LE MONDE / 04 Mai 1999 / Supplément TRIBUNES
Pour sortir enfin de la pensée unique managériale
Quel que soit leur niveau dans
l'entreprise, les collaborateurs viennent de vivre dix années
éprouvantes. A peine sortis des vagues successives du "
just in time ", de la " qualité totale " et du
" reengineering ", avec la satisfaction de se compter
parmi les survivants, ils doivent affronter les mouvements
d'aujourd'hui : " Fusions-acquisitions ", "
sourcing stratégique " (qui consiste à s'approvisionner à
l'échelle de la planète, en utilisant au mieux les bases de
données et Internet), sans oublier l'externalisation, le commerce électronique, la "
shareholder value " (ou création de valeur pour
l'actionnaire), avec, là aussi, des suppressions d'emplois
par milliers à la clef.
Doit-on, une fois encore, céder à la fascination de la nouvelle
mystique managériale ? Doit-on se jeter dans l'action, donnant
ainsi des gages à nos actionnaires et s'engager hardiment dans
ce nouvel effort, contribuant ainsi, collectivement, à la crise
suivante dont les caractères récessionnistes sont inscrits
d'avance ?
Comprenons-nous bien. Ce que nous dénonçons, ce ne sont
pas les fusions-acquisitions ou le sourcing stratégique en tant
que tels, qui ont sûrement leur place dans la panoplie du
management, c'est la " pensée moutonnière " -
l'expression fait référence aux travaux du professeur Janis sur
les processus de prise de décision - qui consiste à croire que
la même thérapeutique s'applique à toutes les entreprises au
même moment, sous prétexte qu'elles ont toutes à faire face à
la " globalisation ".
Appliquer la même thérapeutique au même moment, surtout
lorsque celle-ci détruit des emplois, a des effets
récessionnistes de nature macroéconomique, et c'est comme cela
que se crée le cercle vicieux dont nous essayons vainement de
sortir, en France, depuis vingt ans. Certes le chef d'entreprise
n'est pas en charge du réglage macroéconomique, les
gouvernements, les banques centrales ou les mécanismes du
marché s'en chargent. Tout cela est exact jusqu'au jour où la
pensée moutonnière prend le dessus ! Encore si le remède
était adapté au patient, n'aurait-on rien à redire, chacun
étant dans son rôle.
Mais ce serait faire bien peu de cas du principe de contingence :
chaque entreprise, à ce moment de son histoire, dans son
marché, avec son équipe dirigeante et sa culture, est unique.
Ainsi, certaines ont la chance d'appartenir à un marché
oligopolistique tandis que d'autres se battent au niveau de la
planète à coup d'effets d'échelle ; certaines sont sur des
marchés émergents en croissance rapide alors que d'autres sont
sur des marchés arrivés à maturité ; certaines sont sur des
marchés de service à haute valeur ajoutée et à fort contenu
local, d'autres commercialisent des produits ou des services
standardisés, cela pour ne parler que des aspects de stratégie
de marché, tant il est évident que le système humain de chaque
entreprise lui est propre.
Dès lors que nous acceptons le principe de contingence, il est
urgent de faire précéder l'action par un diagnostic holistique
et systémique. Holistique en ce qu'il embrasse dans une même
démarche les acteurs externes à l'entreprise (clients,
fournisseurs, partenaires, représentants des salariés,
prescripteurs, institutions...), la direction de l'entreprise
(dirigeants et représentants des actionnaires, porteurs d'un
projet stratégique), et les acteurs internes de l'entreprise
(cadres et employés de la maison mère et des filiales). Et
systémique en ce qu'il considère l'ensemble de ces acteurs
comme engagés dans des interactions complexes et évolutives et
chargées de sens pour les acteurs eux-mêmes. Le pouvoir, la
" rationalité limitée " - selon Herbert Simon, Prix
Nobel d'économie, à l' homo economicus de la théorie
économique classique se substitue un acteur économique plus
concret et réaliste, doté de capacités cognitives limitées,
disposant d'une information réduite, et se contentant de
solutions satisfaisantes plutôt qu'optimales -, l'asymétrie
d'information (1), les stratégies d'acteurs (2) sont les
mots-clefs de cette compréhension du système humain que
constitue l'entreprise étendue à ses interactions avec ses
partenaires extérieurs.
Certes, pratiquer le diagnostic d'entreprise demande un savoir
théorique (tiré de l'analyse stratégique, de la
microéconomie, de la sociologie et de la psychosociologie) et un
protocole d'intervention rigoureux. Il permet, sur des bases
solides, de définir les transformations à entreprendre en
priorité, en utilisant au mieux la dynamique propre à
l'entreprise, avec le souci de minimiser les conséquences sur le
plan humain.
Ainsi telle entreprise doit-elle, en priorité, réduire ses
coûts de production et rechercher des effets d'échelle en
production, alors que telle autre doit privilégier le
développement de l'innovation pour répondre aux attentes d'un
marché en mutation, éventuellement en passant des accords avec
des laboratoires de recherche externes. Telle doit, en priorité,
harmoniser ses processus de fonctionnement alors que telle autre
doit, à l'inverse, faire reculer une bureaucratie excessive qui
stérilise l'initiative de son personnel.
Ce n'est qu'avec cet éclairage que le personnel comprendra et
donc s'associera à telle ou telle démarche d'évolution.
Partager avec son personnel un diagnostic professionnel et
approfondi, c'est ouvrir une nouvelle boucle de confiance entre
le sommet et la base ; c'est sceller une nouvelle alliance alors
que, éprouvé par quinze années de remèdes de cheval, le
contrat psychologique qui lie chacun d'entre nous à son
entreprise, collectivité humaine, s'est distendu.
On comprend mieux dès lors pourquoi autant d'opérations de
fusion-acquisition se soldent par des échecs puisqu'elles
nécessitent un diagnostic préalable rarement conduit avec la
profondeur d'analyse nécessaire, celui de la société
acquérante et celui de la société acquise, et enfin de la
compatibilité entre les deux. On entre là dans la très grande
complexité.
Pour terminer, répondons par avance à une objection-alibi. On
nous fera en effet remarquer que l'industrie américaine a fait
preuve depuis vingt ans, avec un bel enthousiasme, de pensée
moutonnière, sans pour autant, bien au contraire, mettre à mal
l'économie de ce pays. C'est oublier qu'au cercle vicieux
récessioniste précédent s'est superposé, de façon
conconmitante, un cercle vertueux heureusement plus puissant,
celui de l'innovation technique, en particulier dans les
technologies de l'information et dans les PME. Ce moteur a fait
largement défaut en Europe. A l'aube de la vague suivante,
tâchons de faire précéder l'action par le diagnostic. (1) Le
concept est lié à la théorie des contrats et à la théorie
des coûts de transaction jouant un rôle central dans la
compréhension réaliste des interactions entre la firme et ses
partenaires extérieurs. (2) Le terme est emprunté à la
sociologie des organisations promue en France par Michel Crozier
et Erhard Friedberg, selon laquelle les acteurs internes ou
externes à l'entreprise développent, dans leurs interactions,
des stratégies au service de leurs objectifs, lesquels ne sont
pas forcément en phase avec ceux de la direction stratégique de
l'entreprise.
GUY CHASSANG
Guy Chassang est Partner chez
Andersen Consulting, où il dirige l'activité Organisation
Strategy.