Rien n'est fini (11 janvier 1996)

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Date: Sat, 6 Jan 1996 15:25:56 +0100
To:conflits_l@lglobal.com
Subject: Rien n'est fini

RIEN N'EST FINI, MAIS TOUT COMMENCE

Comme bien d'autres, nous sommes encore sous le choc de cette poussée
revendicative qui, chacun le sait bien, va bouleverser les rapports de force
entre monde du travail et capitalistes.
La trêve des confiseurs est somme toute bien venue car elle permet aux
grévistes de reconstituer leurs forces et de comprendre ce qui vient de se
passer tout en entretenant l'incertitude sur la manière dont les choses vont
se passer en janvier.


LOGIQUE DE SOLIDARITE CONTRE LOGIQUE DE CONCURRENCE !
C'est que, sur le fond, rien n'est résolu et que les antagonismes entre la
conception qu'ont l'État et le patronat sur l'organisation du travail, la
politique des salaires et la protection sociale est toujours aussi contradictoire
d'avec les revendications exprimées par les grévistes et les manifestants.
La plus belle preuve de cette opposition aura sans doute été le durcissement
de la grève des employés des transports publics de Marseille au moment
même où se tenait le fumeux "sommet social".. Les cheminots exigent la
suppression du nouveau statut imposé aux personnels embauchés depuis
1993 parce que cela introduit des divisions artificielles entre salariés faisant
le même travail et que cela réduit les avantages sociaux comme cela modifie
à la baisse les conditions de travail (temps de repos, etc.). A terme, c'est
l'ensemble du personnel qui sera touché par ces mesures régressives. A
Marseille, les travailleurs remettent en cause la logique capitaliste qui
cherche à diminuer les coûts de production et à démultiplier les statuts
sociaux pour mieux nous isoler les uns des autres. Au "sommet social", il
n'a même pas été question des salaires et la proposition de favoriser
l'embauche de 250 000 jeunes qui en est sortie renforcera encore la jungle
des statuts bidons qui permettent au patronat d'utiliser une main d'oeuvre
presque gratuite par le biais des avantages fiscaux et des aides à la "création
d'emplois". Ce qu'on appelle le "malaise social" est parfaitement résumé
dans ces deux positions.


LES PREMEDITATIONS DE JUPPE
Bien entendu, les restructurations industrielles, les nouveaux modes de
gestion du personnel, l'éclatement des statuts sociaux et la réduction des
coûts de production n'ont pas attendu Juppé ou Chirac pour être mis en
oeuvre.
Depuis 1973, tous les gouvernements se sont appliqués à adapter le
capitalisme à la française au marché mondial. Les résultats sont connus et
explicites.
D'un côté des taux de profits et des bénéfices boursiers à la hausse, de l'autre
le chômage, la misère et la précarisation pour tous. Il fallait bien qu'à un
moment ou à un autre cela s'exprime et depuis deux ou trois ans les
indicateurs sociaux passaient de plus en plus souvent au rouge.
Si le nombre de grèves était réduit, il n'empêche que, depuis 1990, un certain
nombre de conflits du travail ont exprimé un radicalisme surprenant.
D'autant plus qu'il s'agissait d'actions isolées. Par ailleurs, il était devenu
évident que la classe politique vivait en vase clos, complètement coupée des
réalités sociales et intéressée seulement à plaire au marché mondialisé.
Il est certain que Chirac a surfé sur cette lame de fond qui se préparait et l'a
utilisé pour se propulser au pouvoir. Il lui restait à trouver les moyens de
désamorcer les tensions sociales qui n'arrivaient même plus à être
contenues par une campagne électorale marquée par un nombre record de
grèves et de revendications.
Ayant pris conscience de cette situation et contraint à accélérer les réformes
des services publics pour que la "France" reste compétitive, le
gouvernement a probablement décidé de choisir le moment d'une rupture
sociale devenue inévitable.
Cela seul explique la multiplication des provocations à l'encontre des
fonctionnaires qui ont été traités de privilégiés et de nantis par des ministres
et de hauts responsables politiques depuis plusieurs mois. Par ailleurs, la
caricature de concertation qui a soi-disant préparé la réforme de la protection
sociale ne pouvait que provoquer la colère et la révolte contre les méthodes
employées car elle méprisait totalement l'avis et l'existence même des
syndicats de salariés. Enfin, la manière dont le gouvernement a annoncé le
contrat de plan S.N.C.F. ainsi que la modification de la gestion et des modes
de calcul des retraites des fonctionnaires sont autant d'autres provocations
qui ont mis tous les "partenaires sociaux" devant le fait accompli.


UN CALCUL CYNIQUE PLANTE PAR UNE ERREUR D'ANALYSE !
Cet ensemble de faits ne peut être du au simple hasard. Le gouvernement a
délibérément concentré et accumulé les attaques contre les fonctionnaires. Il
s'agissait bien de déclencher et de susciter une réaction de la part de
catégories sociales précises, au moment qui semblait le mieux convenir pour
le pouvoir.
Le calcul était simple et cynique et misait sur une opposition entre
travailleurs du privé et travailleurs du secteur public qui lui permettrait de
briser les dernières résistances d'un milieu professionnel encore
relativement structuré Beaucoup pensaient que le personnel s'était
globalement soumis à l'idée des privatisations et qu'il n'y aurait qu'une
résistance d'arrière garde, isolée dans la société.
Il est vrai que l'idéologie dominante a toujours diffusé l'idée que les
travailleurs du public ne font rien, qu'ils ont des avantages incroyables et la
fameuse garantie de l'emploi.
A l'opposé, il est admis que dans le privé, on travaille dur, que les salaires se
méritent et que l'on est toujours sous la menace d'un licenciement.
Cette opposition a longtemps été entretenue et partiellement vécue comme
cela par le plus grand nombre. Sauf que vingt années de reculs sociaux sont
passées par là. Depuis longtemps déjà, les méthodes de gestion et de
rendement du privé sont introduites aux Télécom, aux P.T.T., à E.D.F., à la
S.N.C.F. et dans toutes les administrations. Depuis longtemps, les précaires
ont envahi la fonction publique par le biais des C.E.S., des C.D.D. et autres
statuts assassins.
Depuis longtemps, les enfants des fonctionnaires sont des précaires et
végètent à 2 500 francs par mois comme les enfants des salariés du privé.
Depuis longtemps, les salariés du privé ont compris que cela allait aussi de
mal en pis dans la fonction publique, parce que leurs enfants, cherchant à
fuir les conditions de travail du privé, frappent en vain aux portes des
administrations.
Depuis longtemps, l'université est l'antichambre de l'A.N.P.E. Depuis
longtemps, la précarité est vécue au quotidien par l'ensemble de la classe des
salariés, directement ou indirectement. Depuis longtemps, il n'y a pas une
seule famille qui ne connaisse parmi ses proches quelqu'un au chômage, en
C.I.E., en C.E.S. ou au R.M.I. La généralisation de la précarité est réalisée et
intégrée dans la conscience de toutes les couches de salariés comme étant la
normalité imposée par le système
.


SALARIES DU PUBLIC ET DU PRIVE, MEME CLASSE, MEME COMBAT !
La donnée nouvelle de la lutte de classes d'aujourd'hui est à chercher dans
cette homogénéisation du monde du travail construite sur le fait que,
quelque soit notre statut dans le processus de production, que ce soit dans le
public ou le privé, nous ne sommes rien d'autre que des pions qu'on
pressure et jette après usage.
Ce n'est sans doute pas une idée nouvelle pour des révolutionnaires, mais
nous devons assimiler et percevoir les conséquences qui découlent de cette
situation.
C'est à cette réalité que Juppé s'est heurté. Il pensait que, comme en 86,
pendant la grève des cheminots, les "usagers des transports", comme ils
disent, allaient se retourner contre "ces privilégiés de fonctionnaires" de la
S.N.C.F. ou de la R.A.T.P. Sauf que dix années se sont écoulées...
C'est le contraire qui s'est passé parce que les "usagers des transports" sont
d'abord des salariés qui se sont reconnus et identifiés dans les refilés des
grévistes. Leur lutte était aussi la leur. La solidarité avec les grévistes a été
impressionnante, même après trois semaines de marche à pied.
En fait ce conflit a matérialisé le fait que les conditions de travail et de vie,
c'est à dire la réalité de l'exploitation capitaliste, ait la même pour tous,
quelque soit le statut que nous ayons et dans lequel voudrait nous enfermer
la classe dominante. La force et l'intérêt de ce mouvement ont été de
permettre cette prise de conscience, de briser les clivages privé et public et é
bousculer ainsi les corporatismes.
C'est ce qui s'est exprimé à travers le slogan "Tous ensemble, tous ensemble,
ouais !", repris par tous les cortèges, dans toutes les villes.


LES TRAVAILLEURS SE PARLENT ET PENSENT A LEUR AVENIR
Ce que n'avait pas prévu Juppé, c'est qu'à force de nous répéter qu'il faut se
plier aux évolutions du marché, à la concurrence internationale, qu'il n'y a
pas d'autres choix, etc., ils distillent, lui et ses semblables, l'idée que les
solutions aux problèmes sociaux ne peuvent être que générales et que c'est
l'organisation globale, le fonctionnement et la finalité de la société qu'il faut
repenser. En un certain sens, en se présentant comme les champions du
changement et de la modernité luttant contre l'archaisme et l'immobilisme
des travailleurs assis sur leurs acquis, Juppé et les autres, au delà du fait
qu'ils nous prennent pour des imbéciles, ont remis au gout du jour l'idée de
la nécessité d'une transformation radicale de la société, stimulé le besoin de
justice sociale et permis une réappropriation des concepts révolutionnaires.
Face à l'ampleur des enjeux et au niveau où sont posés les problèmes par le
pouvoir lui-même l'idée qu'il fallait agir tous ensemble et de manière
coordonnée pour s'opposer aux mauvais coups de l'Etat a fait son chemin et
le mot d'ordre de grève générale s'est imposé de lui-même.
Il est significatif que jamais les confédérations syndicales C.G.T. et F.0. n'ont
pas vraiment cherché à populariser le principe de grève générale, même au
plus fort du mouvement. Ce sont les travailleurs, à la base, dans les
assemblées générales, qui ont lancé ce mot d'ordre, parce que pour eux il
était évident qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'imposer un rapport de
forces. Désormais, il est possible de parler de grève générale ainsi que des
stratégies et des tactiques pour que les conditions de sa mise en pratique
soient réalisées
.


LES ASSEMBLEES GENERALES SOUVERAINES !
C'est que les grèves et les manifestations ont permis les échanges, les débats
et les confrontations sur tous les sujets. Il y en a même qui ont découvert les
anars à cette occasion !
Au coeur de ce mouvement, il y avait les assemblées générales. Elles seules
étaient décisionnelles et souveraines. Cela a été la règle partout et dans tous
les secteurs en grève. La raison en est simple: c'était la condition sine qua
non pour réaliser l'unité la plus large possible, pour faire en sorte que l'avis
de chacun soit pris en compte, syndiqué ou pas.
Etonnant aussi, aura été cette volonté d'échanger et de matérialiser la
solidarité interprofessionnelle en invitant des camarades grévistes aux
assemblées générales.
C'est ainsi que des cheminots ont été applaudis aux A.G. d'étudiants, que les
instituteurs ont cassé la croûte avec les agents d'E.D.F., etc. Etonnant aussi
les réactions de grévistes qui préféraient et conseillaient la grève à des
délégations de salariés d'entreprises non grévistes venus apporter leur
soutien et de l'argent en solidarité. Les échanges sur la situation propre à
chaque entreprise étaient souvent riches et pertinentes.
Etonnant aussi cette capacité des grévistes à gérer leur entreprise en décidant,
qui de trier le courrier des A.S.S.E.D.I.C. pour ne pas bloquer les chèques des
chômeurs, qui de basculer le tarif E.D.F. de nuit en plein jour, qui de
ramasser les ordures d'un qui de ramasser les ordures d'un quartier
populaire pour faire la nique aux entreprises privées qui nettoient les beaux
quartiers, qui d'organiser des cours sur la place publique pour prouver que
les savoirs doivent être disponibles et accessibles à tout le monde, etc.
Cette capacité d'auto organisation, de gestion directe de la production en
fonction de seuls besoins sociaux est à mettre en avant et à favoriser. En
germe et de manière très concrète, cela prouve qu'il est possible pour les
travailleurs de gérer leurs affaires eux-mêmes. C'est cela aussi
l'enseignement de cette grève.
Tout cela, Juppé ne l'avait pas prévu et cela fait peur à beaucoup de monde,
y compris aux bureaucraties syndicales.

EN JANVIER 96, LE COMBAT CONTINUE !
Pour étouffer un mouvement d'une telle profondeur, comme l'a été celui
de décembre 95, il faudrait pouvoir satisfaire au moins une partie des
revendications et faire en sorte qu'une ou des organisations en prennent le
contrôle.
Pour le moment, il parait impossible à Juppé ou à quelqu'un d'autre de
répondre aux aspirations populaires. Les seules choses que nous ayons vues
et entendues, c'est qu'il était hors de question de toucher aux salaires et aux
réformes dictées par ordonnances Les négociations annoncées par branches
professionnelles, sur les retraites des fonctionnaires, sur le contrat de plan
S.N.C.F. et sur le temps de travail ont toutes les chances de n'êre que de la
poudre aux yeux, tant les classes dominantes sont bien décidées à imposer
leurs choix.
Il devrait y avoir des mouvements de grève dans le privé comme dans le
public.
Le premier trimestre risque fort d'être marqué par une succession de
conflits, de manifestations et d'actions qui continueront à diffuser et à
préparer un mouvement social de grande ampleur, une vraie grève
générale, seule capable de peser dans la balance.
Quand à une prise de contrôle de ce mouvement social par une organisation
politique ou syndicale, elle ne sera pas facile. En effet, la force de celui-ci a
reposé sur l'unité d'action à la base, dans les assemblées générales. Et c'est
parce que la C.G.T., F.0. et les autres se sont soumis à cette volonté d'unité
d'action et qu'ils ont reconnu la prédominance des A.G. qu'ils sont restés
crédibles auprès des salariés.
C'est pour cela que les coordinations n'ont pas été nécessaires et auraient
même été des facteurs de division. Là aussi, beaucoup de choses ont changé.
Il y a une maturité certaine des travailleurs due à l'élévation générale des
connaissances, à l'expérience acquise et transmise comme quoi il faut se
méfier des bureaucraties syndicales et politiques, à la volonté de maîtriser la
lutte d'un bout à l'autre, à une détermination et une solidarité construite
sur le fait que beaucoup de choses se jouent en ce moment.
Il y a toutes les raisons de penser que cette situation favorisera la diffusion
des idées révolutionnaires.
Rien n'est fini et tout commence...
Bernard
Groupe Déjacque de la Fédération anarchiste, Lyon

(Extrait du "Monde Libertaire", numéro 1023, 28 décembre 1995)
