ALTERNATIVES ECONOMIQUES LA COURSE AUX MILLIARDS. n°170 - Mai1999 |
LENTREPRISE A
DES RESPONSABILITES NON SEULEMENT VIS-A-VIS DE SES
ACTIONNAIRES, MAIS AUSSI VIS-A-VIS DE SES SALARIES Les chiffres laissent rêveur : 15 milliards de francs chez Alcatel, autant chez France Télécom, 12 milliards au Crédit Agricole, 10 chez Axa, 9 chez Renault, 8 chez Elf Aquitaine, 7 chez Vivendi (ex-Générale des eaux), à la BNP, à la Société Générale, chez Total... Cette énumération finit vite par lasser et incite presque à trouver ridicules les 5 milliards de lOréal ou de Saint-Gobain, les 4 milliards de Danone, de Dexia, de Rhône-Poulenc ou de Carrefour ou, pire encore, les 3 de Peugeot, de LAir liquide, de Schneider, de Printemps-Pinault-La Redoute. Grave erreur. Car ces 3 petits milliards de francs de profits représentent, malgré tout, léquivalent dun Smic annuel net pour 45 000 personnes à temps plein, ou à peu près le revenu annuel de tous les habitants dun chef-lieu de département comme Vesoul. Ces 3 milliards de francs, cest aussi davantage que le produit intérieur brut du Mali et du Burkina-Faso réunis (22 millions dhabitants). En pièces de un franc empilées, cela représenterait une pile de 5 000 kilomètres de haut et pèserait 25 000 tonnes : il faudrait, à une équipe de voleurs, un train composé de 450 wagons de marchandises pour évacuer le tout. A moins que lon ne choisisse de minimiser la grandeur. 3 milliards de francs, ce nest finalement que le prix de deux ou trois de ces avions qui bombardent la Serbie, la richesse produite en France en trois heures de temps, le dixième de la fortune de Bill Gates, 0,5 % de la TVA collectée par le Trésor public ou 50 francs par habitant de lHexagone. Le pactole peut, en changeant déchelle, devenir argent de poche. Mais quelle que soit léchelle de comparaison, un chose est certaine : le crû 1998 des bénéfices aura été particulièrement remarquable pour lensemble des sociétés. Celles qui, comme Thomson-CSF, on perdu beaucoup dargent (1,5 milliard de francs) sont des exceptions : les quarante sociétés qui composent le fameux Cac 40 ont vu le niveau de leurs bénéfices nets progresser de 10, 8 % en 1998. Vivendi (+ 36 %), le Crédit agricole (+ 25 %), Pinault-Printemps-Redoute (+ 26 %) ou Alcatel (plus dun triplement) ne sont pas à plaindre. Et leurs actionnaires non plus. Or, cest là, justement, que le bât blesse. Car, en même temps quil annonçait des bénéfices records, Serge Tchuruk indiquait quAlcatel sapprêtait à réduire de 12 000 le nombre de ses salariés dans le monde. Et Elf Aquitaine, malgré ses résultats confortables (mais en baisse), a annoncé la suppression de 800 emplois et lexternalisation de 500 autres. Sans doute, dans un contexte de prix du pétrole historiquement bas (qui tente à remonter, il est vrai), est-il vital pour Elf que le coût du baril de brut tombe en dessous des 11 dollars actuels. A cela sajoutent des raisons financières : Total, le concurrent de toujours, vient de prendre une longueur davance en rachetant Fina, le pétrolier belge, tandis quElf, faute de moyens, na racheté personne et, par manque de rentabilité attractive ne tente personne dans un univers pétrolier marqué par des méga fusions. Le groupe français risque de tomber en dessous de la taille critique. Ces arguments ne manquent pas dintérêt, mais ils ne suffisent pas à régler le problème : est-il légitime quune entreprise prospère cherche à accroître encore ses bénéfices au détriment de lemploi ? Loptimisme libéral - qui consiste à dire quun franc de bénéfice en plus, cest bon pour tout le monde, donc pour lemploi - nest pas recevable. On sait bien que lemploi ne peut prospérer si les entreprises ne gagnent pas dargent, cest le principe même du capitalisme. Le profit est donc nécessaire. Mais une chose est de dire quil faut que les entreprises réalisent des profits, une autre de prétendre que le seul niveau des profits compte. Ce discours sous-entend que lentreprise na de responsabilité que vis-à-vis de ses actionnaires : mieux ils seront servis et mieux se portera la société dans son ensemble. Double erreur : lentreprise - comme lEtat et les syndicats - contribue à déterminer le niveau (et la qualité) de lemploi à travers les choix effectués dans le partage des richesses quelle crée. Et si ce partage engendre des inégalités jugées insupportables, la société toute entière en subit les conséquences négatives. La logique du capital ne peut seule lemporter dans une société salariale, tout comme la logique salariale ne peut être la seule à prendre en compte dans une société capitaliste. Un compromis entre ces deux logiques nest pas simple à trouver. Une chose est sûre, cependant : Elf Aquitaine, en cédant à la pression de marchés financiers qui exigent toujours plus de rentabilité pour leurs mises de fonds, na pas cherché à le trouver. |