exploration pétrolière entamée à la légère, dans plusieurs républiques de l’ex-URSS, par son prédécesseur. " Jaffré se colle le sale boulot que l’équipe précédente n’a pas voulu assumer, alors que ses concurrents l’ont entrepris des années auparavant ", résume Jean-Jacques Limage, analyste financier à la société de Bourse EIFB.

En cinq ans, les coûts de production d’Elf, alors parmi les plus élevés de la profession, sont ramenés de 4,4 dollars le baril à 2,4 dollars, grâce à une réduction de 20% des effectifs et à un bouleversement des méthodes de travail. Le coût des raffineries a été réduit de 36%. En rompant brutalement avec ces habitudes profondes, Philippe Jaffré a replacé la maison à l’endroit. " Pour trouver du pétrole et l’exploiter, Elf a dû mettre au point ses propres instruments. Le défaut congénital de cette boîte, c’est de privilégier la plus belle solution technique, mais aussi la plus coûteuse ! ", admet un gréviste de Pau. Ce faisant, le PDG s’est mis à dos nombre d’X-Mines, qui tiennent la maison, rebelles à ses leçons de gestion quotidiennes.

Car, avec eux, Philippe Jaffré ne prend pas de gants. Capable de pinailler sur le coût des photocopies, de morigéner dans le couloir un cadre qui oublie d’éteindre son ordinateur en quittant son bureau, d’organiser plusieurs réunions sur le transfert des quinze chauffeurs de la maison à une société privée, le boss se transforme vite en un " despote du minuscule ", comme le décrit cruellement l’un de ses collaborateurs. " On dirait qu’il prend plaisir à chercher le truc pour vous coincer ", grogne un cadre qui supporte mal les e-mails inquisiteurs de son patron. Provocateur, Philippe Jaffré a même envisagé de rendre payante l’entrée de la piscine installée au sous-sol de la tour Elf. Et alors que ses salariés se retrouvent à l’étroit après la location de onze étages du siège à la Société Générale, il s’en octroie deux pour son usage et celui d’une poignée de collaborateurs ! Les proches de Loïk Le Floch-Prigent restés dans l’entreprise ne tardent pas à exploiter ses lubies : " Au début, Jaffré a sous-estimé la capacité de nuisance du clan Le Floch, notamment auprès des médias ", observe un de ses dirigeants. Peu à peu, la légitimité du PDG au sein du groupe s’érode.

Solitaire par tempérament, Philippe Jaffré a commis une autre erreur. Ne pas s’être entouré assez tôt d’une équipe de fidèles. Impossible de remettre en question des personnalités aussi respectées, dans la maison et à l’extérieur, que Jacques Puéchal, X-Mines et M. Chimie d’Elf, ou Jean-François Dehecq, l’homme de la santé, ami de Jacques Chirac. " Il n’a recruté que des financiers, au lieu de chercher à faire monter tout de suite une très grosse pointure à la tête de l’exploration-production ", déplore Jean Conan, président de l’Adias, association regroupant les salariés actionnaires proches de la CGC. Embauchée pour faire le ménage dans les participations financières, Geneviève Gomez, banquière d’affaires, a été remerciée et remplacée par une de ses consoeurs, Bernadette de Bonrepos. Toujours prompt à dénoncer le copinage qui prévalait sous l’ère Le Floch, Philippe Jaffré finit par embaucher comme secrétaire général son ami Patrick Suet, ex-numéro deux du cabinet d’Edouard Balladur à Matignon.

En revanche, il n’a pas su remplacer dans de bonnes conditions Jean Halfon, charismatique patron de l’exploration, décédé dans des conditions tragiques. A quelques années de la retraite, son successeur François Isoard s’est contenté d’expédier les affaires courantes. Réputé pour ses compétences techniques, mais novice en matière sociale, Jean-Luc Vermeulen, actuel patron de l’exploration-production, supporte la lourde tâche de faire " passer " un plan de réduction d’effectifs, d’autant plus brutal que son prédécesseur avait reculé devant l’obstacle. Chargé de négocier en direct avec les syndicats, son adjoints André Thébault n’a pas la moindre crédibilité aux yeux de ses interlocuteurs : ils ne lui pardonnent pas de s’être opposé, en son temps, aux forages horizontaux et en eaux profondes, devenus depuis des domaines d’excellence de la maison.

Largement servis en stock-options, les vingt-sept plus hauts cadres de la société se gardent bien de critiquer ouvertement leur PDG, considéré par Forbes comme le patron le mieux payé de France. Pourtant, ni cet arrosage ciblé ni les augmentations de capital réservées au personnel ne parviennent à éteindre les doutes des cadres sur la stratégie du PDG. Cette défiance a pris corps au moment de la formidable accélération de Total. A deux reprises, Philippe Jaffré se fait doubler par Thierry Desmarest, PDG du groupe concurrent. En 1997 d’abord, lorsque Total signe un contrat avec l’Iran, en plein embargo. Le revers est très mal vécu par les ingénieurs de l’exploration-production d’Elf qui pressaient leur PDG de foncer. " Sur ce coup, il a manqué d’estomac ", regrette l’un d’eux, même si, depuis, Elf a conclu un accord avec Téhéran. En 1998 ensuite, lorsque Total rafle le belge Pétrofina. " Pour la première fois de l’histoire, Total nous a dépassés en production. Rendez-vous compte ! ", s’exclame un ingénieur d’Elf. Si Jacques Puéchal conteste l’intérêt stratégique de l’opération pour son groupe, l’image du président est ternie. On n’oublie pas que, en 1994 puis en 1996, Philippe Jaffré a cédé la participation de près de 5% qu’Elf détenait dans le pétrolier belge, la considérant comme un simple placement financier de son prédécesseur.

Obsédé par la volonté de rompre avec l’ère Le Floch, enfermé dans un discours taillé sur mesure pour ses actionnaires, Philippe Jaffré passe, aux yeux de ses salariés, pour un " petit bras ", un myope de la vision industrielle. " Il préfère utiliser le cash pour racheter des actions Elf, plutôt que d’investir dans l’accroissement du domaine minier ", déplore Terpolini Pepino, délégué CGT. Du coup, son objectif – accroître la production d’hydrocarbures de 30% dans les cinq ans grâce aux découvertes en Angola (gisement de Girassol) et propulser Elf parmi les dix meilleurs mondiaux dans chacun de ses métiers d’ici à 2005 – laisse ses troupes sceptiques. Et le PDG a beau se défendre de vouloir imiter British Petroleum, société fétiche des analystes financiers qui pousse son souci de création de valeur jusqu’à sous-traiter le plus possible ses activités pétrolières, les salariés redoutent le pire.

Symptôme du trouble qui a saisi Elf : les rumeurs d’une OPA de Total – destinée à contrer l’éventuel appétit de Shell – reviennent tel un vieux serpent de mer. Certains salariés d’Elf voient même la chose d’un bon œil ! " Il faut se pincer pour y croire ", ironise un vétéran. On murmure même que l’idée ne déplairait pas à certains membres du conseil d’administration. " Jaffré est bien favorable à la fusion BNP-Société Générale-Paribas, pourquoi s’opposerait-il à un rapprochement franco-français dans le pétrole ? ", plaisante un cadre. Aujourd’hui, à tous les étages de l’orgueilleuse tour Elf, le doute est présent. Et quand, mi avril, le large panneau frappé du slogan " Elf, l’énergie humaine ", qui trônait dans le grand auditorium, a été retiré, les salariés y ont vu plus qu’un symbole.

 

Comment Jaffré a perdu la confiance de ses troupes.

1993 : En août, Philippe Jaffré est parachuté à la tête d’Elf par Edouard Balladur, alors premier ministre. Ses méthodes inquisitoriales irritent les cadres de la maison.

1995 : En avril, Philippe Jaffré se constitue partie civile dans le cadre de l’instruction du dossier Elf-Biderman. C’est le début d’un affrontement sans pitié avec son prédécesseur Loïk Le Floch-Prigent, qui compte encore de nombreux amis dans la maison.

1995 : En mai, Jacques Chirac est élu président de la République. Le balladurien Jaffré est déstabilisé. Son remplacement est évoqué. Ami de Chirac, Jean-François Dehecq, patron de Sanofi, figure parmi les candidats. Mais Jaffré sauve sa tête.

1998 : En octobre, Thierry Desmarest, PDG de Total, prend de vitesse Jaffré en rachetant Pétrofina au milliardaire belge Albert Frère. Le petit Total dépasse Elf. Jaffré, dont les qualités de stratège étaient mises en doute, perd un peu plus de crédibilité sur ce terrain.

1999 : En avril, Philippe Jaffré doit faire face à une fronde syndicale qui conteste son plan de réduction d’effectifs. Jusque là solidaires du président d’Elf, certains membres du conseil d’administration émettent en privé des réserves sur sa politique.

 

Les cybergrévistes bloquent le travail des expatriés.

« Rien à faire », cela ne passe pas. Tandis que les trois hôtesses en tailleur bleu tentent vainement d’entrer le nom d’un visiteur dans leur ordinateur, la file d’attente s’allonge dans le hall d’accueil de la tour Elf. Ces charmantes jeunes femmes ne sont pas les seules à subir les affres de la grève informatique décidée par l’intersyndicale d’Elf, dans le cadre du mouvement de protestation contre le plan de réduction d’effectifs annoncé par la direction.

Grande première en France, le blocage du réseau Internet et Intranet ne perturbe pas seulement les salariés français. Alors que les ingénieurs et autres géologues ne peuvent plus accéder à leurs banques de données, le travail des 4000 à 5000 expatriés de l’exploration-production s’en trouve lui aussi ralenti. Raison de cette action : la direction prévoit de sous-traiter une partie de la logistique informatique. Des discussions sont même en cours avec IBM et Cap Gemini.