LE MONDE / 27 Avril 1999 / ENTREPRISES, EXPERTISE

La loyauté des cadres n'implique pas leur soutien à leur direction
 
DANS LA BATAILLE qui les oppose, les dirigeants de la BNP, comme ceux de Paribas et de la Société générale tentent de mobiliser leurs troupes, en particulier l'encadrement. A la Société générale, une " association contre le raid de la BNP " a été constituée le 2 avril par des cadres supérieurs. Son objectif est de " mener toutes actions contre le raid de la BNP et plus précisément contre toutes procédures boursières engagées par cette banque afin de prendre le contrôle de la Société générale et/ou de Paribas ". Selon plusieurs témoignages, l'appel de cette association a été transmis aux responsables des différentes directions, à charge pour eux de le diffuser à leurs collaborateurs.

Ces pressions exercées sur les salariés par une partie de l'encadrement supérieur posent une question rarement résolue par les juristes : jusqu'où une entreprise peut-elle demander à ses salariés de s'impliquer pour défendre la stratégie de ses dirigeants ?

FIDELITE RECIPROQUE

Le devoir de fidélité du salarié à l'égard de son entreprise, notamment l'obligation de non- concurrence, provient de l'article 1134 alinéa 3 du code civil, qui dispose que " les conventions doivent être exécutées de bonne foi ". Mais, comme le faisait remarquer Pierre Cabanes, conseiller d'Etat, dans un ancien numéro de la revue Droit social (mai 1991) consacré à ce sujet, la fidélité du salarié à l'entreprise est " légitimée par l'existence d'un devoir réciproque de fidélité de l'employeur vis-à-vis de ses salariés ".

La loyauté du salarié à l'égard de son entreprise apparaît indispensable. Elle intègre un devoir de réserve. " Un salarié reste libre de penser ce qu'il veut et même d'exprimer, dans un cadre privé, sa position sur le sujet : on conçoit mal qu'il milite officiellement, hors des heures de travail, pour un but contraire à celui pour lequel il s'active pendant ses heures de travail ", écrit Philippe Waquet, conseiller doyen à la chambre sociale de la Cour de cassation, dans la Gazette du Palais (22 novembre 1996). La loyauté se prolonge même au-delà du contrat de travail - un salarié ne peut dénigrer son ancien employeur - mais elle n'oblige pas le salarié à exécuter n'importe quel ordre. " La subordination du salarié n'est pas la soumission ", rappelle le professeur Jean-Emmanuel Ray, dans le numéro de Droit social.

Selon l'avocat Gilles Bélier, dans le cas présent, ne pas manifester un soutien explicite à sa direction ne saurait être considéré comme un acte justifiant des sanctions. Contrairement à une pratique répandue dans les années 80, la " perte de confiance " ne constitue plus, pour la jurisprudence, un motif de licenciement.

DANS L'INTERET DE L'ENTREPRISE

L'intérêt de l'entreprise ne se confond pas forcément avec celui de son PDG. " D'un strict point de vue capitaliste, l'actionnaire majoritaire est davantage représentatif de l'intérêt de l'entreprise que le PDG. Or, à la BNP, nul ne sait ce que décideront les actionnaires ", fait remarquer l'avocat Rachid Brihi. En défendant l'équipe de direction contre la fusion, le cadre ne sert pas forcément l'intérêt de son entreprise.

Par ailleurs, lier le cadre à sa direction générale pourrait inciter le premier à réclamer des indemnités en cas de changement de direction, même si l'actionnaire demeure le même ! Comme le rappelle le rapport Auroux, " citoyen dans la cité, le salarié l'est également dans l'entreprise ". Nul ne peut donc contraindre un salarié à adhérer à une association créée par des cadres de la direction.

La jurisprudence est plus nuancée, dans le domaine que les juristes désignent par le terme d' " entreprises de tendance " : les associations, syndicats, partis politiques, Eglises... Elle admet au cas par cas certaines restrictions aux libertés individuelles. Certaines entreprises, en élaborant des " chartes " ou en publiant leurs " valeurs ", finissent pas promouvoir une idéologie qui peut les rapprocher des " entreprises de tendance ". Mais, même dans ce cas, la jurisprudence privilégie la liberté du salarié à sa loyauté.

FREDERIC LEMAITRE