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Au miroir de décembre, la part de l'utopie, de Edgar ROSKIS

JUIN 1968.
Au milieu d'une foule rassemblée devant l'usine Wonder de Saint-Ouen, une jeune femme, belle et désespérée, hurle : Non, je rentrerai pas là-dedans ! Si on rentre maintenant, on pourra plus rien avoir. Un petit groupe l'entoure. On ne sait si c'est pour la soutenir ou pour circonscrire son cri. Un responsable de la CGT, veste et cravate sombres, lui explique que : C'est pas fini, c'est une étape. Alignée en bon ordre, les manches déjà retroussées, la maîtrise s'apprête à franchir la porte d'entrée, ne doutant pas, elle, que c'est bien la fin. Pourtant, malgré l'exhortation d'un cadre à rentrer dans le calme, le groupe des ouvriers ne bouge pas. A cet instant encore indécis, il semble osciller entre sa sympathie pour la jeune femme et le réalisme réenclenché, après un mois de grève et de rêves, par les accords de Grenelle. Quatre jours plus tôt, le 6 juin, L'Humanité titrait Reprise victorieuse du travail dans l'unité tout en pointant en petits caractères les branches qui se faisaient tirer l'oreille.

Est-ce ce souci d'unité qui anime alors le représentant de la CGT, ou bien sa notion qu'il faut savoir terminer une grève ? La discussion se tend, bascule à nouveau.
Tu ne peux pas dire que c'est une victoire, envoie quelqu'un.
L'autre : C'est une défaite, alors !
La jeune femme coupe : Mais vous ne pouvez pas savoir comment c'est là-dedans. On est noir jusque-là [elle désigne ses épaules], on baigne dans la crasse, y'a même pas un lavabo pour se laver. On n'a pas le droit d'aller pisser quand on veut. Non, je rentrerai pas. Je rentrerai pas.
Allons, te fâche pas, lui conseille un collègue plus âgé.

Tournée par Pierre Bonneau à la caméra et Jacques Willemont au son, tous deux alors élèves de l'Idhec en grève, cette séquence en noir et blanc, dont les extraits sont célèbres, a été projetée cet été lors des Etats généraux du film documentaire de Lussas (Ardèche) dans son intégralité. "Nous sommes passés presque par hasard", raconte Pierre Bonneau, "à l'usine Wonder de Saint-Ouen, dont nous avions suivi la grève. Pour savoir où ils en étaient. Nous n'avions pas prévu de tourner, et n'avions emporté qu'un seul magasin de pellicule, soit à peu près onze minutes". Avaient-ils conscience, sur le moment, de la force de ce qu'ils enregistraient ? "Pour être fort, c'était fort. A la fin, j'avais les yeux tellement embrumés que j'avais du mal à viser". Près de trente ans plus tard, l'émotion est intacte. Le film s'achève sur un long blanc. On ignore si la jeune ouvrière a finalement repris son travail. Bonneau et Willemont n'ont jamais cherché à le savoir. "Nous n'avions plus de bobine. Pourquoi rester ? C'était déjà bien assez pénible".

Que cette scène résiste au temps, il faut en trouver la raison dans sa portée universelle, qui n'a pas échappé aux spectateurs de Lussas : "Ccedil;a, on peut le revoir cent fois", s'est-il dit dans une salle au bord des larmes. Eclats de déception LA beauté et l'efficacité de La Reprise du travail aux usines Wonder vient de ce qu'il contracte une tension. Avec le désespoir de son héroïne éclate l'espoir éperdu des sans-rien en un autre possible. Ainsi, toute grève est politique. Il est malvenu, voire pervers, de le lui reprocher. Aucun grand mouvement social n'a de chance (de prendre et de réussir) s'il n'est initialement soutenu par la quête d'une utopie, un désir qui transcende et dépasse ses objectifs proclamés. En recueillant les éclats de la déception, La Reprise du travail filme cette utopie. Un tour de force.

Reprendre le travail subi et aliéné, s'entend engendre des scènes douloureuses. "Que ce soit clair : c'est nous qui décidons, et personne d'autre", assénait, en mai 68, le dirigeant du comité central de grève de l'usine Citroën de Nanterre, noyauté par une section CGT jusque-là inexistante. Intitulé Citroën-Nanterre, mai-juin 68, cet autre film, une rareté réalisée par l'ARC, collectif d'extrême gauche, dessine, une fois débarrassé de ses scories propagandistes, l'océan qui sépare une poignée de bureaucrates de ceux qui voulaient utopie ? "arriver à ce que tout le monde vive normalement". Pas dupes, ils n'y songeaient qu'à condition de "frapper l'Etat à la tête". Ces jeunes rêveurs furent peu après licenciés de l'usine, avec la bénédiction du syndicat qu'ils embarrassaient. Pour entériner des accords signés en catimini, la section CGT truqua le vote d'une ultime assemblée générale. Scène finale : son secrétaire, hissé sur une statue, agite mollement le drapeau rouge qu'un manifestant vient de lui lancer comme une patate chaude.

Autres temps, autres moeurs. Les documentaires sur la grève des cheminots de 1995, préparés par Ginette Lavigne et projetés à Lussas par Jean-Louis Comolli, témoignent des progrès accomplis par la démocratie syndicale. Qu'il s'agisse des vidéos tournées par les grévistes (Pierre Frémont, Yann Le Fol, Michel Raynal et Daniel Cami) à Limoges, Rennes, Capdenac et Orléans ou de films professionnels Chemins de traverse et Gare sans train, tous montrent comment ces grèves furent reconduites toutes les vingt-quatre heures par un vote libre et transparent, à chaque fois précédé de discussions "où chacun pouvait donner son point de vue".

"Qu'on ne se méprenne pas", prévient Bernard Thibaut, secrétaire général de la Fédération CGT des cheminots, présent à Lussas. "Il n'y a pas de mouvement spontané dont le terrain n'ait été préparé par l'action syndicale". Les cheminots sont syndiqués à 30%, pour une moyenne nationale de 8% à 10%. Mais il est vrai que bien des grévistes actifs n'étaient pas syndiqués. Ça n'a pas posé de problème dans la mesure où ils avaient des raisons de nous faire confiance. Pour nous, de notre côté, ce mouvement n'avait de sens et de chances qu'avec une adhésion massive de la base. Or il y a des signes qui ne trompent pas : quand, dès le premier jour, un cheminot va à sa banque emprunter de quoi tenir longtemps, qu'un autre, hospitalisé, exige de quitter son lit pour ne pas être porté pâle, que pour la première fois environ 30% de cadres rejoignent la grève, que certains de ceux qui s'y refusent nous donnent tout de même des gros billets, auxquels s'ajoutent des gestes massifs de solidarité, que, contrairement à 1986, l'opinion publique ne se retourne pas contre nous, et que les soi-disant comités de défense des usagers font long feu, on sent, on sait qu'on va gagner.

Gagner ? "C'était plutôt : on n'a pas perdu", rectifie Daniel Cami, roulant auteur de Grève des cheminots d'Orléans-Les Aubrais, qui rappelle "Après tout on n'avait pas de revendications pour nous, on ne demandait rien. Rien d'autre que le retrait du contrat de plan SNCF et du plan Juppé sur la Sécurité sociale, soit la simple cessation d'une agression. Pour autant, l'alchimie solide du mouvement de décembre ne tire pas sa formule que d'une réaction de légitime défense. Un slogan unique le portait : "Tous ensemble !" D'abord mis en avant comme un moyen de vaincre, ce mot d'ordre est apparu au fil des jours comme une fin métaphysique, ce que révèlent, mieux et plus chaleureusement qu'aucun expert des mouvements sociaux, les films projetés à Lussas.

Curieusement, aucun des documents présentés ne commence au premier jour de la grève. Amateurs ou professionnels, leurs auteurs ont tardé à dégainer leur caméra : il leur a d'abord fallu prendre conscience que, pour une fois, ça allait bien se passer. Les cheminots vidéastes ont surtout voulu garder une trace, façon photo de famille. On y trouve peu de discours. "Ccedil;a n'était pas nécessaire, nous savions pourquoi nous faisions grève", expliquent-ils mais plutôt, comme le remarquait Jean-Louis Comolli, la relation de corps et de visages en mouvement avec ce mouvement lui-même.

Quelles que soient leurs différences d'approche, tous s'accordent sur le sentiment d'avoir filmé une période exceptionnelle. Or, qu'est-ce justement que cette exception, sinon la jubilation du dérèglement d'une société dont la rigidité cesse d'être supportable ? Si le succès d'une grève exige de chacun qu'il se range en ordre de bataille, une part de désordre demeure fondamentale à son épanouissement. Le slogan "Tous ensemble" condense cette part de non-dit, qui n'est autre que celle de l'utopie. D'où, par renversement, une définition terrifiante de ce qu'est l'ordre contemporain : "Chacun pour soi", loi d'une jungle par ailleurs archi-réglementée. Tel est le filigrane de ce mouvement, dévoilé par la cinématographie. Comment expliquer autrement la sympathie des usagers ? Coincés dans les embouteillages ou marcheurs émérites, loin des caricatures d'otages, qu'en firent les grands médias , ils ont, ensemble avec les grévistes, joui d'opposer une parole à la dictature de la communication, partagé le bonheur de redresser la tête, vérifié qu'aucun pouvoir, aucune oppression ne sont définitivement invincibles.

On ne se privait pas de bien manger en décembre, c'est aussi ce que racontent ces films. Des langoustines dans un local de la direction, dont eux ne se servent que pour faire du café. D'allumer des fusées, de discuter, de refaire le monde, de se réchauffer au feu des braseros comme au contact des autres, fussent-ils non-grévistes. On battait le tambour sur de vieux bidons, moins bidons, cependant que le défilé commandé par Jack Lang à Jean-Paul Goude pour le bicentenaire de la Révolution française. La ville changeait d'allure, comme remodelée par les vagues sensuelles qui la caressaient. On ne s'y évitait plus. Des rails étaient posés sur les trottoirs. On ne se croisait pas aux carrefours : on s'y rencontrait. Les commerçants cessaient de vendre : ils donnaient. Oui, ces moments étaient exceptionnels.

Il faut une grève, dit Bernard Thibaut, pour que puissent se parler les roulants d'un même établissement. Autrement, ils ne se voient jamais. Pour le spectateur extérieur, les films tournés par les cheminots sont sûrement un peu décevants, trop peu explicites. Mais pour nous autres, un anniversaire fêté avec un piquet de grève, ou simplement avec des collègues, ça ne se voit jamais. Et puis il y a des scènes silencieuses qui ne vous disent peut-être rien, mais un Père Noël qui fait la quête, c'était un signal adressé à Juppé : qu'on tiendrait sans problème jusqu'à Noël, et au-delà s'il le fallait. Faire rouler des idées DANS Gare sans train, un contrôleur, lettré autodidacte basé gare Montparnasse, dit : "C'est pas parce qu'on gagne bien sa vie qu'on ne doit pas se battre. Aujourd'hui, on vous demande toujours de regarder en bas. Ce n'est pas un projet de société. Un projet de société, c'est de regarder plus haut".Il porte une casquette étoilée, héritage de son oncle, datant de 1955.

On ne fait plus rouler des trains, on fait rouler des idées,dit joliment Francis Laborie, jeune cheminot à lunettes de la gare d'Austerlitz, interrogé longuement dans Chemins de traverse. Des idées simples, comme Liberté, Egalité, Fraternité. Je crois que c'est ce qui est inscrit sur les pièces de monnaie. C'est étrange qu'on joue en Bourse avec ça. Cette grève, pour lui, c'était mieux que des vacances. En vacances, je me sens comme un beignet sur la plage. Là, il y avait des stimuli, une exaltation. Au-delà de la défense du service public, de la protection d'une entreprise nationale dont ils se sentent, hantés par ses glorieux fantômes, les héritiers et les dépositaires, les cheminots défendaient, par procuration, une certaine idée de la nation. On pensait que rien n'était possible, se souvient Yann Le Fol, auteur de Rue de la gare, à toi Juppé, tourné à Rennes. Nous avons cassé cette morosité. Ce train-train, dira-t-on sans mauvais jeu de mots, dans la mesure où les cheminots ont assumé sans complexes, selon leur propre expression, le rôle de locomotives. Sauf que les wagons (fonction publique, secteur privé) n'ont pas franchement suivi.

Réalistes, les responsables syndicaux s'appuyèrent sur ce constat pour pousser à la reprise. Si le rôle du syndicat n'est plus de diriger la grève, se justifie Bernard Thibaut, il se doit de donner son opinion quand c'est nécessaire. Nous centralisions toutes les informations locales et régionales par fax et téléphone, nous disposions ainsi d'un authentique thermomètre du mouvement. A partir du moment où nous avions gagné sur le contrat de plan, notre responsabilité consistait à ne pas le laisser, sous couvert de démocratie, se déliter. Ce moment où il faut bien trancher entre la suite et la fin, cet inévitable psychodrame, est magistralement filmé, sans commentaire, par Daniel Cami dans Grève des cheminots d'Orléans-Les Aubrais. On y voit, certes sur un mode moins cathartique que dans La Reprise du travail aux usines Wonder, des refus obstinés. A Limoges, la suspension de la grève s'est votée par 602 voix contre 197 et 15 abstentions. Les minoritaires se sont loyalement conformés à la décision initiale de rester tous ensemble. Mais qui peut dire ce qui trottait dans la tête des uns et des autres ?

Edgar ROSKIS

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