Où est la vérité ?

Bernard Butori, le 8 mai 1999

 
     
  Le ciel nous serait-il tombé sur la tête ? Ou bien, nos dirigeants seraient-ils tombés sur la tête ?

A voir la situation surréaliste que connaît notre entreprise depuis quelques mois, on peut légitimement se poser ces questions.

Si l’on en croit la Direction, l’entreprise n’aurait d’autre salut que de se séparer de la moitié de son personnel. Pour en convaincre son personnel, surtout ceux qu’elle veut pousser vers la porte, elle a produit une étude concoctée avec l’aide du cabinet Mac Kinsey et de groupes de quelques personnes de l’entreprise (choisies sur quels critères ?) baptisés Ambition et Reconception. Les résultats de cette étude sont essentiellement qu’il convient de se séparer de 1320 ETP (équivalent temps plein) sur les 3800 que compte Elf EP intra-muros. La Direction s’est alors empressée d’en informer ses cadres l’après-midi du jeudi 15 avril, avant d’en informer le lendemain le CCE et l’ensemble du personnel, tout cela à la veille des vacances scolaires. Elle a voulu aussitôt entrer dans une négociation visant à définir les conditions d’externalisation de quelques 500 ETP.

Le personnel et les syndicats ne l’ont pas entendu de cette oreille. L’étude économique, censée justifier les réductions d’effectifs annoncées, ne les a pas convaincus, loin de là ; d’autant que la raison de ces réductions avancée par le Président est de parvenir à un doublement de profits déjà fort substantiels. Dans ce contexte, nul ne voit la nécessité de mettre ainsi en péril l’emploi et de demander au personnel de se faire hara-kiri. Une dernière remarque concernant les chiffres annoncés : 1320 ETP correspond en fait à près de 1500 personnes, auxquels il faut ajouter de 300 à 400 personnes touchées par les mesures d’âge pour les agents Elf EP expatriés ou détachés, soit près de 2000 personnes. Il s’agit donc d’une véritable hémorragie d’effectifs dont on ne sait si l’entreprise pourra se remettre.

Si l’on reprend l’histoire de notre entreprise, on s’aperçoit qu’Elf EP est un des éléments issus du long déshabillage patrimonial et économique de la SNEA(p), devenue par la suite EAP, avant d’être scindée en EAEPF et Elf EP. Il y a bien longtemps que les décisions ne sont plus prises chez Elf EP et que l’essentiel de la rente minière, qu’Elf EP contribue à créer, est captée par la holding elf aquitaine. Le principal actif d’Elf EP est à présent son personnel et son savoir-faire qui a permis le développement et les succès de l’EP. Et voilà qu’à présent la Direction voudrait porter atteinte à ce formidable actif, avec pour objectif avoué d’accroître les profits d’elf aquitaine de 2 à 3 milliards de francs. Un tel résultat économique reste d’ailleurs à démontrer, quand on voit les coûts directs et indirects d’une telle opération. La question se pose aussi de savoir si la réduction supposée des coûts par réduction des effectifs est vraiment la meilleure façon d’accroître les performances financières et boursières de la Société. Nous verrons plus loin que ce n’est pas le cas et qu’une autre politique est possible.

Sur le plan éthique et moral, la position de la Direction est indéfendable et inacceptable. Comment peut-on annoncer, sans sourciller, à près de la moitié du personnel qu’on l’a assez vu et qu’il va être gentiment débarqué au bord de la route ? Il y a là une véritable atteinte aux valeurs fondamentales d’un groupe dont le slogan est encore ‘l’énergie humaine’ (quelle dérision !) et à toutes les valeurs que le personnel partage jusqu’à présent : solidarité, esprit d’équipe, respect des personnes et des collaborateurs, respect de la représentation collective pour n’en citer que quelques-unes. Il y a là une trahison inacceptable du lien de fidélité réciproque que se doivent Direction et Personnel. C’est la mort aussi de la nécessaire confiance que le personnel doit avoir en ses dirigeants pour croire en ce qu’il fait et au devenir de son entreprise. Le management de notre entreprise serait-il en train de perdre toute humanité pour devenir un monstre froid au service d’on ne sait quels intérêts ? Tout cela, et tous les effets dévastateurs à plus ou moins long terme que pourrait avoir la poursuite d’une telle politique ont-ils été pris en compte par nos dirigeants ? Ne sont-ils pas aussi saisis du doute affreux d’être à la veille de commettre la plus grave erreur de toute l’histoire de notre entreprise ? Cette histoire n’est-elle pas suffisamment riche d’enseignements à cet égard, et n’illustre-t-elle pas suffisamment les déboires auxquels nous expose la pensée unique et l’incapacité de formuler ou d’accepter la critique constructive ?

Notre management (ou notre Président ?) est-il enfin sûr que les orientations économiques qu’il veut imposer à l’entreprise sont les plus pertinentes, et qu’il n’y a pas d’alternative plus respectueuse du personnel et du devenir à long terme de l’entreprise ?

Ces questions méritent d’être posées, et le devenir de notre entreprise mérite bien un débat, surtout quand la moitié de ses effectifs (et peut-être plus demain) sont en jeu.

Les Comités d’Entreprise ont des attributions en matière économique, une des raisons étant d’éviter que les salariés ne soient trop victimes de décisions arbitraires et infondées de leur direction.

Face à un projet de réorganisation de l’entreprise conduisant à supprimer la moitié des emplois, on ne peut qu’être stupéfait par la volontaire mise à l’écart des instances représentatives du personnel, et cet exercice d’information directe du personnel auquel se livre la direction avec pour objectif visible d’affoler les foules et de déstabiliser. Curieux discours qui consiste à dire : " Acceptez de vous en aller pour nous éviter de vous licencier ". La direction mettrait-elle la pression sur le personnel pour amener les syndicats à entériner des décisions (c’est ce qu’elle appelle ‘négociations’) qu’elle n’est pas sûre de faire aboutir si elle emprunte les voies légales avec passage devant les instances représentatives. L’exercice du droit d’alerte par le CCE, avec la nomination de l’expert Syndex pour apprécier la situation économique de l’entreprise, n’a pas d’autre objet que de permettre à vos élus aux CE et CCE d’exercer leurs prérogatives économiques. Les réticences et retards de la Direction pour répondre aux demandes d’informations économiques de Syndex démontrent que ce qu’elle avance ne repose pas sur des bases solides ou avérées.

L’étude économique conduite par l’entreprise apparaît comme l’habillage d’une décision de réduction d’effectifs prise à priori. Sinon comment expliquer l’empressement de la Direction à mettre en œuvre cette décision ? A supposer que l’étude ait été correctement et honnêtement menée, pourquoi n’y a-t-il aucune démarche de validation des résultats d’analyse de l’étude elle-même, puis de vérification de la pertinence des recommandations émises en fonction des résultats de l’analyse ? Il y a visiblement un défaut dans la méthodologie. La Direction prend pour argent comptant les résultats de l’analyse et les recommandations émises et voudrait que le Personnel en fasse autant. Désolé, nous ne pouvons prendre cela pour vérité avérée et nous demandons à voir et à vérifier, d’autant que nos emplois sont en jeu. Si la Direction est sincère dans ses motivations et honnête dans son approche, pourquoi n’accepte-t-elle pas de remettre l’étude à plat et d’en discuter avec les représentants du personnel. Où est la vérité ? Est-ce celle proclamée par la Direction ? Est-ce celle entrevue par ailleurs :

  • Nos coûts de prestations seraient les plus élevés, or le coût moyen des prestations Shell est d’au moins 100 $ supérieur au nôtre. Où est la vérité ?

  • Nous serions les plus chers, mais il apparaît que nos coûts de découverte et de production sont parmi les meilleurs du marché. Où est la vérité ?

  • La Revue de Presse Elf du 23 avril cite ‘Le Point’ qui rapporte les résultats de l’Etude Performance selon lesquels les coûts d’Elf EP seraient supérieurs de 10% à ceux de Total. Cette même revue de presse cite ‘Le Revenu’ qui indique qu’avec un coût technique de 7,8 $/b (chiffre aussi cité par le Président lors de ses ‘roadshows’) Elf l’emporte sur Total (8 $/b). Où est la vérité encore une fois ?

  • Le déficit des prestations observé en 1998 est largement dû au ‘bazar’ créé par la RDDT ; quant à celui de 1999, il semble voulu pour créer un climat propice à la réalisation du Plan de Performance. Il suffit de relancer l’activité et l’exploration (dont le budget a atteint un plus bas historique) pour que le déficit disparaisse. Elf annonce un programme de rachat d’actions portant sur 10% de son capital ; n’y a-t-il donc pas une meilleure utilisation de l’argent de notre société ?

Une entreprise ne peut se construire durablement que s’il y a un consensus minimal sur certaines choses telles que la situation exacte de l’entreprise, ses objectifs, la politique poursuivie et les moyens mis en œuvre. A l’heure actuelle ce consensus minimal n’existe sur rien. La première étape pour construire ce consensus minimal et rétablir un minimum de confiance consiste à dire la vérité en toute transparence, à accepter la critique constructive et à pratiquer un véritable dialogue social et une concertation dénuée du moindre cynisme et de toute manipulation.