Le Canard Enchaîné - Mercredi 14 juillet 1999
Thierry Desmarest
Un pétrolier de bonne compagnie.
Avec l'OPE de TotalFina sur Elf, Desmarets et Jaffré nous jouent le film de l'été:
le bon, le brut et le tuant.
IL en a de la chance,
Thierry Desmarest, le pédégé de Total et peut- être bientôt,
si son raid réussit, d'Elf-Total, qui deviendrait alors le
quatrième groupe pétrolier au monde : il est quasiment entré,
de son vivant, au panthiéon du patronat. Seillière fait
ricaner; selon les cas, les tempéraments et les intérêts, les
trois "ault" : Dassault, Pinault, Arnault,
inquiètent ou irritent. Desmarest, lui, ne s'attire des gazettes
et de ses pairs qu'éloges à jet continu et dithyrambes émus.
«Monsieur Sans-Faute», l'a même baptisé son
prédécesseur à Total Serge Tchuruk, aujourd'hui patron
d'Alcatel. Confondant, après quatre années seulement de
pédégérat !
Les prodigieux résultats financiers de Total, qui font de
Thierry, 53 ans, « le premier patron de France»,
n'expliquent pas tout. Si Desmarest séduit, apparemment, c'est
aussi par l'égalité de l'humeur et la constante courtoisie du
propos. Une rareté, parait-il, dans le patronat, ce qui en dit
long sur la profession.
Au reste, les qualités publiques de Desmarest ne font, ces
jours-ci, que mieux ressortir les défauts genéralement
attribués à son collègue et rival Philippe Jaffré, Monsieur
Elf, personnage dont l'urbanité se pose un peu là. «Il
faut comprendre, explique un observateur du pipe-line, l'inspecteur
des Finances "Jaffré n'a pas de légitimité dans ce milieu
industriel. C'est un techno du RPR qui espérait être
le ministre des Finances du président Balladur. Desmarest, lui,
est du sérail. Il est ingénieur des Mines. A Total, il
a fait ses armes à la direction des services pétroliers
prestigieux, l'exploration-production. Par surcroît ,
il a été choisi par son prédécesseur.» Pour l'anecdote,
les duettistes qui ne sortent pas de moules si opposés se sont
croisés dans un cabinet ministériel, celui du ministre de
l'Economie René Monory, sous Raymond Barre, en 1980. Depuis, ils
n'arrêtent pas de se poursuivre.
«En faisant preuve de psychologies
totalement différentes,. estime Piirre Terzian, le
rédacteur en chef de "Pétrostratégies". On l'a vu
l'an dernier quand Total a racheté Petrofina (au très madré
financier belge Albert Frère). Jaffré. qui ne raisonne
qu'en termes de ratios financiers, s'est fait doubler parce qu'il
ne pensait qu'au prix d'achat. Desmarest a osé mettre le paquet,
d'abord parce que dans sa spécialité d'explorateur pétrolier
il a appris à prendre des risques.
Ensuite parce qu'il savait qu'il allait à terme disposer d'un
formidable outils industriel.»
«C'est là, poursuit notre homme, qu'entre les deux
pétroliers français tout a basculé. S'il avait osé, Jaffré
pourrait , jouer aujourd'hui les prédateurs de Total, alors
qu'il en est la proie.» Si Desmarest tire gloire d'avoir
ridiculisé un inspecteur des Finances, la confidence est pour
les murs de son bureau. La causticité n'est pas le fort de notre
homme, fils d'un magistrat de la Cour des comptes, assez finaud
lui même pour dissimuler ses ambitions et convictions sous les
appa rences du plus grand détachement des volatils honneurs de
ce monde.
Pourtant, en quatre années de fonctions suprêmes à Total,
Desmarest n'a jamais opéré qu'à l'abordage. D'abord, peu
après sa nomination, histoire de montrer qui est le patron, il
raye d'un trait de stylo trois grands projets de raffinerie
prévus par son prédécesseur. Ensuite, en 1997, il conclut un
important contrat pétrolier avec l'iran, au risque de susciter
Udes «sanctions» améncaines, qui d'ailleurs ne viendront pas.
Prudemment, il a, peu avant, réduit le montant des intérêts de
Total aux Etats-Unis. « Un hasard », dira- t-il au «
Monde ». C'est l'évidence même.
Le mondialement correct de Washington n'inspire - non sans raison - qu'une intense commisération à notre pétrolier, militant humanitaire à sa façon : «A l'heure actuelle, pas moins du tiers de la population mondiale est, d'une maniere ou d'une autre, sous embargo américain. (...) Si on n'avait pas mis un embargo sur Cuba, ce serait peut-être mieux maintenant là-bas.» Moyennant quoi Desmarest-Derrick est en première ligne des défenseurs d'un adoucissement de l'embargo anti-Irak : voilà près de cinq ans qu'il est en négociations serrées avec Bagdad.
Ces volontaristes préoccupations anti-impérialistes, ce souci du décollage du tiers-monde, peuvent à l'occasion lui jouer des tours. Pour être devenu le premier investisseur étranger en Birmanie, son groupe a fait l'objet d'une virulente campagne des écolos sans frontières : question respect des droits de l'homme et de l'opposition, le régime de Rangoon a peu à envier à celui de La Havane.
C'est cependant là sans doute l'autre grande réussite de Desmarest : à l'heure où les turpitudes pétrolières s'étalent sur la place publique, faire croire qu'on peut exercer ce boulot de grand requin avec un physique de premier communiant. Au point parfois de pousser un peu loin le bouchon (de réservoir) : «Ne croyez-vous pas, lui demande ainsi ingénument "Le Monde" un beau jour de mai dernier, que le changement de taille [des groupes pétroliers] peut modifier le rapport entre entreprises et Etats ?» Billevesées, répond en substance notre ami, « il y aura toujours suffisamment d'acteurs et donc de concurrence pour éviter toute domination des entreprises sur les Etats».
Totalement soutenu par le gouvernement de gauche plurielle dans son OPE anti-Elf, Desmarest prouve qu'il aime prendre derricks.
Patrice Lestrohan