II. CONTRIBUTIONS ET COMPTES RENDUS
A. CONTRIBUTIONS
1. Commission " Travail-Emploi "
Comptes rendus
Les trois premières réunions du groupe de travail ont été organisées à partir de la discussion avec leurs auteurs de certains des articles du n° 114 (septembre 1996) de la revue Actes de la recherche en sciences sociales consacrée aux " Nouvelles formes de domination dans le travail " (le n° 115 de décembre 1996 prolonge cette problématique). Les comptes rendus de ces trois réunions de travail ont été rédigés par Gérard Mauger. Si la forme " débat " (inachevée bien sûr, mais aussi " ouverte ") a été conservée dans la mesure du possible, c'est parce qu'il nous a semblé qu'elle pouvait être une incitation à participer à la discussion : en la poursuivant en d'autres lieux ou avec nous, de vive voix ou par écrit (en nous adressant critiques, rectifications, amendements, compléments, etc.), à adresser aux Etats généraux, à Paris, à l'attention de la commission " Travail-Emploi ".
Réunion du 18 octobre 1996
Présents : Gabrielle Balazs, Catherine Lebrun, Gérard Mauger, Michel Pialoux, Jean-François Perraud.
Thèmes abordés :
Chômage, précarisation, scolarisation et déstabilisation du groupe ouvrier.
" Vieux ouvriers " et " jeunes techniciens ".
L'école divise.
Valeurs traditionnelles / valeurs modernes.
Chômage, précarisation, scolarisation et déstabilisation du groupe ouvrier
La discussion s'est engagée sur la première proposition du texte initial du groupe : " Au cours du 20e siècle, le salariat s'est généralisé, créant des repères sociaux pour chacune et chacun, faisant naître des formes de solidarité et des projets de transformation sociale. Aujourd'hui, le chômage de masse est une réalité permanente en Europe et ailleurs. Les repères sont brouillés, les syndicats recherchent une nouvelle efficacité. "
A ce propos, Michel Pialoux fait remarquer :
1. l'absence du thème de la précarisation : or la question de la précarisation fait couple avec le chômage (cf. nouveaux modes de gestion de la main-d'uvre : flexibilisation, japonisation et formes suraiguès d'exploitation) ;
2. que précarisation et chômage déstabilisent d'abord le groupe ouvrier (" les salariés, ce n'est pas les ouvriers ") ;
3. et que c'est cette déstabilisation du groupe ouvrier qui pose aujourd'hui le problème des solidarités (comment peuvent-elles se nouer ?).
Gabrielle Balazs relève une seconde lacune : l'absence de référence aux transformations de l'école (la scolarisation de masse) et à leurs effets. Or, " toute la période est marquée par les plus forts taux de chômage et les plus forts taux de bacheliers " et " c'est dans ce double étau que les ouvriers sont coincés : c'est cela qui marque la période ".
" Les salariés forment-ils ou non une entité ? Si les ouvriers sont ceux qui se pensent comme tels, alors il n'y a plus d'ouvriers dans les jeunes générations scolarisées (bac+1, bac+2) : la scolarisation creuse les distances entre générations au sein même des familles ouvrières ", poursuit Michel Pialoux ; " sans cette donnée, on ne comprend rien aux luttes sur le terrain ".
" Vieux ouvriers " et " jeunes techniciens "
Dans ces conditions, peut-on imaginer qu'un équivalent " moderne " du groupe ouvrier " ancien " puisse se reconstruire autour du modèle du " jeune technicien " ?
Les enquêtes de Michel Pialoux et Stéphane Beaud (Peugeot) montrent que les jeunes techniciens sont ceux-là même qui se démarquent le plus du groupe ouvrier traditionnel, parce qu'ils ont intérêt à se démarquer (" les vieux, c'est aussi les parents ") et qu'" ils ne sont pas prêts à entrer dans le mouvement ".
" S'engager dans le mouvement syndical ou dans un mouvement revendicatif ? ", interroge Jean-François Perraud. A Alsthom-Belfort, ce sont les jeunes techniciens (bac+2) qui ont été à l'initiative de la lutte. Mais, par ailleurs, ce sont ceux-là mêmes qui ont été à l'initiative de la création de SUD-Métaux : ne se reconnaissant ni dans la matrice ouvrière classique du syndicat CGT des métaux, ni dans l'UGICT, ils se sont retrouvés en dehors du syndicat, bien qu'ils se reconnaissent dans les orientations du 45e congrès de la CGT.
Jean-François Perraud évoque également son expérience personnelle de technicien d'atelier chez Rhône-Poulenc à Vitry : bien que " la direction ait joué les "jeunes" contre les "anciens" (il y avait environ 700 ouvriers et 200 techniciens d'atelier), on se considérait vraiment comme les ouvriers d'aujourd'hui ".
A confronter ces expériences celle de Peugeot d'une part, et celles d'Alsthom et de Rhône-Poulenc d'autre part on voit tout l'intérêt qu'il y aurait à approfondir l'enquête et la réflexion collectives sur le sujet (par exemple, qu'est-ce qui différencie les jeunes techniciens leaders des luttes d'Alsthom dont parle Jean-François Perraud, des techniciens de Peugeot dont parle Michel Pialoux ?).
Comment contrecarrer les logiques de dévalorisation des anciens ouvriers et de ceux qui " restent ouvriers " (ceux qui ne jouent pas la carte de la formation) ? Dévalorisation des salaires, mais aussi de la perception de soi. Comment établir de nouvelles solidarités entre jeunes et vieux, entre techniciens et ouvriers ou, plus précisément, entre jeunes techniciens et ouvriers " à l'ancienne " ? Sur quelle base les fonder ? Et contre qui ? A quelles conditions peuvent-elles être durables ?
L'école divise
Retour à l'école : dans le mouvement du printemps 1994 contre le projet de CIP se retrouvaient à la fois réunis et divisés les élèves de LEP (CAP et BEP) et ceux des IUT et STS, futurs ouvriers et techniciens (alors que les autres étudiants brillaient par leur absence). Problème : où passent les " frontières " ?
Michel Pialoux évoque la manifestation séparée des jeunes de LEP à Montbéliard : " Bien que fils d'ouvriers, ils veulent tous "prendre leurs distances" avec le monde ouvrier traditionnel, refusent de "parler prolo" ("l'usine, on veut pas y aller") "
Pour Jean-François Perraud, " s'il n'y a pas d'identification des jeunes à la génération précédente, c'est peut-être aussi parce qu'ils veulent se démarquer d'une classe ouvrière en échec par rapport à la crise ". " Démarcation aussi par rapport aux valeurs ouvrières, aux représentations de l'avenir ouvrier, mise en cause de (indifférence à ?) la politisation PC-PS complètement inexistante dans les LEP ("les parents se sont plantés") ", ajoute Michel Pialoux. " La fuite par rapport à la destinée des parents ouvriers " est la clé du renforcement des investissements scolaires des familles et des jeunes. Et ces investissements scolaires se poursuivent dans le cadre de l'entreprise, explique Gabrielle Balazs, qui évoque l'intériorisation des contraintes et du style de vie des cadres, la situation d'examen permanent d'allure cool dans le cadre de l'entreprise, le surinvestissement professionnel, la non-démarcation entre vie professionnelle et vie privée chez Hewlett-Packard et le stress qu'ils provoquent. Catherine Lebrun confirme l'attraction qu'exerce l'informatique, emblème de l'excellence contemporaine, sur les jeunes demandeurs d'emploi (mais aussi les déceptions qu'elle induit compte tenu des tensions sur le marché du travail). Bref, l'école joue sans doute un " rôle décisif " dans la déstabilisation du groupe ouvrier, dans le tracé des nouveaux clivages qui le divisent.
Alors, que faire en direction des jeunes ? Que peut-on proposer ? Que peut faire l'école ? Pour le représentant de la FSU, s'il est vrai que l'accès aux études " creuse les distances ", l'accès au savoir peut aussi aider à " reconstruire des références " ? (NB : reste à savoir si la culture scolaire peut y aider.)
D'où l'importance, là aussi, de multiples pistes d'enquête et de réflexion sur la dévalorisation scolaire du travail de production en général, et du travail industriel en particulier, sur les transformations des filières technologiques (cf. par exemple, les projets d'" apprentissage haut de gamme " du CNPF, etc.), sur le réinvestissement du modèle scolaire dans l'entreprise, etc.
" Valeurs traditionnelles / valeurs modernes "
Pour le " prolo classique ", explique Jean-François Perraud, " à l'exploitation physique correspondait une expression physique. Dans le cadre de l'exploitation dématérialisée d'aujourd'hui, les gens se mentent à eux-mêmes : tu n'as plus de chez toi, tu n'existes plus que pour la boîte ! " " Même les gens mariés vivent comme des célibataires ", complète Gabrielle Balazs, citant l'exemple de Hewlett-Packard. D'où l'importance d'un débat sur " ce qu'on doit au patron et ce qu'on se doit à soi ", soulignée par Michel Pialoux, qui évoque à ce propos " les bagarres sur les heures supplémentaires ". De façon générale, il faudrait sans doute faire le tri, dans " l'héritage ouvrier traditionnel ", entre des valeurs " désuètes " (les valeurs de virilité liées à la force de travail-force physique ?) et d'autres qui ne le sont pas, comme la protection de la vie privée, le sens du collectif, etc. Bref, l'inventaire et le tri raisonné restent à faire dans " l'héritage ouvrier "...
Pour Michel Pialoux, " à partir de 1988-1989, l'école a joué à fond le jeu des pratiques japonaises, les chefs de travaux dans les LEP ont été captés par la modernité ", contribuant ainsi à la disqualification symbolique des " anciennes valeurs ouvrières ". En fait, précise le représentant du SNES, il faudrait étudier les représentations du " nouvel idéal technique ", les perceptions du monde industriel et ouvrier chez les professeurs de LEP, sans doute très différentes d'une génération à l'autre.
Ainsi aborde-t-on aussi le thème de la réduction du temps de travail. Contre la revendication abstraite des 35 heures, Michel Pialoux souligne l'importance de la prise en charge des revendications spécifiques de certaines catégories prioritaires (en dépit des soupçons d'ouvriérisme qu'elle suscite : à tort) : " ça redonnerait confiance aux syndiqués ". " C'est là, en effet, un enjeu du renouveau syndical ", souligne Jean-François Perraud, " les revendications spécifiques, les directions ont peur de perdre leur maîtrise ".
Références bibliographiques
Michel Pialoux, " Stratégies patronales et résistances ouvrières. La modernisation des ateliers de finition aux usines Peugeot de Sochaux (1989-1993) ", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, septembre, 1996, pp. 5-20.
Gabrielle Balazs et Jean-Pierre Faguer, " Une nouvelle forme de management, l'évaluation ", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, septembre, 1996, pp. 68-78.
Réunion du 25 octobre 1996
Présents : Gérard Alezard, Yves Bonnet, Pierre Cours-Salies, Damien Cru, Michel Gollac, Catherine Lebrun, Gérard Mauger, Michel Pialoux, Serge Volkoff.
Thèmes abordés :
Les enjeux de l'organisation du travail.
La réorganisation du travail et ses conséquences.
Les aspects contradictoires de l'évolution contemporaine.
La question de la réduction du temps de travail.
Les enjeux de l'organisation du travail
Serge Volkoff engage le débat : " Loin d'avoir entraîné une amélioration des conditions de travail (en particulier par rapport aux contraintes temporelles), la modernisation a provoqué une frénésie absurde qui fait des dégâts épouvantables. " Or l'organisation du travail et les conditions de travail ont toujours été des préoccupations " anormalement dédaignées par le milieu syndical, prioritairement préoccupé par les questions d'emploi et de salaire ".
Pour Serge Volkoff, il y a trois enjeux liés à l'organisation et à l'intensité du travail :
1. le premier concerne les critères de gestion et de productivité : il faut en finir avec " la béatification de la tonne par tête " (cf. les travaux de Philippe Zarifian) ;
2. le second concerne la réduction du temps de travail : elle est censée être créatrice d'emplois et réduire la pénibilité du travail, mais " le risque de catastrophe existe " (perte de salaire et fatigue accrue) ;
3. le troisième enjeu concerne la question partout débattue de " la fin de l'emploi salarié " (cf. Dominique Méda). Selon Serge Volkoff, " la réflexion est intéressante, mais grave dans le contexte actuel : en organisant l'allocation d'un revenu minimum et en revalorisant "le hors-travail", on risque de se dessaisir du problème du travail. Le problème posé est homologue de celui que soulève l'alternative armée de métier / armée de conscription ".
La réorganisation du travail et ses conséquences
" La persistance de la pénibilité et du danger s'accompagne de l'intensification du travail (même s'il est difficile de définir des critères objectifs de mesure de l'intensité du travail) ", explique Michel Gollac. Au milieu des années 1980, la situation s'est brutalement aggravée en France, du fait de l'affaiblissement des capacités de résistance. Les changements organisationnels " vus de haut " et faits dans la précipitation (réductions d'effectifs) ont provoqué des sous-effectifs localisés. La réorganisation contemporaine du travail, qui vise à établir un rapport de plus en plus serré à la demande, tant quantitativement que qualitativement, provoque l'intensification du travail : chacun doit travailler dans l'urgence. Pour autant, les contraintes de type traditionnel ne disparaissent pas, mais s'intensifient, avec le système de la sous-traitance (critères plus rigides).
A ces formes d'intensification, il est plus difficile de réagir du fait de leur haut degré d'objectivation : il s'agit de répondre aux exigences du marché, le marché pouvant être une autre entreprise ou un autre atelier. Or " le client " est beaucoup plus légitime que " le chef ". D'où l'importance, pour le mouvement syndical, d'analyses fines qui supposent une grande présence sur le terrain.
Les aspects contradictoires de l'évolution contemporaine
Mais, poursuit Michel Gollac, il y a des aspects contradictoires dans l'évolution actuelle :
d'une part, l'intensification du travail s'accompagne d'une autonomie croissante dans le travail ;
d'autre part, la formalisation croissante de la prescription des tâches s'adresse à une main-d'uvre plus formée qu'auparavant ;
enfin, l'état du marché du travail, qui rend effective la menace du chômage, permet d'imposer ces nouvelles exigences, mais elles trouvent aussi une légitimité dans différents dispositifs managériaux (cf. évaluation du travail).
En ce qui concerne l'autonomie dans le travail, l'auto-prescription par rapport aux contraintes temporelles évite non seulement les modes opératoires inadaptés, mais aussi d'avoir à subir l'humiliation des rapports hiérarchiques.
En ce qui concerne l'évaluation du travail, il s'agit, explique Michel Gollac, de dispositifs " bien argumentés ", mobilisant sentiments de responsabilité (et de culpabilité) par rapport à la qualité du produit ou par rapport au coût financier. " Ce discours patronal n'est pas que du baratin creux, il engendre croyances et résistances : or, tous ces aspects ont été peu étudiés. "
Damien Cru cite l'exemple des femmes de ménage dans les hôpitaux, dont " l'engagement subjectif par rapport au service " est à la fois mobilisé, canalisé, refusé et nié, selon les circonstances. " On n'a pas l'habitude, dit-il, dans les organisations syndicales, de s'intéresser à la subjectivité des travailleurs : ces histoires-là sont tabous. Il y a des aspirations très différentes : il faudrait rechercher ce qu'il y a de commun dans tout ça. De la même façon, il faudrait poser le problème de l'évaluation : auto-évaluation, évaluation par le collectif, règles de métier, etc. L'engagement subjectif de chacun ne s'oppose pas nécessairement au collectif. " Pour Michel Gollac, il s'agit effectivement de créer des problèmes collectifs à partir de ce qui apparaît comme individuel (ce qui était collectif auparavant n'apparaît plus pertinent).
Selon Yves Bonnet, les formations scolaires préparent les élèves à cette autonomie croissante dans le travail ; les jeunes, plus qualifiés, sont " adaptables " à l'intensification du travail ; mais, de plus en plus diplômés, ils sont néanmoins confrontés au chômage, si bien que les investissements dans la formation des jeunes et de leurs familles commencent à s'inverser. " Les jeunes sont confrontés à la déqualification et souvent contraints de changer d'orientation, mais certaines filières sont plus touchées que d'autres ", poursuit Catherine Lebrun. En fait, la prolongation de la scolarité a des effets contradictoires : " Quelles sont les conséquences de la sur-scolarisation ? ", interroge Michel Gollac. L'école dispense les formes de connaissance nécessaires pour pallier les défauts de l'organisation, elle forme aussi aux logiques méritocratiques.
Sur la base de l'enquête menée à Sochaux-Montbéliard, Michel Pialoux rappelle la distance croissante entre les ouvriers (" les opérateurs ") et les techniciens, le double clivage au sein des ouvriers de Peugeot (" les salariés se bagarrent entre eux "), au sein des LEP (désouvriérisation) : entre les sections " nobles " et les autres (entre enseignants et entre élèves). Les transformations du travail mettent des gens hors-jeu et en valorisent d'autres : les techniciens jouent le jeu de la modernisation (ils y ont objectivement intérêt) et entrent dans la logique de loisir des classes moyennes (" Dominique Méda ignore ce genre de considérations ", note Michel Pialoux). La mise en place de nouvelles formes d'organisation du travail s'appuie sur les jeunes : " Plus formés, moins payés et plus exposés au chômage, beaucoup entrent dans le jeu (les désillusions apparaissent plus tard...), d'où la concurrence croissante entre générations ", complète Michel Gollac.
La question de la réduction du temps de travail
" Qu'est-ce qui explique les carences syndicales par rapport aux problèmes de l'organisation du travail, de l'insertion des salariés dans un procès de production ? ", interroge Gérard Alezard. La question de la réduction du temps de travail conduit à s'y intéresser (et d'autant plus qu'elle sera d'ampleur suffisante). Il faut prendre en compte la diversité des aspirations des salariés. La simple dénonciation des dispositifs managériaux n'est pas opérante : les travailleurs l'entendent comme une condamnation personnelle. S'ils ont conscience d'être floués, ils y trouvent aussi intérêt. Il faudrait pouvoir mieux appréhender ce que les salariés souhaitent ou attendent.
En ce qui concerne la loi-cadre sur la réduction du temps de travail, elle devrait tenir compte de la diversité des situations (on connaît mieux les conditions de travail de la production que celles des services ; le problème du " temps libre " est une vraie question non traitée syndicalement, etc.).
Pour Serge Volkoff, " la question de la réduction du temps de travail est, en effet, un des chantiers qui permettent de poser le problème de l'organisation du travail ". " La réduction du temps de travail devrait permettre à la fois d'embaucher et d'améliorer les conditions de travail ", conclut Pierre Cours-Salies.
Références bibliographiques
Michel Gollac et Serge Volkoff, " Citius, altius, fortius. L'intensification du travail ", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, septembre, 1996, pp. 54-67.
Damien Cru et Serge Volkoff, " La difficile construction de la santé au travail ", La revue de l'IRES, n° 20, hiver 1996, pp. 37-61.
Réunion du 15 novembre 1996
Présents : Gabrielle Balazs, Stéphane Beaud, Yves Bonnet, Pierre Cours-Salies, Catherine Lebrun, Gérard Mauger, Jean-François Perraud, Michel Pialoux.
Thèmes abordés :
Clivage des LEP et clivages du groupe ouvrier.
Familles ouvrières, enfants d'ouvriers et système scolaire.
Quelles conséquences peut-on tirer de ces analyses ?
Clivage des LEP et clivages du groupe ouvrier
L'enquête de Stéphane Beaud, menée en collaboration avec Michel Pialoux entre 1989 et 1994, avait pour objet la scolarisation des enfants d'ouvriers dans la région de Sochaux-Montbéliard : il s'agissait de comprendre à la fois les transformations de la scolarisation et celles de l'usine, de l'école et du marché du travail.
Comment, en particulier, les LEP se sont-ils adaptés à la nouvelle donne économique ? Avant l'objectif des " 80% au niveau du baccalauréat " (1985), les LEP occupaient déjà une position dominée dans le système scolaire : depuis, leur situation s'est encore aggravée du fait de leurs difficultés de recrutement. En effet, la couche supérieure des élèves qu'ils recrutaient antérieurement disparaît, absorbée par les lycées. Pour tenter de s'adapter à la nouvelle donne économique, ils se sont efforcés d'être " en phase avec les usines ", à travers stages, jumelages, etc. Si bien que les LEP apparaissent de plus en plus clivés entre les secteurs en déclin de la mécanique ils étaient leur fierté d'antan, ils représentent aujourd'hui l'échelon le plus bas (" les usineux ") et les secteurs nouvellement promus des " bacs pros " (eux-mêmes hiérarchisés). Les élèves qui ont obtenu un BEP poursuivent de plus en plus jusqu'au " bac pro " pour éviter le marché du travail.
Comment les " bac pros " sont-ils utilisés dans l'entreprise ? Placés entre " techniciens " et " opérateurs ", ils jouent le rôle de " surveillants " (les " bacs pros " de productique, par exemple, gèrent les accidents, les pannes, etc.) et mettent souvent les ouvriers " en situation délicate " : d'où les conflits fréquents entre " bacs pros innovants " et " ouvriers porteurs de la culture de travail traditionnelle ".
" Les relations sont extrêmement tendues, commente Michel Pialoux, entre les jeunes non syndiqués et qui méprisent les vieux encroûtés dans leurs habitudes " (qu'il s'agisse des habitudes syndicales ou du vin rouge) et les vieux ouvriers qui dénoncent " les petits cons de BTS " (où ils incluent " les bacs pros "). Ce conflit de générations dans l'usine prend naissance dans l'école (les enseignants encouragent, d'ailleurs, la distance prise par " les jeunes " vis-à-vis des " vieux "). " Les divergences d'intérêts matériels et symboliques se creusent entre les uns et les autres ". La logique des jeunes, c'est de " monter " et pour " monter ", de se démarquer : " La solidarité avec les vieux ne peut que les freiner, ils ont le sentiment que leurs intérêts ne coïncident pas. "
" Le système de classement et de compétition scolaire est entré dans l'entreprise ", poursuit Gabrielle Balazs : " L'entreprise méritocratique " (décalquée sur l'école) conduit à l'intériorisation des contraintes, induit la baisse de syndicalisation, casse les solidarités. De même, les transformations des modes de commandement dans l'entreprise trouvent leur origine dans l'école (cf. la situation d'examen permanent, les auto-évaluations demandées aux salariés, le superviseur, etc.). Michel Pialoux cite l'exemple du " monitorat ", chargé de favoriser l'investissement des ouvriers dans leur travail. Et ces exemples empruntés au " bas " de la hiérarchie ouvrière se retrouvent à d'autres niveaux. " Tous ces exemples sont empruntés au secteur industriel. Retrouve-t-on les mêmes mécanismes dans le secteur tertiaire ? ", interroge Catherine Lebrun.
Ainsi les nouveaux clivages scolaires induisent-ils de nouvelles divisions au sein du groupe ouvrier qui se superposent aux anciennes. D'où quelques questions " stratégiques " : sur quelle base pourrait-on tenter de les dépasser (comme, sous certaines conditions, les anciennes entre OS et OP ont pu parfois l'être) ? Où passe " la limite supérieure " des solidarités possibles ? (Question transposée du topos militant classique : " Où s'arrête la classe ouvrière ? ").
Familles ouvrières, enfants d'ouvriers et système scolaire
La scolarisation prolongée des enfants d'ouvriers dans les lycées et dans les premiers cycles des universités est porteuse de nombreuses ambiguïtés. Le système d'orientation apparaît de plus en plus opaque. Les exigences du maintien de la paix scolaire (dans les ZEP) induisent le passage systématique des élèves dans la classe supérieure : l'absence de normes est alors dénoncée par les parents qui perçoivent le système scolaire à travers la grille d'autrefois (" Plus personne ne sait ce que valent les enfants "). Le brouillage des classements désoriente également les élèves (cf. ceux que Pierre Bourdieu et Patrick Champagne désignent comme " les exclus de l'intérieur "). Dans la mesure où tout le monde désormais va au lycée, les élèves ne sont plus ce qu'ils étaient (ils ne sont pas susceptibles, par exemple, d'être aidés par leurs parents), alors que les enseignants, eux, n'ont pas changé (" Ils ne lisent pas ", se plaignent-ils) : d'où différentes " techniques d'adaptation au milieu ". L'étape décisive est désormais la sélection pour accéder au BTS : c'est faute de pouvoir accéder aux filières de BTS (où les élèves restent encadrés comme au lycée) que les bacheliers enfants d'ouvriers entrent à l'université.
Ce passage prolongé par le lycée produit des effets : " ils sont lycéens ", et se démarquent des élèves de LEP. Les conflits sont fréquents dans les familles entre ces lycéens " sursitaires " (beaucoup finiront par échouer à la mission locale avec ou sans bac : les nouveaux " opérateurs " arrivent à l'usine à 21 ans) et leurs parents. Pendant les grèves du printemps 1994 contre le CIP, parents ouvriers et enfants lycéens (" passés du bon côté ") ont fait des manifestations séparées. De façon générale, conclut Stéphane Beaud, l'indétermination de l'avenir induite par la prolongation de la scolarité exerce des " effets ravageurs " dans les familles ouvrières.
D'où, également, la violence verbale des parents ouvriers contre les enseignants qui détiennent la clé de l'avenir des enfants et sont accusés de ne pas les aider. D'où, symétriquement, les récriminations des enseignants qui reprochent aux parents leur " démission " et la montée du conservatisme enseignant (cf. les jugements de plus en plus sévères portés sur les élèves).
Quelles conséquences peut-on tirer de ces analyses ?
S'interrogeant sur les conséquences à tirer de ces analyses, Yves Bonnet pose trois problèmes :
1. Pour les 8 à 10% qui sortent sans diplôme du système scolaire, il n'y a pas de solution crédible à l'intérieur du système éducatif et ces mêmes jeunes sont aussi repoussés par l'apprentissage (y compris d'ailleurs par les systèmes d'insertion, qui tendent à devenir sélectifs) : " L'exclusion de l'intérieur " débouche sur " l'exclusion tout court ". Et dès qu'ils sortent, personne ne les regrette dans le système éducatif...
2. La majorité des jeunes sortent du système éducatif avec un diplôme : or, le mouvement syndical laisse ces jeunes totalement sans protection à la sortie du système éducatif, personne ne s'en occupe. Dans le mouvement syndical, on est meilleur pour défendre les gens en place... On ne se bat jamais pour faire entrer les jeunes.
3. Quelles sont les conséquences de l'élévation globale du niveau de formation dans les entreprises ? Comment faire pour que ces compétences nouvelles se transforment en emplois ?
" Dans la représentation collective de l'avenir, les ouvriers, qui étaient bloqués dans leur cursus scolaire, avaient l'espoir de construire une autre société (leur frustration débouchait ainsi sur quelque chose de positif), alors qu'aujourd'hui, pour ceux qui sont "du mauvais côté" dans le classement "bon/mauvais à l'école", il n'y a plus la possibilité de se réaliser à l'usine ", explique Jean-François Perraud. Le mouvement syndical ne s'occupe pas des jeunes confrontés à la difficulté d'intégrer le salariat (cf. précarité). D'où sa double responsabilité :
1. par rapport à l'accueil des jeunes " en stage " ;
2. par rapport à la construction de nouveaux types de solidarité entre les salariés (" Il n'existe plus de solidarités mécaniques, il faut créer des solidarités dynamiques : à commencer par la bataille pour la reconnaissance des qualifications acquises sur la base de l'acquisition des compétences ").
Pierre Cours-Salies insiste sur " le droit de chacun à reprendre une formation au cours de son existence ". Pour Michel Pialoux, il faut anticiper sur ce qui va se passer : " Qui va en profiter d'abord ? " Il faut casser avec la logique universaliste, cibler les revendications par rapport à certaines catégories, faire des propositions pour les groupes " qui ont beaucoup trinqué " (cf. les OS, les chauffeurs de poids lourds, etc.).
Références bibliographiques
Stéphane Beaud, " Les "bacs pro". La "désouvriérisation" du lycée professionnel ", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, septembre, 1996, pp. 21-29.
2. Commission " Protection sociale "
Financement de la protection sociale
et devenir du salariat à la française
(Contribution de Bernard Friot)
1. Pourquoi l'opposition au plan Juppé de réforme du régime général échoue-t-elle ?
La question centrale est celle de l'assiette du financement. La protection sociale française est financée à 80% par des cotisations et à 20% par l'impôt (données à comparer à la Grande-Bretagne : cotisation 40%, impôt 40%, rendement de l'épargne 20%). Depuis la fin des années quatre-vingts, la pression est très forte en faveur d'une réduction de la place de la cotisation au bénéfice de l'impôt et de l'épargne. C'est ainsi que le gouvernement Rocard a créé la CSG comme substitut partiel à la cotisation " famille " ; que le gouvernement Balladur a transformé le fonds national de solidarité en fonds national vieillesse chargé de financer par l'impôt, et singulièrement par un alourdissement de la CSG, des prestations-vieillesse dites " non contributives " ; que le gouvernement Juppé fiscalise l'assurance-maladie par une CSG bis compensatrice d'une baisse des cotisations " salarié " qui vient s'ajouter à la CRDS. En même temps, il crée le fonds de pension. Enfin, les gouvernements successifs, avec une accélération depuis 1993 (loi quinquennale sur l'emploi), exonèrent les patrons de cotisations sociales, sous des prétextes divers, exonérations partiellement compensées par une contribution budgétaire, ce qui revient à faire assumer par les contribuables ce qui relevait jusqu'ici de la responsabilité des employeurs. Ces exonérations, dont A. Guelmami a montré, dans " Economie et politique ", le rôle majeur dans le déficit récent du régime général, concernent aujourd'hui non seulement le flux des emplois (exonérations à l'embauche de publics cibles de la politique de l'emploi) mais le stock : en combinant la loi quinquennale aggravée à l'automne 1995 et le dispositif de la loi Robien, les emplois des salariés à temps partiel rémunérés jusqu'à 1,2 fois le SMIC peuvent ne plus donner lieu à aucune cotisation patronale ; les textes d'application prennent le soin de préciser que les déductions ne peuvent pas être supérieures aux cotisations dues !
Or, la déconnexion ainsi opérée entre protection sociale et salaire, par réduction de la place de la cotisation assise sur le salaire, trouve également un écho dans des propositions syndicales et politiques de gauche. Le programme du parti socialiste prévoit de généraliser l'exonération de cotisation patronale sur les bas salaires en instaurant une franchise de cotisation sur une tranche du salaire direct (" reprofilage des cotisations "), les Verts préconisent une fiscalisation des prestations familiales et de santé. La CFDT revendique la suppression de la cotisation dite " salariés " à l'assurance-maladie, cependant que la CGT et la FMF la rejoignent dans la demande d'un financement patronal totalement ou partiellement assis sur la valeur ajoutée et non plus seulement sur le salaire. Les associations de chômeurs, de leur côté, sont souvent porteuses d'une proposition d'allocation fiscalisée plus ou moins proche de l'allocation universelle, cependant que sur le terrain des fédérations syndicales acceptent ou revendiquent des préretraites à financement largement fiscal.
Ce consensus repose sur les positions suivantes, plus ou moins partagées selon les organisations :
le recul de l'emploi, même s'il n'est pas encore manifeste et peut être retardé par une multiplication du temps partiel, serait inscrit dans l'amélioration de la productivité du travail. Certains oubliant toute approche dialectique de la logique, qui certes subordonne la reconnaissance du travail vivant à la valorisation du capital, mais qui, contradictoirement, ne peut valoriser le capital sans le travail vont jusqu'à prophétiser que le capital, financiarisé, n'a plus besoin du travail : cf. le succès du pamphlet de V. Forrester.
la mondialisation conduirait, elle aussi, à l'insuffisance de l'assiette du salaire. Ici, ce n'est pas la fin du travail qui est envisagée (au contraire, les tenants de cet argument ont claire conscience de la mobilisation du travail qui s'opère dans les pays du Sud et de l'Est), c'est l'alignement des salaires de nos pays sur un salaire moyen planétaire qui, plus faible, serait incapable d'assurer un financement par cotisation de la protection sociale.
la justice sociale est mieux honorée par un impôt progressif sur l'ensemble du revenu que par une cotisation proportionnelle au salaire, qui constitue une taxe sur le travail et une charge excessive sur les entreprises de main-d'uvre.
La production de statistiques sur l'actuel déficit de la protection sociale, et de prospectives sur l'aggravation de ce déficit au siècle prochain, fournit un argument technique supplémentaire qui vient lever les dernières réticences.
Ainsi, si la " réforme " du financement de la protection sociale s'opère sans trop de difficultés depuis les années quatre-vingts, c'est parce que ses adversaires partagent les positions de ses promoteurs sur plusieurs points centraux. Rien n'est plus urgent qu'un travail idéologique susceptible de favoriser une mobilisation offensive en faveur du salaire, et donc de la cotisation sociale.
2. Les cotisations sont un salaire socialisé
La défense de la cotisation suppose que soient démontés les arguments développés ci-dessus : mensonge du déficit de la protection sociale, invocation magique de la mondialisation, inversion du sens des mots qui conduit à qualifier de " taxe sur le travail " cet élément du salaire qu'est la cotisation sociale. Elle suppose aussi que soient posées les dimensions anticapitalistes du financement de la protection sociale par cotisation proportionnelle au salaire direct, et les opportunités qu'il offre d'agir contre l'exacerbation de la logique capitaliste observée avec la globalisation financière.
Le financement de la protection sociale française présente une variante relativement radicale des systèmes continentaux de péréquation du salaire. A tout travail reconnu sous la forme de l'emploi est attribué un salaire en deux parties : un salaire direct et une cotisation sociale. Le salaire direct obéit à un barème défini par la négociation collective de branche et éventuellement transposé, sous une forme plus ou moins négociée, au niveau de l'entreprise. Les cotisations sociales sont immédiatement converties en prestations, sans passage par un stock d'épargne. Financées par les employeurs en même temps que le salaire direct à l'occasion de la tenue d'un emploi, proportionnelles au salaire direct, ayant le même caractère de flux que celui-ci, sans effets redistributifs verticaux majeurs puisque le lien établi entre cotisations et salaires directs vaut aussi, même atténué, pour les relations entre ce dernier et les prestations , ces " cotisations-prestations " ont les traits du salaire. Elles sont un salaire socialisé.
Cette péréquation interprofessionnelle nationale des salaires a plusieurs conséquences notables.
3. Salaire socialisé et unité du salariat
Le salaire est la matrice des ressources des travailleurs, quels que soient leurs qualifications et leur rapport à l'emploi. Le fait que ce soit une cotisation assise sur le travail (et non un impôt ou une épargne assise sur le revenu) qui finance le dispositif garantit une homogénéité dans la reconnaissance monétaire d'un bout à l'autre du salariat. Cotisants, c'est comme travailleurs salariés que les travailleurs non qualifiés ou à temps partiel sont reconnus (et non comme pauvres). Cotisants, c'est aussi comme travailleurs salariés que les cadres sont reconnus (et non comme travailleurs épargnants). De même pour les malades, les chômeurs ou les retraités.
Ainsi, dans le dispositif français et à la différence du dispositif anglais, nous n'avons pas affaire à des salariés " riches " couverts par des régimes patrimoniaux et finançant pour les " travailleurs pauvres " une assurance nationale de solidarité. Au travail des salariés actifs occupés est affecté, étroitement articulé au salaire direct, un salaire socialisé qui permet la protection sociale des salariés malades, des chômeurs et des inactifs, à des niveaux tels que l'assistance et l'épargne, sans avoir disparu, sont secondaires. Les prestations sociales sont en effet proportionnelles soit aux besoins, soit au revenu d'activité. Ce fort niveau rend patrimoine lucratif et redistribution inutiles : la distribution salariale dans ses deux composantes inséparables, salaire direct et cotisations/prestations sociales, suffit. On mesure le contresens qu'il y a à désigner la cotisation comme un impôt, sauf à désigner le salaire lui-même comme une taxe sur le travail ! Pourtant, le vocabulaire désignant la cotisation comme une " charge " est omniprésent dans les argumentaires syndicaux ou mutualistes préconisant un changement partiel de l'assiette.
4. Salaire socialisé contre épargne financiarisée
A cette homogénéisation du travailleur collectif constitué ainsi en salariat , il faut ajouter la démonstration de l'inutilité de l'accumulation financière. En ces temps de financiarisation de l'économie, l'épargne salariale est devenue un enjeu majeur : la sphère financière ne peut se développer à partir de l'épargne traditionnelle constituée, pour faire face à de gros achats (et qui de ce fait accompagne la consommation). Est donc à l'ordre du jour la constitution d'une accumulation retenue à la source : il s'agit d'alimenter le marché financier non pas à partir de ce qui n'est pas immédiatement consommé du salaire net, mais en amont, en vouant à cette alimentation une part a priori et obligatoire du salaire. Contre cette logique, la cotisation, parce qu'elle n'est pas accumulée et est immédiatement convertie en prestations, maintient heureusement le salaire dans la sphère de la circulation des marchandises. La socialisation du salaire soustrait à la spéculation une fraction notable de la richesse créée et rend possible son usage sur place en consommation et investissement, c'est-à-dire son retour aux producteurs. A quoi il faut ajouter que le poids de la cotisation obligatoire en répartition interdit toute accumulation d'épargne d'entreprise comparable à celle des fonds de pension (car la place est déjà prise) et freine ainsi la dérive conglomérale des groupes industriels, source de désagrégation territoriale du tissu productif.
Mais il y a plus : la cotisation finance les pensions par le flux des cotisations, et cela pour des montants annuels et des engagements intertemporels plus considérables que l'investissement : les pensions représentent chaque année autant que les dépenses d'investissement, et les droits à la retraite ne s'amortissent pas, comme les machines, en cinq ans, mais en cinquante ou davantage ! Autrement dit, notre système de retraite en répartition prouve qu'il n'est nul besoin d'accumuler de l'épargne pour investir. La réussite spectaculaire des retraites en répartition invite à étendre la logique de la cotisation au financement de l'investissement, qui gagnerait beaucoup à relever de la péréquation, c'est-à-dire de la coopération, entre entreprises.
5. Salaire socialisé et défense de l'emploi
Par la socialisation du salaire, les employeurs, pris collectivement, assument les conséquences de leurs décisions en matière d'emploi et de salaire direct. Le fait que ce soit l'emploi (salaire) qui finance le hors-emploi (prestations de chômage, maladie, famille, vieillesse) pousse à convertir des travaux en emplois et à pratiquer un salaire (total : direct plus cotisation) élevé, afin de garantir l'équilibre financier du dispositif. Le territoire de la péréquation doit offrir, sur le long terme, sans à-coups excessifs, un nombre d'emplois et un niveau de salaire suffisants. C'est là un moteur très fort dans la reconnaissance sociale du travail comme cur de la vie économique. Un exemple historique fameux est la salarisation du travail féminin depuis les années soixante, qui a permis de vaincre, en finançant les retraites, la pauvreté de masse des personnes âgées, ce que des mesures redistributives comme le " minimum vieillesse " de 1956 avaient été incapables de faire, et pour cause : on ne lutte pas contre la pauvreté en luttant contre la pauvreté, mais en salariant la reconnaissance du travail et en socialisant le salaire.
Plus généralement, la péréquation conduit le patronat pris dans son ensemble à assumer financièrement les conséquences de ses choix en matière d'emploi. Car s'il choisit comme aujourd'hui, en guise de mode de gestion courant de la main-d'uvre, le licenciement massif, la cessation anticipée d'activité, la baisse du salaire direct, il doit financer des pensions de retraite, des allocations de chômage ou des prestations familiales plus élevées, et perd en cotisation ce qu'il gagne en salaire direct. Tant que cette péréquation ne portait guère à conséquences financières, parce que l'économie domestique supportait une part majeure du coût des externalités et en particulier de la reproduction des travailleurs, le patronat a répondu par des hausses de cotisation aux revendications de hausses de salaire direct auxquelles il se refusait. Ce mode bien français de résolution du conflit salarial ne fonctionne plus aujourd'hui, et l'obsession du patronat est au contraire de se décharger du poids des externalités de ses décisions. Il s'y emploie méthodiquement depuis le début des années quatre-vingts, en particulier en menant campagne contre la cotisation, afin de reporter sur les contribuables (c'est-à-dire sur les salariés actifs et retraités) la charge des coûts qu'il veut externaliser.
6. Salaire socialisé et affirmation du travailleur collectif
Or, faire supporter au patronat, par la socialisation du salaire, la reconnaissance des situations hors emploi, est à la fois possible et nécessaire.
C'est possible, parce que le travail hors emploi, considérable, que fournissent les bénéficiaires des prestations (les retraités, les chômeurs, les étudiants qui travaillent, faut-il le rappeler) est une contribution indispensable à la productivité des actifs occupés : le salaire total (direct et cotisations) reconnaît indistinctement le travail des occupés et celui des autres, il pose les individus comme membres du travailleur collectif. Par l'emploi, c'est-à-dire par la socialisation du salaire, les travailleurs se constituent comme acteur entrant en contradiction avec la logique du capital financier, et non pas " facteur de production ", " main-d'uvre ", " ressource humaine ". L'individu dans le salariat, ce n'est pas l'individu abstrait du marché, qui achète et qui vend indifféremment sa force de travail ou des biens de consommation, avec la dramatique contradiction entre l'individu comme producteur et l'individu comme consommateur dans laquelle nous sommes aujourd'hui. C'est l'individu abstrait qui participe au travail collectif et à la distribution des richesses qu'il crée. A ce titre, pas plus que le salaire individuel n'est la " rémunération du travail " individuel, l'emploi n'est pas simplement le " travail rémunéré ", comme il est dit banalement. En contradiction avec le " facteur travail " appendice du capital, emploi et salaire sont l'affirmation du travailleur collectif tel qu'il s'exprime dans le travail courant que reconnaît le salariat. La " valeur travail ", on le voit, se joue sur la scène politique.
C'est d'ailleurs cette reconnaissance du travailleur collectif qui rend nécessaire la péréquation du salaire. Nécessaire au sens technique du terme : chaque employeur, individuellement, ne peut évidemment pas reconnaître le travail hors emploi dont il bénéficie. Mais aussi au sens politique du terme : c'est comme membres du travailleur collectif que les individus peuvent être reconnus dans une société capitaliste. Nous ne sommes pas dans une " société de citoyens ", ou plus exactement les droits du citoyen trouvent leur effectivité dans le territoire public conquis par le salariat sur le capital. Penser qu'il est possible d'affirmer la citoyenneté contre ou sans l'inscription dans le salariat est absurde. C'est le salariat qui, loin d'engendrer l'exclusion comme le répète le discours à la mode, assure d'un même mouvement (celui du salaire total) la reconnaissance des situations d'emploi et de hors emploi. C'est le recul du salariat qui, en réduisant la reconnaissance sociale du travail et des travailleurs au bénéfice de la seule valorisation du capital, génère les situations de négation des individus.
7. Pour la défense et l'extension du salaire socialisé
Tenir avec fermeté le caractère de salaire de la protection sociale, c'est :
1. Continuer à la financer par une cotisation strictement proportionnelle au salaire direct. Cette situation a été atteinte au début des années quatre-vingt-dix, à la suite d'un double mouvement de déplafonnement et de forte croissance des cotisations au-delà du plafond, mais dès cette date, la proportionnalité enfin acquise était mise en cause par les exonérations massives sur les bas salaires : nous évoluons vers un dispositif progressif à l'anglaise, qui fait de la cotisation un impôt redistributif et non plus un élément du salaire. Tout travail doit donner lieu à un salaire en deux parties, salaire direct et cotisation sociale proportionnelle, le taux étant identique quels que soient l'entreprise, le secteur, les caractéristiques du salarié. Les situations d'emploi sans cotisation, ou à l'inverse de cotisations sans emploi (retraités, etc.), la multiplication des formes, des assiettes et des taux de cotisation, le poids croissant d'impôts préaffectés (CSG, en particulier), qui rendent le système de protection sociale illisible comme système salarial et restreignent l'espace du salariat, doivent disparaître.
2. Créer un Fonds national de salarisation. Alimenté à la fois par une taxe sur les revenus financiers, par les entreprises à faible poids des salaires dans le chiffre d'affaires, par les importateurs de produits délocalisés et par les entreprises qui licencient, il bénéficiera aux entreprises créatrices d'emplois ou ayant un fort ratio salaires/chiffre d'affaires.
3. Continuer à rendre inutile l'accumulation financière, en accroissant la part des régimes financés par cotisation en répartition et en se battant pour une mutualisation de l'investissement sur le modèle de la mutualisation du salaire. Seule cette mutualisation de l'investissement, par la coopération qu'elle rendra possible, permettra que les salariés du privé, comme actuellement les fonctionnaires, soient payés pour leur grade et non pour leur poste, condition d'une mobilité sans chômage. Il importe bien sûr de s'appuyer sur l'exceptionnelle réussite des régimes de retraite en répartition, au lieu de faire du misérabilisme à leur propos.
4. Accroître encore la reconnaissance du travail hors emploi par le capital (et non par les contribuables), sous la forme de salaire socialisé : financement par le salaire des allocations familiales et des situations dites " de pauvreté " (financement des RMIstes par les Assedic, d'une façon générale financement des minima sociaux par les cotisations), fin de la distinction entre prestations contributives et non contributives avec abandon de la thématique des " charges indues ", caractère général des prestations (contre leur ciblage), suppression de tout financement fiscal des cessations anticipées d'activité.
5. Salariser d'autres travaux : sur le modèle de la salarisation massive du travail féminin, qui a été source à la fois d'une grande dynamique du travail et d'un financement salarial de la vieillesse, il s'agit de salariser massivement le travail universitaire. Il y a là deux millions d'emplois à créer, à l'inverse d'un " statut étudiant " fiscalisé qui dressera, comme le RMI ou le CES, un obstacle de plus dans l'accès des jeunes au salariat.
6. Confier aux salariés la gestion politique de la protection sociale : salaire socialisé, elle doit relever d'institutions élues lors d'élections sociales, qui constitueront des événements politiques, au même titre que les élections municipales ou autres.
Cette relance de la dynamique nationale de salarisation permettra d'engager l'indispensable action pour son extension à l'échelle de l'Union européenne, en faisant preuve de moins de frilosité face au modèle archaïque qui articule la fiscalité pour la solidarité et l'épargne pour l'assurance.
Bernard Friot, IUT de Longwy et CREE-Cnrs, Nancy.
Intervention à la commission " Protection sociale "
des Etats généraux du mouvement social, Paris, 27 janvier 1997.
3. A propos de la réforme de la sécurité sociale
(Daniel Coutant)
On vient de fêter le cinquantenaire de la sécurité sociale, créée à la Libération par les ordonnances du 4 et du 18 octobre 1945, qui contenaient deux principes : l'unité du système et la gestion démocratique. Très vite fut abandonnée l'idée d'un régime universel, et le principe de la représentation démocratique a subi bien des aléas ! Les administrateurs ont d'abord été désignés, puis élus entre 1947 et 1967 ; les élections furent réinstallées en 1983, pour être toujours reportées depuis. Idée généreuse, illustration des principes de solidarité et de démocratie, la sécurité sociale fut " sublimée " au cours des manifestations de son cinquantenaire. Et pourtant, tout au long de son histoire, cette grande idée a suscité de la méfiance et même des résistances...
A son origine, le mouvement mutualiste y a vu une concurrence. De même, les corporatismes ont empêché l'institution d'un régime universel, et le corps médical, au nom du libéralisme et de la liberté des honoraires, a refusé la contrainte des tarifs imposés par les caisses de sécurité sociale. Le syndicalisme médical, fort de son unité (il n'y a eu, jusque dans les années soixante-dix, qu'un seul syndicat de médecins, la Confédération des syndicats médicaux français-CSMF), représente une force conservatrice importante... Il a fallu la personnalité de De Gaulle pour imposer aux médecins libéraux une convention régissant leurs rapports avec les caisses de sécurité sociale. Ces conventions sont départementales, inspirées d'une convention type, qui fixe un plafond de tarifs médicaux et procure en échange aux médecins, en plus d'une clientèle solvable, un certain nombre d'avantages sociaux. La CSMF s'y oppose, mais comme l'ordonnance prévoit aussi la possibilité pour les médecins de signer individuellement (en cas de refus de signature collective par le syndicat), les médecins, en majorité, y adhèrent. La CSMF, ainsi contrainte de suivre, signera par la suite.
Plus tard, la convention médicale devient nationale. La première convention nationale est signée en octobre 1971. Elle a pour objet de déterminer les obligations respectives des caisses primaires d'assurance maladie et des médecins libéraux (en fixant notamment le montant de leurs honoraires). La deuxième convention est signée en février 1976, par la Fédération des médecins de France (FMF, syndicat né d'une dissidence de la CSMF en 1968, à propos des honoraires), et un mois plus tard par la CSMF, après que Chirac, Premier ministre, l'a rassurée en déclarant " qu'il était hostile à la création de centres de soins par la sécurité sociale ". La troisième convention est signée en mai 1980 par la FMF, et seulement en janvier 1981 par la CSMF. On y trouve la création du secteur à honoraires libres. Raymond Barre est alors Premier ministre, Jacques Barrot ministre de la Santé. Ce secteur II donne la possibilité aux médecins d'être conventionnés en plus cher que le tarif opposable, sans pour autant que l'assuré soit mieux remboursé. Pour Maurice Derlin, président de Force ouvrière de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), " c'est un mal nécessaire, sauf à voir disparaître la convention médicale ". Pour la CGT, la CFDT, la FEN et la Mutualité, " c'est la mise en route de la logique du marché dans l'assurance maladie ".
1981 laisse entrevoir des perspectives intéressantes. Une loi Beregovoy, de janvier 1983, permet la budgétisation d'expériences à caractère sanitaire et social, et fournit ainsi au projet de centre de santé de Saint-Nazaire son assise juridique. Très vite, cette expérience (prévue comme la première d'une série...) est l'objet d'attaques de la part du lobby médical, de la droite et de FO au niveau des caisses de sécurité sociale, au point qu'elle restera unique et que Chirac, Premier ministre, arrivera à y mettre un terme au bout de trois ans et demi d'existence.
Autre innovation, en octobre 1990, touchant cette fois au financement de la protection sociale : la CSG. Elle repose sur le principe d'un prélèvement sur tous les revenus et non plus sur les seuls revenus du travail (avec, parallèlement à son installation, la baisse équivalente des cotisations salariales). La CSG subit des attaques nombreuses, à tel point qu'au Parlement, la motion de censure, votée même par le parti communiste, n'est repoussée que de quatre voix !
En 1990 encore, à l'initiative d'un syndicat de médecins généralistes (MG France), reconnu représentatif en 1989, et avec l'appui du ministre de la Santé, les contrats de santé, traduisant une ébauche de réforme du système de santé pour une meilleure cohérence et une meilleure maîtrise des dépenses, sont inscrits dans la loi. Les réactions corporatistes des médecins qui s'y opposent trouvent un écho à FO. Résultat : M. Derlin, président de la Cnam (pourtant signataire du projet), est démissionné et remplacé par l'actuel président, toujours FO, Mallet. L'agitation est si forte, la fibre de l'atteinte au libre choix du médecin si vibrante, qu'on voit des syndicats et des associations, habituellement pertinents sur les questions de santé, se montrer réticents à une telle innovation ! Finalement, les contrats de santé sont bien inscrits dans la loi, mais ils ne seront jamais appliqués...
Par contre, les " réformes " prennent toujours la forme d'une augmentation des cotisations et d'une baisse des remboursements, et même, avec le plan Veil, en juin 1993, avec une augmentation de la CSG (de 1,1% à 2,4%) sans baisse concomitante des cotisations, en dénaturant ainsi les fondements mêmes de la CSG. Tout cela donne un bilan bien connu : la France est le pays européen où les cotisations sont les plus élevées et les remboursements les plus faibles ! Le déficit de la sécurité sociale est appelé " gouffre ", le même immobilisme caractérise les caisses. Le discours de ses dirigeants ne se renouvelle pas : si le chômage était résorbé et si l'Etat payait ses dettes, il n'y aurait pas de déficit de la sécu. De réformes, il n'est point besoin...
Bien avant le mouvement social de novembre-décembre 1995, des indices laissent supposer que le statu quo, qui fait que rien ne change au niveau de la sécurité sociale, pourrait être remis en cause.
Le CNPF, qui refusait de siéger au conseil d'administration de la Cnam depuis plusieurs années, y reprend sa place et fait comprendre qu'il a l'intention d'y jouer un rôle. Certains observateurs l'interprètent comme une remise en cause des alliances de fait avec FO. La CFDT s'interroge publiquement sur de nouvelles répartitions des alliances au sein des différentes caisses (FO à la présidence de la Cnam, la CDFT à celle de l'assurance-vieillesse). La presse grand public dénonce de plus en plus souvent la gestion FO de la Cnam... Pourtant, en période de campagne électorale, Balladur augmente les honoraires des médecins et Chirac promet aux médecins de ne rien leur imposer, et aux assurés de ne pas toucher à leur sécurité sociale. Dans cette logique, le ministre de la Santé, Elisabeth Hubert, donne l'impression d'agir en leader syndical plutôt qu'en ministre de tous les Français. Tous les ingrédients sont réunis pour poursuivre la dérive du système, avec des soins de plus en plus coûteux et des honoraires de moins en moins remboursés pour les patients, avec pour conséquence un accroissement des inégalités de santé.
Dans ce contexte, on comprend que le projet de réforme de la sécurité sociale ressemble, pour FO et la CSMF, à un coup de poignard. La menace réelle d'une remise en cause d'un statu quo qui leur était si favorable (pouvoir de décision, choix ou refus de projets, décisions de financements...) explique bien l'agitation qui s'en est suivie, sans vouloir réduire pour autant à cette dimension le mouvement social de décembre 1995.
A mon sens, pour une question si complexe, l'analyse de la réforme ne peut se faire qu'avec cette grille de lecture. Les trois axes retenus sont essentiels :
Le financement serait plus logique et plus juste avec l'élargissement de l'assiette de la CSG, le transfert progressif d'une partie des cotisations maladie des salariés sur cette CSG ainsi établie, et une réforme des cotisations patronales qui ne pèseraient plus exclusivement sur les salariés. Au lieu de l'habituelle augmentation des cotisations et des diminutions des remboursements, reste à voir si le recouvrement de la CSG deviendra plus efficace qu'il ne l'est actuellement (7% des revenus d'activité échappent pour le moment à la CSG, 53% des revenus de remplacement et 56% des revenus de la propriété et du capital...). Par ailleurs, l'augmentation de cotisations pour des catégories sociales jusqu'alors ménagées n'a rien de scandaleux, si l'on retient le principe de la solidarité, à condition de ne pas pénaliser davantage les faibles revenus. Reste à savoir maintenant ce qu'on entend par faibles revenus, et à quelle hauteur se situe la barre...
L'organisation, le contrôle et le fonctionnement de la sécurité sociale : l'institution d'un régime universel donnerait droit aux mêmes prestations en nature pour tous, rejoignant en cela les fondements de la sécurité sociale (abandonnés un an après leur adoption en mai 1945). Le rôle du Parlement, chargé d'établir un équilibre prévisionnel des recettes et des dépenses, obligerait les politiques à prendre leur responsabilité dans les choix de santé et, par contrecoup, amputerait le pouvoir des organisations majoritaires dans les conseils d'administration des caisses. La réforme des caisses d'assurance maladie, avec notamment un élargissement de la composition du conseil d'administration (aux professions de santé ?) et, ce qui est tout aussi important, la nomination des directeurs de caisses, leur permettraient d'être plus indépendants par rapport au conseil d'administration.
En ce qui concerne le système de soins, la fixation d'un objectif quantifié national, tant pour l'hôpital que pour la médecine ambulatoire, est inévitable à partir du moment où on parle de rationalisation des dépenses de santé. S'il s'agit de la fixation d'enveloppes, reste à savoir si leur montant sera indépassable ou non.
L'informatisation des cabinets médicaux : le retard pris illustre bien la volonté de ne pas faire avancer cette question fondamentale, malgré les budgets engagés jusqu'à maintenant. La récolte des données est indispensable à l'évaluation ; l'introduction de la monétique (avec suppression de la feuille maladie) et le développement des dossiers médicaux ne sont envisageables qu'avec l'outil informatique. Le problème est de savoir qui détiendra l'information et comment préserver la confidentialité.
La constitution de filières de soins, incitant les patients qui le veulent à passer par le généraliste avant de voir un spécialiste, comme cela se pratique avec succès et à un moindre coût dans d'autres pays. Cette expérimentation doit surtout ne pas être limitée à quelques sites, mais elle doit être offerte à tous les médecins et à tous les patients qui le veulent. Sinon, on se retrouverait dans le cas de figure du centre de santé de Saint-Nazaire, avec des structures isolées, donc très vulnérables.
La réforme de l'hôpital est indispensable, mais elle reste floue (régionalisation et accréditation des services...). Il ne faut pas que les contraintes imposées se fassent au détriment de l'hôpital public et que la rigidité de taux directeurs très serrés paralyse bien des initiatives. Que la présidence des conseils d'administration ne revienne plus de droit aux maires des communes relève de l'évidence (problème de compétence, donc de dépendance par rapport aux directeurs des hôpitaux : souci avant tout de maintenir des emplois aux dépens de choix budgétaires plus rationnels, sachant que l'hôpital est bien souvent l'un des plus gros employeurs de la commune).
Donc, si on est optimiste, on peut penser qu'on n'a jamais eu autant de perspectives favorables pour ébaucher une réforme indispensable du système de santé et de la protection sociale ou, si on est pessimiste, que les brèches dans le statu quo " de toujours " vont vite se colmater sous diverses pressions, et qu'encore une fois ça ne bouge pas ou que tout continue à régresser.
Mais, en tant qu'acteurs de la santé, nous ne pouvons rester indifférents.
Daniel Coutant, médecin, Saint-Nazaire.
4. Agriculture et réforme fiscale
Confédération paysanne de l'Eure
Propositions pour soutenir l'agriculture paysanne, donc l'emploi (au moins rural).
Outre l'élargissement de l'assiette fiscale aux revenus du capital, au moins deux autres propositions novatrices sont désormais tout aussi incontournables, car cohérentes :
cotisation de solidarité-emploi (CSE) assise sur le chiffre d'affaires des entreprises, déduction faite de la masse salariale et autre revenu du travail de l'homme ;
cotisation pour protéger l'environnement (CPE), assise sur tous les produits sensibles ou toxiques pour l'environnement et les énergies non renouvelables.
Ces deux propositions s'inspirent de l'urgente nécessité d'intégrer dans la gestion des entreprises les coûts sociaux (bilan emploi négatif) et environnementaux induits par leur développement économique.
Coûts aujourd'hui laissés à la charge de l'Etat ou du tissu associatif avec des moyens parfois dérisoires ou des budgets à déficit chronique. La fiscalité doit avoir pour première mission de relever ce nouveau défi de société.
Argumentaire
1. La cotisation de solidarité emploi doit être assise sur le chiffre d'affaires global de toute entreprise : ventes (hors TVA) + subventions + plus-values - la masse salariale et revenu du travail homme versé et achats revendus (cf. proposition du SNUI décembre 1995).
Ce prélèvement doit se substituer à l'actuelle assurance-chômage prélevée sur les bulletins de paie. En effet, le système d'assurance n'est absolument plus adapté face à l'actuelle problématique de l'emploi.
Le licenciement n'est pas lié à la malchance, mais n'est que le résultat d'une stratégie d'entreprise cherchant à s'adapter aux choix des responsables politiques, économiques et financiers, nationaux et internationaux, aux spéculateurs sur les différentiels de valeur des monnaies, du travail humain ou des législations relatives à la protection sociale ou de l'environnement. Aussi, les agents économiques, politiques et financiers doivent-ils désormais assumer l'entière responsabilité de leurs choix et surtout en repartir logiquement les profits.
Plus concrètement, c'est reconnaître les limites du productivisme, donc la nécessité, face à l'impôt, de mettre le fruit du travail machine à égalité de contribution avec celui du travail humain, base de l'agriculture paysanne.
Au pire, notre sens de la solidarité de type judéo-chrétien et mutualiste permettrait de tolérer l'actuel prélèvement, en le ramenant de 3,14% à 1% du salaire brut. La proportionnalité (%) de cette CSE doit être calculée de manière à garantir la réserve financière (moins la recette correspondant au 1% prélevé sur les salaires) nécessaire pour assurer à tous les exclus de l'emploi un revenu de remplacement minium décent.
2. La cotisation pour protéger l'environnement
Depuis toujours, l'agriculture paysanne est organisée de manière à être la plus autonome possible face aux intrants (engrais, produits phytosanitaires et énergies,...) Elle les évite par la cohérence écologique et la diversité de ses systèmes productifs (association élevage et productions végétales, assolement et rotation), ses tailles d'atelier et rendements limités, l'hygiène... ou les produits : ex. fumier, lisiers, purins d'ortie...
Toutefois, ces dernières décennies, l'usage massif de ces intrants à faible coût (car issus de procédés de fabrication industriels nécessitant peu de main-d'uvre mais beaucoup d'énergie) ou subventionnés (électricité) par l'exploitation agro-industrielle, a contribué à instaurer une concurrence totalement déloyale pour notre agriculture paysanne et un impact sur l'environnement désormais inacceptables.
Aujourd'hui, tous les produits sensibles ou nuisibles pour cet environnement doivent être soumis à une fiscalité adaptée pour le protéger. De même pour les énergies non renouvelables. Des taux de 10 ù 30% sont nécessaires pour être financièrement significatifs et pour optimiser l'effet pédagogique induit par le prix. Cette pédagogie du prix reste le moyen le plus performant en termes de gestion de ces intrants ou énergies, donc de respect de l'environnement, puis d'innovations technologiques adaptées.
Dans les deux cas, il s'agit d'associer ces prélèvements nouveaux à une gestion décentralisée et ciblée. Ces fonds doivent rester le plus possible au niveau des communes, départements et régions, et être affectés à ces deux missions :
soutenir les investissements à bilan emploi positif ou favorables à l'environnement. Exemple : une part de la CPE doit contribuer, via les commissions départementales d'orientation, au financement des aménagements pour la mise aux normes européennes des installations d'élevage, les plantations de haies, talus, la création de mares...
garantir des budgets de fonctionnement minimum pour les institutions et associations de solidarité (Anpe, Assedic, insertion sociale, redistribution alimentaire, logement social...) ou de défense de l'environnement (groupement d'agrobiologistes...
Conclusion
Pour notre syndicat paysan, porter ces deux revendications, c'est la meilleure manière de :
prouver notre différence avec les " majoritaires " de l'exploitation (sociale et environnementale) adeptes de la langue de bois ;
sortir de l'impasse à laquelle nous sommes trop souvent réduits : contradicteurs des hérésies, magouilles, ou simples réflexes corporatifs imposés par ces " pro " de l'exploitation, les technocrates et autres lobbies.
C'est surtout la meilleure preuve de notre sens des responsabilités, de notre cohérence et de notre solidarité avec le monde du travail et la société civile (citoyens-consommateurs, contribuables et leur tissu associatif et syndical. C'est donc le seul moyen d'obtenir le soutien nécessaire pour faire aboutir politiquement ces revendications d'intérêt général. L'enjeu majeur étant de redonner à l'Etat son rôle d'arbitre entre pouvoirs économiques, industriels, financiers et cette société civile.
C'est donc aussi une contribution au nécessaire élargissement des pratiques de notre démocratie, car pour qu'elle reste bien vivante, nous avons le devoir de " sortir de notre coquille " en osant proposer et négocier avec la société puis ses élus.
5. Pour une cotisation sociale agricole
(Confédération paysanne de l'Eure)
Urgente nécessité d'une réforme de la sécurité sociale. L'agriculture, un secteur particulièrement concerné.
1. Constats
Deux constats majeurs s'imposent en cette fin de siècle :
l'état de saturation durable des marchés solvables agricoles, surtout dans la mesure où chaque peuple doit avoir le droit de retrouver une capacité d'autosuffisance alimentaire conséquente (minimum 75%). Cette autosuffisance par le travail de la terre est un droit de vie et de santé dans la dignité, notamment dans les pays en voie de développement. Seuls les réfugiés restent hélas condamnés à la dépendance alimentaire, car parqués dans des camps !
Investissement productiviste ou restructuration = licenciement ou exclusion sociale. Ces constats peuvent aussi s'illustrer ainsi :
chez nous, le rêve de l'apprenti exploitant des années soixante-dix "
exploiter 100 ha " est devenu plus que réalité pour le " gladiateur " (exploitant gagnant) de 1995 exploitant 300, 500 voire 800 ha et plus. Avec le revers de la médaille : des centaines de milliers de paysans, d'" exploitants perdants " et de salariés agricoles éjectés de leur profession ; autant de cotisants sociaux disparus !
au niveau planétaire, le " viol " des communautés paysannes par les lobbies multinationaux de l'exploitation agricole ou de la finance. Cela du fait de règles de l'échange inégal permettant des importations de soja du Brésil, de manioc de Thaïlande... ou de l'hypocrisie que constitue l'aide alimentaire chronique, car on ne peut plus contester son impact négatif sur les marchés locaux, surtout pour les producteurs ainsi mis en situation de concurrence totalement déloyale. Résultat : exode rural et paupérisation de millions de familles paysannes devenues affamées ou assistées.
2. Pourquoi ?
La principale raison est dans les deux types de législation ayant prévalu en matière de développement ces vingt dernières années.
L'un volontariste sur deux plans :
Prélèvement fiscal, puis social (surtout depuis la dernière réforme MSA), qui épargne et protège le processus d'accumulation-rémunération du capital au prix d'une pression sans cesse accrue sur les revenus du travail humain (devenus peau de chagrin au regard des chiffres d'affaires des exploitations !)
Soutiens publics européens encourageant les plus gros exploitants (soutien des prix, puis primes à l'hectare sans plafond par actif !) et nationaux (DJA, prêts bonifiés, réductions des charges sociales...) réservés aux plus favorisés, renforcés par la charte CNJA signée le 6 décembre 1995.
Objectif avoué par les technocrates en langage économico-politicien : recherche de la productivité optimum pour rester compétitif sur le marché mondial, c'est-à-dire en langage terre à terre, recherche du profit financier immédiat maximum.
L'autre, laxiste ou insignifiant, face aux deux problèmes planétaires :
L'exploitation d'une main-d'uvre dix à trente fois moins chère et non protégée socialement (dans les pays du Sud, mais aussi de l'Est, depuis la chute du Mur).
L'exploitation de l'environnement non protégé, donc dégradé !
3. Propositions
Justice et bon sens nous imposent donc d'élargir l'assiette des prélèvements sociaux à deux niveaux :
Tous les revenus du capital dans les mêmes proportions que ceux du travail humain.
Capacité et droits de production. En agriculture, l'enjeu majeur étant devenu l'accès à l'outil de travail (foncier et autres capitaux), une part significative des prélèvements doit y rester liée. Elle peut s'appeler CSA (Cotisation de solidarité agricole), sans plafond, mais avec un plancher avec un coefficient s'appliquant à : la SAU totale de la ferme, déduction d'une SMI par actif ; pour les productions hors-sol : chiffre d'affaires total diminué de 0,5 million par actif.
L'instauration de cette CSA ira de pair avec l'annulation de l'actuelle cotisation de solidarité imposée à tous les actifs travaillant sur moins d'une moitié de SMI sans aucune contrepartie sociale et en les privant de droits civiques professionnels. Réalité aujourd'hui dénoncée par tous, MSA (Mutualité sociale agricole) comprise.
Cette CSA rénovée et généralisée à tous les professionnels agricoles doit être le révélateur d'une volonté politique à la hauteur des enjeux de l'an 2000 :
stopper l'actuel processus de restructuration-exclusion ;
nécessité d'intégrer dans la gestion des entreprises les coûts induits (sociaux et environnementaux) par leur mode de développement (coûts actuellement à la charge des Etats ou de la planète) ;
solidarité nationale et internationale (Nord-Sud), par une gestion équitable et cohérente des ressources humaines et naturelles.
Décembre 1995.