Notes des traducteurs:

Ce texte est une version française réalisée pour le site elf-résistance. L'original peut être consulté sur le site Elf sous http://www.elfadr.com/investissors/jaffre.ihtml

Ce discours ne doit certainement pas, selon les éditeurs de ce site officiel, intéresser les francophones. Nous avons donc réalisé cette traduction en essayant d'être le plus fidèle possible : si elle ne participe pas à l'éducation de bon nombre d'Européens considérés comme un peu arriérés par le Président, elle devrait participer au moins à leur édification. Certains mots sont restés dans leur forme anglaise (en italiques), notamment parce que leurs équivalents français ne nous semblaient pas toujours aussi suggestifs...


Discours par Philippe Jaffré, Chairman et CEO de Elf Aquitaine, à la troisième Conférence Internationale du Réseau pour le Gouvernement d'Entreprise (ICGN).

 

Ecouter un ancien fonctionnaire français parler du "gouvernement d'entreprise" - oui, il y a dix ans j'étais fonctionnaire et je suis sûr que, malgré tous mes efforts, vous aviez déjà remarqué mon accent français - écouter un ancien fonctionnaire français parler du "gouvernement d'entreprise", disais-je, doit vous paraître aussi étrange qu'il le serait pour des membres du Congrès écoutant un ancien membre du Politburo russe parlant de la démocratie. C'est nouveau. C'est rafraîchissant. Mais croit-il vraiment en la démocratie ? Pratique-t-il vraiment les principes de la démocratie ?

Un de nos célèbres philosophes français, Pascal, a essayé de défendre la religion dans une société qui devenait plus sceptique. C'était au dix-septième siècle. Une de ses plus célèbres pensées est : "pratiquez et vous croirez".

Je vais faire la démonstration que, en Europe continentale, la plupart des compagnies commence à pratiquer et croit dans le "gouvernement d'entreprise". Et je vais vous montrer que de plus en plus de compagnies, et je suis fier de le dire, comme Elf Aquitaine, croient réellement dans le "gouvernement d'entreprise" et, en conséquence, le pratiquent.

Mais avant de parler de "gouvernement d'entreprise" dans l'Europe continentale et de notre expérience à Elf Aquitaine, je voudrais vous parler du "gouvernement d'entreprise" en général. Ah, ces français ! Ils veulent toujours avoir une théorie, même pour la plus simple et la plus évidente des choses. Excusez-moi, c'est notre nature : nous avons besoin d'être convaincus et de croire avant de pratiquer ! (ndt : !!!!)

Les intérêts des actionnaires et ceux des compagnies sont les mêmes

Je sais, aux Etats-Unis, ce point n'est pas sujet à discussion, et je suppose plus particulièrement dans cette assemblée. Ce n'est pas le cas en Europe où l'on parle facilement de l'intérêt de la compagnie, conçu plus comme une sorte d'intérêt général qui passe avant la prise en compte de la priorité de sujets tels que les intérêts des actionnaires ou ceux des employés. Je ne partage pas ce point de vue, même s'il est commun dans l'Europe continentale.

Le "gouvernement d'entreprise" est la façon d'organiser le management d'une compagnie dans l'intérêt à long terme des actionnaires. Pourquoi seulement des actionnaires ? Après tout, il y a d'autres personnes intéressées dans la compagnie : les clients, les employés, et les collectivités affectées par les activités de la compagnies, pour ne citer que quelques exemples.

Avant de discuter de ce sujet, j'ai une remarque préliminaire à faire. Dans le long terme, les intérêts de toutes ces personnes sont les mêmes : une croissance qui dure, une compagnie qui dégage des résultats - bon pour les actionnaires - peut satisfaire les exigences des employés, des collectivités ou des clients. De meilleurs salaires, la sécurité de l'emploi, le paiement de taxes, de bons produits, ainsi de suite. Mais à court terme et même à moyen terme, leurs intérêts sont clairement contradictoires. Que faire lorsque cela arrive ?

Les clients veulent de bons produits, un bon service, et un bon prix. En général la concurrence permet d'atteindre ce but. Une compagnie incapable de satisfaire ses clients les verra la quitter pour ses concurrents. Aussi, pour assurer le meilleur intérêt des usagers, la seule chose à faire et de maintenir la concurrence, de démanteler les monopoles et de mettre fin aux aides aux compagnies non rentables qui sont soutenues par ceux qui paient des taxes. Cela peut être difficile. Ce n'est pas du ressort du "gouvernement d'entreprise". Les clients sont sûrement la chose la plus importante pour une compagnie, mais ils ne sont pas intéressés à son avenir pour une raison très simple : ils peuvent partir sans que cela ne leur coûte quelque chose.

Les employés veulent un bon travail, un salaire élevé et, par dessus tout, ils n'aiment pas les changements. Ils sont très intéressés par leur compagnie. La quitter leur coûte. Aussi ils sont organisés en syndicats pour défendre leurs intérêts. Malheureusement, ils sont souvent myopes (shortsighted dans le texte - peut dire également imprévoyant - ndt) et , généralement, ont une forte préférence pour le présent que pour le futur. Même si la prospérité de la compagnie est dans leur intérêt à long terme, ils sont si prompts (keen dans le texte - ndt -) à obtenir des avantages immédiats ou à résister au changement qu'il est généralement imprudent de diriger une compagnie avec des employés ou des syndicats parmi les administrateurs ou au niveau du management. En Europe et spécialement en France, nous avons un grand nombre d'exemples de ce type.

Les collectivités locales, nationales ou même internationales, comme les organisations défendant l'environnement ou les droits de l'homme, peuvent avoir un intérêt fort mais épisodique dans une compagnie. Les collectivités locales sont intéressées par les emplois, par l'intégration locale. Les collectivités nationales sont intéressées par les emplois et le revenu des taxes. Ils essaient d'influencer la compagnie à la fois formellement à travers le système légal et de manière informelle. Comme leurs intérêts sont normalement pris en compte avec le système légal ou des codes de bonne conduite, et parce qu'ils n'eurent pas beaucoup de succès lorsqu'ils ont essayé de manager les compagnies directement, il est devenu évident que diriger une compagnie en tenant compte des intérêts des collectivités locales, nationales ou internationales n'était pas très sage.

Les clients ont le choix. Ils n'ont pas beaucoup d'intérêts dans une compagnie. Généralement, les employés ont fait un gros investissement personnel dans leur compagnie, mais leurs intérêts à court terme sont clairement en conflit avec ceux de la compagnie. Les collectivités n'ont pas de choix, peuvent être fortement intéressés mais avec des intérêts contradictoires. Quelle est l'attitude de l'actionnaire ?

S'ils sont libres de partir sans que cela leur coûte - en vendant leurs actions dans un marché très liquide sans perdre de l'argent, ils ne sont pas très intéressés par une compagnie en particulier. Tout comme les clients, ils ont le choix. Aussi il est rationnel pour eux de donner leur pouvoir au management et de ne pas perdre un temps précieux et de l'énergie à essayer de les influencer. C'est malheureux, parce que les actionnaires sont les seuls qui ont les mêmes intérêts que la compagnie à court, moyen et long terme pour une très simple raison : c'est leur argent et ils peuvent comprendre et soutenir les mesures ayant un coût immédiat, à condition qu'elles représentent des bénéfices futurs.

Heureusement, le développement des fonds de gestion (fund management) et l'internationalisation des marchés d'actions ont changé ce tableau. Les gestionnaires de fonds sont aujourd'hui trop gros pour partir sans coût.

Aussi, ils sont devenus intéressés par les compagnies et la façon dont elles sont managées. C'est la force qui conduit le "gouvernement d'entreprise". Pour être clair, un contrôle par les actionnaires plus efficace a amélioré la performance globale des affaires qui, à mon point de vue, a été dans l'intérêt, non seulement des actionnaires, mais aussi des clients, des employés et des collectivités même si, à court terme, le coût de cette amélioration a été élevé. C'est la raison pour laquelle je crois profondément qu'une compagnie doit être conduite dans l'intérêt de ses actionnaires. C'est clairement l'intérêt de tous.

Où en sommes nous en Europe continentale ?

Comme je l'ai mentionné précédemment, les managers en Europe parlent très souvent du "gouvernement d'entreprise" . Aujourd'hui c'est un must dans les assemblées générales d'actionnaires en France. Ils commencent à le pratiquer. Ils commencent à y croire, mais avec quelque répugnance. Vous devez comprendre cela. Notre culture, nos traditions - pas seulement dans les affaires - sont différentes de celles des américains. Mais, clairement, nous faisons des progrès. Quelles forces les conduisent ?

L'Europe a été un marché fragmenté, d'un point de vue légal, commercial, industriel et financier. L'Europe devient un unique et énorme marché. L'arrivée de l'euro, notre monnaie commune, va introduire de grands changements dans beaucoup de domaines et, en particulier, sur le marché des actions. Au début de 1999, toutes les compagnies européennes auront leurs informations financières, seront cotées dans la même monnaie, permettant des comparaisons faciles et immédiates. Cela va accroître la compétition pour l'accès aux capitaux et aux investisseurs. Pour illustrer cela, hier ma compagnie était en concurrence avec Total sur le marché boursier français. Demain elle sera en concurrence avec Shell, BP, ENI, sur le marché européen des actions. Nous apparaîtrons à leurs côtés dans la liste des actions européennes.

Dans un énorme marché, la compétition s'accroît. La commission européenne fait un travail magnifique de démantèlement des protections nationales, des aides des Etats et des monopoles, publics ou privés. Les compagnies sont forcées à réagir, à reconsidérer leur stratégies et leurs pratiques, à se battre contre quelques intérêts bien retranchés. Les actionnaires sont le seul vrai soutien du management.

Les employés et les collectivités résistent à ces changements. Avec une très bonne raison : ils peuvent voir le coût immédiat, en particulier l'augmentation du chômage et des licenciements. Il est impossible de les convaincre de la réalité des bénéfices à venir. Comme l'a dit un sage chinois "un arbre qui tombe fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse". Les conflits sont à peu près inévitables. Nous avons besoin d'un complet soutien et de la compréhension de nos actionnaires.

Mais, pour parler franchement, le "gouvernement d'entreprise" est lié à la structure de l'actionnariat. Plus les gestionnaires de fonds internationaux sont importants, plus cette question est réellement prise en compte. Par exemple, en Allemagne, où les compagnies d'assurance et les banques allemandes ont une forte présence et depuis longtemps en temps qu'actionnaire dans d'autres compagnies allemandes, le management est très attentif aux intérêts des salariés, aux intérêts des collectivités et les règles standard du "gouvernement d'entreprise" ne sont pas répandues. Les lois allemandes font que la moitié des postes au conseil d'administration doit aller à des membres de syndicats de salariés pour les plus grandes des compagnies. En France, nous sommes plus ouverts aux gestionnaires de fonds internationaux pour cette raison très simple : nous manquons d'investisseurs domestiques. Aussi, nous mettons la question du "gouvernement d'entreprise" très haut dans notre liste. La résistance ne vient pas des compagnies mais de l'opinion publique et des politiciens. C'est la raison pour laquelle, par exemple, il est toujours très difficile légalement pour une compagnie française de racheter ses propres actions. Un manager qui rend de l'argent aux actionnaires est considéré comme un non conformiste, décrit facilement comme un "homme sans idées".

Maintenant, quelle est notre expérience à Elf Aquitaine ?

Nous pratiquons le "gouvernement d'entreprise". Nous y croyons. En véritables croyants, nous en observons les règles mais aussi l'esprit : l'intérêt à long terme des actionnaires de Elf. Si nous pensons qu'une quelconque règle peut nuire à leurs intérêts, nous appelons à une discussion ouverte. Ce genre de conférence fournit une merveilleuse opportunité pour cela.

Je vais organiser mes remarques autour de deux thèmes principaux : gouvernement d'entreprise et valeur pour l'actionnaire.

En ce qui concerne le gouvernement d'entreprise, les points principaux sont la structure du conseil d'administration et son rôle, et la façon de lier le management à l'intérêt des actionnaires.

A Elf, comme dans la plupart des compagnies françaises, l'écrasante majorité des membres du conseil d'administration n'ont pas de fonctions de directeurs généraux. Je suis le seul à l'être sur treize membres. Je ne suis pas membre de la commission des rétributions mais je travaille avec elle lorsqu'elle examine les performances et la rétribution du top management, pour les nommer, les quatre directeurs généraux. Je ne suis pas membre de la commission d'audit qui travaille directement avec notre système d'audit vraiment très compétent. Je suis membre de la commission de nomination. Je considère qu'une de mes tâches importantes est de préparer ma succession, soit à la suite d'un accident ou d'un départ à la retraite. Nous avons des discussions approfondies dans cette commission sur les mérites relatifs et le potentiel des top managers pour un tel poste. Nous avons établi un schéma de succession pour les postes principaux dans la compagnie.

La rétribution des administrateurs est de 20 000 dollars par an, peu élevée en regard des normes américaines, mais assez élevée pour celles françaises. Nous essayons de les augmenter mais il s'avère que c'est toujours un sujet difficile avec les petits porteurs. Huit des administrateurs sont indépendants au regard des critères adoptés par l'ICGN. Tous les administrateurs possèdent des actions de la compagnie. L'âge obligatoire pour la retraite est de 70 ans. Pour le président du conseil d'administration et le PDG, il est de 65 ans. Nous n'avons pas encore défini de standard pour l'évaluation des performances du conseil d'administration.

Les rétributions du président du conseil d'administration et du PDG également basses en regard des standards américains, sont liées à l'intérêt à long terme des actionnaires grâce à un programme de stock-options à long terme. Je possède à ce jour 210 000 stock-options, qui peuvent être exercées 5 ans après leur attribution. La moitié de cette attribution est liée au objectifs du ROCE défini chaque année par le conseil d'administration lorsqu'il discute de la stratégie à long terme de l'entreprise. Ces stocks-options représentent une part très importante de ma rétribution totale. Aussi suis-je fortement intéressé dans l'augmentation de la valeur sur le marché de la compagnie pour une période de 5 ans.

Ce plan incitatif à long terme s'applique également aux directeurs généraux et à 200 top managers de la compagnie. Les employés, regroupés (FCP...- ndt) sont également de gros actionnaires de la compagnie.

Maintenant, je voudrais mentionner le problème de la séparation du président du conseil d'administration et du PDG. Pour ce qui est de ma propre expérience, je suis d'accord avec l'idée pour deux raisons.

D'abord, dans l'un de mes précédents postes, dans la banque appelée Crédit Agricole, ces fonctions étaient séparées. J'ai travaillé en tant que PDG avec un président du conseil d'administration. C'était très efficace. En tant que PDG, je conduisais la compagnie au jour le jour. Le président du conseil d'administration avait plus de temps, une vue plus globale et la responsabilité de protéger les intérêts des propriétaires du Crédit Agricole, une organisation mutualiste.

Ensuite, lorsque Elf Aquitaine était encore une compagnie à contrôle majoritaire de l'Etat, l'absence de contrôle sur le président du conseil d'administration et le PDG a causé des dommages à la compagnie.

Mais tout n'est pas aussi simple. Il y a des raisons pratiques qui justifient actuellement de combiner les rôles du président du conseil d'administration et du PDG.

Il doit y avoir une différence significative d'âge et d'intérêts entre ces deux personnes. Sans cela, des conflits personnels pourraient paralyser la compagnie. Nous avons eu un exemple récent d'un tel conflit à la Compagnie Française d'Electricité. Le président du conseil d'administration et le PDG doivent être complémentaires. Vous devez également tenir compte du fait que dans la vie d'une compagnie une situation de crise qui requiert la prise de décisions rapides et difficiles peut survenir.

Quand vous avez à prendre des décisions difficiles, quand le but est clair et simple, les commandes doivent être dans les mains d'une personne. Les anciens Romains avaient compris cela. Dans les cas de danger majeur, le Sénat donnait le pouvoir absolu, mais temporaire, à une personne, le dictateur. Je ne suis pas sûr que j'aurais pu restructurer Elf de la façon dont je l'ai fait durant les dernières années si j'avais eu à partager le pouvoir de décision.

Après tout, il est plus simple pour un président du conseil d'administration également PDG de proposer un nouveau PDG que de demander un nouveau président du conseil d'administration. Mais rappelez vous, ainsi que vous l'a fait remarquer M. Viénot lors du repas, les lois françaises ne permettent pas la séparation des deux rôles dans un certain nombre de compagnies ni ne facilitent le travail de la compagnie pour trouver la meilleure des solutions, celle qui pourrait réellement marcher, adaptée aux défis et à la culture de l'entreprise.

Je voudrais également mentionner le thème "une action, une voix". L'Etat français a une golden share qui lui donne le droit de s'opposer à certaines décisions du président du conseil d'administration. C'est clairement une réminiscence du passé. Je suis confiant dans le fait que cette golden share va disparaître un jour sous la pression de la commission européenne. Le plus tôt sera le mieux. Nous avons aussi limité le droit de vote de n'importe quel actionnaire à un maximum de 20% à une assemblée générale. Cela me paraît être dans l'intérêt des actionnaires. Cette mesure oblige une autre compagnie qui voudrait prendre le contrôle de Elf de faire une offre formelle à tous les actionnaires. Mais je suis d'accord pour reconnaître que cela peut se discuter.

Maintenant, les participations croisées.

La privatisation des compagnies d'Etat en France a été accompagnée par les fameux noyaux durs, ou participations croisées entre compagnies. Cette pratique a été fortement critiquée pour des raisons évidentes.

Etant en quelque sorte à l'origine de ce concept à cause de la fonction que j'occupais à ce moment là, en tant que responsable des privatisations pour le Trésor français, je voudrais dire quelques mots sur les raisons justifiant cette pratique. La classe politique française et l'opinion publique étaient très réticentes à l'égard des privatisations. La crainte que des grandes compagnies puissent être reprises par des étrangers était réelle. Les participations croisées étaient une réponse politique à un grand problème politique. C'était une façon de d'obtenir une meilleure acceptation de ce changement fondamental et très désirable dans la société française. Dans l'optique initiale, les participations ont été conçues pour n'être que temporaire. Le risque politique représenté par la possibilité de rachat des compagnies nouvellement privatisées était appelé à disparaître au bout de quelque temps. C'est aujourd'hui le cas. L'opinion publique a évolué. Le rachat d'une des compagnies d'assurance récemment privatisées par une compagnie d'assurance allemande a été accepté sans réel problème.

Aujourd'hui, ainsi qu'il était prévu, l'utilité des participations croisées n'existe plus et elles sont en train de disparaître. A Elf, seule une reste. La BNP possède 2% de notre capital. Nous avons une participation de 3% dans le leur. C'est simplement un élément purement financier pour chacun d'entre nous. Parlons maintenant de valeur pour l'actionnaire.

John F. Kennedy disait : "le changement est la loi de la vie. Et ceux qui regardent seulement dans le passé ou le présent sont certains de rater le futur."

La stratégie de notre groupe a totalement changé avec la privatisation. Il ne fallait pas seulement rétablir une situation financière saine dont Elf avait sérieusement besoin. Il fallait aussi, par dessus tout, un profond changement de stratégie, de culture d'entreprise et d'organisation afin de réaliser tout le potentiel de ses avoirs industriels de très haute qualité et de la qualité de ses équipes de professionnels que le groupe avait progressivement rassemblées et constituées tout au long de son histoire.

Donc nous avons dû être impitoyables, par exemple en coupant même des liens informels avec le gouvernement, en abolissant ainsi des pratiques héritées du passé. Nous avons engagé une action en justice lorsque nous avons découvert des malversations du passé, sans prendre en considération les gens impliqués et au risque de créer un important scandale en France. Nous avons résisté à une forte pression de l'administration, de l'opinion publique et de certains de mes anciens collègues du système bancaire français, en refusant de passer par pertes et profits une banque dans laquelle Elf avait investi dans le passé. Pourquoi avons nous fait cela ?

C'était de la plus haute importance pour récupérer la confiance des actionnaires. La confiance suppose transparence et éthique. Juste après la privatisation, le conseil d'administration a mis en place une commission d'audit et une chargée des émoluments. Nous appliquons les règles de comptabilité les plus contraignantes, le US GAAP, sans faille. En 1994, et ensuite en 1997, nous n'avons pas hésité à afficher des pertes exceptionnelles. En 1994, ce désir de transparence fut une surprise en France. Depuis lors, beaucoup de compagnies ont suivi notre exemple. Nous avons été des pionniers en France en ce qui concerne le rachat d'actions, dès 1996. De nombreuses personnes furent également surprises à ce moment là, avant de nous imiter. Notre souhait de satisfaire les actionnaires se traduit également par les mesures que nous avons prises pour faire comprendre l'intérêt des actionnaires aux salariés. Aujourd'hui, les employés forment le plus gros bloc d'actionnaires avec une participation de 5% du capital de la compagnie.

La valeur créée par la performance économique de la compagnie doit être protégée. La compagnie doit vérifier la qualité de ces contrôles internes, de ses procédures, tout cela sous la supervision étroite du conseil d'administration. J'ai attaché une grande importance à cet aspect essentiel de l'organisation de la compagnie dès le moment où j'ai pris mes fonctions de président du conseil d'administration et de PDG. Toutes les procédures ont été revues, les contrôles renforcés, les services d'audit réorganisés, le rôle des administrateurs étendu. Ces mesures sont conformes aux recommandations du rapport Viénot, le premier de ce genre dans le domaine du "gouvernement d'entreprise" en France.

La pratique de la gestion optimale dans le domaine des sources de financement n'est pas, malheureusement, inné dans une compagnie nationalisée. Ici, nous avons sans doute été les plus à la pointe de l'innovation en France. Nous avons été une des premières compagnies du peloton de tête à lancer une gestion flexible du capital. Capital et endettement, qui sont les deux sources de financement d'une compagnie, ont un coût. Vous devez savoir comment conjuguer les deux pour baisser le coût des capitaux investis. Ces dernières années, l'endettement a un coût inférieur à celui du capital. Cela nous a conduit à racheter nos actions, à payer des dividendes et à favoriser les investissements financés directement plutôt que par le capital. Cela peut paraître simple et évident, mais, encore, nous avons surpris nombre de gens en France au début, avant d'être copiés.

La création de valeur ne peut pas être démontrée aux actionnaires, investisseurs et analystes si vous n'avez pas une stratégie claire et explicite. Mais la stratégie d'une compagnie ne sera jugée efficace que si elle fournit avec succès des résultats financiers. C'est pour cela que nous avons fixé nos objectifs en terme de retour sur capitaux employés et que nous l'avons rendu public. Cette voie n'indique pas seulement où nous voulons aller. Elle indique comment nous allons y aller. Rendre public un objectif est la preuve que nous sommes déterminés à l'atteindre. Mais son impact n'est pas seulement externe. Il est aussi entendu en interne, parce qu'il mobilise le personnel autour d'un projet qui devient le leur. Chacun se sent responsable de contribuer à son succès.

Nous revoyons nos objectifs chaque année. Une fois qu'ils sont atteints, nous en fixons de nouveaux. Après mon arrivée comme PDG, les objectifs correspondaient à la situation du moment. Les coûts devaient être réduits, les actifs non stratégiques devaient être cédés et l'équilibre financier rétabli. Alors, nous avons été dans une logique de croissance. Nos objectifs ont changé. L'année dernière nous avons annoncé des objectifs en terme de ROCE pour nos quatre activités de base. Cette décision et l'augmentation du niveau de nos exigences sous-entendent la confiance que nous avons dans les perspectives vraiment très prometteuses que nos quatre activités de base offrent à l'aube du prochain siècle.

Notre culture pour créer de la valeur n'a pas jailli d'un simple changement psychologique suggéré par la privatisation de la compagnie. Nos progrès sont largement dus au marché et à notre capacité à écouter nos actionnaires. Je veux mettre en évidence ce point parce que, à mon avis, c'est un des aspects qui est le plus difficile à mesurer. En même temps, c'est un de ceux qui est le plus concret, et c'est la preuve d'un "gouvernement d'entreprise" vraiment bon.

Il ne suffit pas d'entendre ce que disent les actionnaires, il faut écouter ce qu'il ont à dire. Que se soit dans les petites ou grandes réunions, en tête à tête ou dans le cadre des conférences, auxquelles je participe personnellement et auxquelles je consacre beaucoup de temps chaque année, l'écoute de ce que les actionnaires ont à dire est très important. Cela nous aide à développer les intentions de la compagnie sur plusieurs sujets. Sans rentrer dans les détails, je vais simplement confirmer que notre plan de rachat d'actions - avant de devenir une réalité - m'est venu à l'esprit suite à une rencontre avec des actionnaires. Nous avions également un fort sentiment que la marché n'avait pas compris notre stratégie dans la chimie. Aussi, aux alentours de 1997, nous avons organisé des rencontres sur ce sujet. Nous avions en tête une logique d'organisation de la chimie, basée sur le principe d'une intégration verticale. Le marché ne comprenait pas cela. Nous avons expliqué notre pensée. Aujourd'hui, nos récentes acquisitions dans le domaine de la chimie de spécialité ou nos investissements en Asie sont mieux compris.

Selon les mots de Nicolas Boileau, un auteur français du XVIIeme siècle, "Ce qui se comprend clairement, s'énonce clairement" (ndt: traduction littérale. En fait : " Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément")

Mais nous pouvons être en désaccord avec le bon sens commun du marché sur la manière de créer de la valeur. Je prendrais un exemple. Une compagnie doit-elle avoir une mono-activité sur le marché ou doit-elle être plus diversifiée ? Aujourd'hui, le marché préfère le concept de mono-activité. Il est facile de comprendre pourquoi. Il y a deux arguments principaux.

Tout d'abord, il est plus facile pour le marché de comprendre une entreprise mono-activité. Les comparaisons sont plus faciles. Les rapports d'analystes peuvent être réalisés par une seule personne qui a une bonne connaissance du marché spécifique de la compagnie - l'énergie, par exemple. Si cette compagnie a aussi une branche chimie, ce qui est le cas de Elf, le rapport devra être réalisé par plusieurs personnes, ce qui est plus coûteux. Deuxièmement, un management dédié à un seul domaine est perçu comme étant plus efficace.

Pour ces raisons, la valeur d'une compagnie mono-activité sur le marché est plus grande que celle d'une compagnie diversifiée. C'est clairement l'aiguillon des scissions que nous avons connues dans nos domaines pharmaceutiques et chimiques.

Mais cette théorie est-elle bonne pour les intérêts à long terme des actionnaires ? L'industrie est un peu plus compliquée que ne le pensent certaines personnes de la communauté financière.

D'abord, la synergie est une réalité, même s'il est souvent difficile de l'évaluer avec précision. Par exemple certains domaines de la chimie de base et de la chimie spécialisée sont liés : les clients, la recherche et les usines sont souvent les mêmes. J'ai en tête un exemple particulier dans le domaine de l'imagerie. Nous sommes capables de développer et d'utiliser les mêmes techniques d'imagerie en exploration pétrolière, dans les domaines de la chimie et de la pharmacie parce que cette recherche a été réalisée au niveau groupe de l'entreprise. Un autre exemple est le réseau mis en place entre nos spécialistes analytiques pour les méthodes d'analyse des structures des molécules pour le raffinage-distribution, la chimie et la pharmacie.

Deuxièmement, un portefeuille d'activités diversifiées qui sont variées en terme de cycle de marché, de risque géographique et d'évolution technique, réduit le risque à long terme. C'est certainement dans l'intérêt des actionnaires et cela représente une valeur.

Mais la synergie et la diversification ne peuvent pas être un prétexte pour faire n'importe quoi. Chaque branche de l'entreprise doit être distinguée selon ses activités, doit établir, mesurer et révéler ses objectifs à son marché, en utilisant le ROCE, par exemple. Ces branches doivent être profitables par elles-mêmes, sans que les branches se subventionnent entre elles. Par exemple, j'ai eu à tuer à Elf, l'idée répandue que le raffinage - distribution soit tellement lié à l'exploration - production qu'ils devaient être maintenus même avec une faible marge. Nous avons arrêté les aides et mis en oeuvre de profondes restructurations. Notre raffinage - distribution a ainsi retrouvé une bonne marge.

Mon message de conclusion est simple : n'oubliez jamais que derrière les règles écrites et les meilleures pratiques, il y a l'esprit des règles. L'intérêt à long terme des actionnaires ne sera jamais atteint par le respect formel d'aucune règle. Malgré mon admiration pour Pascal, notre philosophe français, je ne dirais pas "pratiquez et vous croirez" mais "croyez et vous pratiquerez".

Philippe Jaffré


Les traducteurs, reprenant Nicolas Boileau :

C'est d'un roi que l'on tient cette maxime auguste, que jamais on n'est grand qu'autant que l'on est juste. (L'Honneur)

On peut être héros sans ravager la terre. (Epîtres)

Aimez qu'on vous conseille, et non pas qu'on vous loue. (L'Art poétique)

Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire (Ibid.)

Il n'est point de serpent ni de monstre odieux qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux. (Ibid.)

Dans Florence jadis vivait un médecin, sSavant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin. (Ibid)

Soyez plutôt maçon si c'est votre talent. (Ibid.)

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