III. SITUATION DU MOUVEMENT SOCIAL ET PERSPECTIVES DES ETATS GÉNÉRAUX

 

Interventions dans le débat général du 24 novembre

(résumés)

 

Président de séance Yves Salesse

 

Pour ouvrir la discussion sur les perspectives des Etats généraux, une introduction consacrée à la situation du mouvement social était nécessaire, parce que ces perspectives en dépendent.

 

Jacques Kergoat (au nom du collectif d’animation des Etats généraux) commence par souligner qu'il s'agit de comprendre le mouvement social tel qu'il est.

 

Ce mouvement n'a pas pour le moment repris son essor sous des formes comparables à celles de novembre-décembre 1995. Mais nous n'avons pas vocation d'être des nostalgiques des fumigènes de l'an passé.

 

Et, surtout, il convient d'y regarder de plus près. Nous vivons une situation paradoxale. Premier paradoxe : si certaines journées nationales d'action sont parfois de faible impact, il existe des mobilisations locales d'envergure. La journée nationale d'action du 15 novembre était de faible densité, mais à Lannion 25 000 personnes étaient dans la rue. Deuxième paradoxe : si dans le secteur privé les menaces sur l'emploi pèsent sur la combativité, c'est au sein du secteur privé que se développent aujourd'hui les luttes parmi les plus significatives (Thomson, routiers). Troisième paradoxe : alors que la colère demeure immense face à la politique patronale et gouvernementale, elle ne trouve pas des formes d'expression qui lui soient adéquates. C'est en ce sens que le mouvement est comme suspendu. Mais une petite étincelle provinciale peut désormais embraser tout l'Hexagone.

 

Enfin, le mouvement social tel que nous l'entendons ne se limite pas aux seules luttes du mouvement ouvrier. La manifestation pour le droit des femmes du 25 novembre de l'an dernier a marqué le départ d'un nouveau cycle : les Assises pour les droits des femmes de mars prochain le confirmeront sans doute par de nouvelles initiatives. La mobilisation des intellectuels aux côtés des grévistes trouve aujourd'hui des prolongements dans la mobilisation des économistes contre la pensée unique, et dans celle des enseignants et des chercheurs en éducation pour la défense et la rénovation de l'école publique. Après les sans-droits, les sans-emploi et les sans-logement, ce sont les sans-papiers qui ont donné toute sa portée à la présence dans le mouvement social de ce que l'on peut appeler le pôle des exclus. Dans tous ces domaines, ce sont de nouvelles figures qui émergent. Elles n'ont rien de périphérique. Elles concernent l'ensemble de la société. C'est tout le mouvement social qui, comme il a commencé de le faire, doit se sentir concerné, comme il est et sera concerné par le mouvement de révolte dans la jeunesse.

 

Les Etats généraux n'ont pas pour vocation de chapeauter, coordonner ou centraliser toutes les formes du mouvement social. Mais ils se veulent lieu d'échanges, fabrique de relais, organisateur de passerelles. Si nous décidions un jour d'être des experts, ce serait experts en décloisonnements. Voilà pourquoi nos confrontations et nos discussions doivent embrasser le mouvement social dans tous ses aspects.

 

Liem Huang Ngoc (coordinateur de l’Appel des économiste pour sortir de la pensée unique) rappelle les tenants et les aboutissants de l'initiative des économistes : " Ouvrir le débat chez les économistes sur l’autre politique économique possible ". Il revient sur le succès de l’Appel — près de trois cents signataires —, sur les deux colloques déjà organisés, dont les travaux doivent faire l’objet de deux ouvrages collectifs, et sur la diversité des positions, " car il ne s’agit pas d'opposer à la pensée unique une parole unique ". Une deuxième étape commence : constitution d’une association, parution d’un journal bimestriel, appel pour l’organisation d’Assises pour sortir des politiques néo-libérales et pour un nouveau plein emploi, où sont conviés les acteurs du mouvement syndical, associatif et mutualiste. Ces Assises se tiendront le 24 mai à la Sorbonne.

 

Claude Debons (CFDT Tous ensemble) intervient sur le conflit des routiers pour souligner que, pour la première fois, un conflit de cette envergure a été déclenché à l'initiative des organisations syndicales et se développe sur les revendications des salariés. Il revient sur les précédents conflits : celui de 1984, déclenché par le patronat routier pour des motifs catégoriels et politiques ; celui de juillet 1992 (sur le permis à points), qui, autour de revendications et de motivations diverses, a vu les forces syndicales accumulées par toutes les organisations syndicales mener bataille pour l’hégémonie syndicale sur les barrages et faire émerger les revendications des salariés. Le processus de maturation de l’autonomie des salariés et le nouveau contexte ouvert par novembre et décembre 1995 expliquent l’originalité, la puissance et la dynamique offensive du mouvement des routiers. L’intervenant souligne la nécessité d'une action syndicale unitaire au plan des organisations confédérales, contre les intérêts d'appareil, avant que ne se déroulent les réunions de négociation.

 

Maya Surduts (Cadac) revient sur la manifestation pour les droits des femmes du 25 novembre 1995, organisée autour d’un Appel signé ou soutenu dès le 27 juin 1995 par 149 organisations politiques, syndicales et associatives. Elle en souligne l'importance (50 000 personnes) et l'originalité (mixte). Dans une période marquée par de nouveaux enjeux — après la manifestation de 8 000 opposants au droit à l’avortement et lors du vote de la loi d’amnistie lors de l'élection de Chirac destinée à amnistier les délits des pro-avortement — s’est imposée la nécessité de lutter contre la remise en question du droit des femmes et la régression qu'elle impliquerait pour l’ensemble de la société. Après cette manifestation, les Assises des droits des femmes, des 15 et 16 mars prochains, permettront de dresser un état des lieux et d’élaborer une plate-forme de lutte, faisant une place à la diversité des positions et à une meilleure mise en commun des points de convergence, notamment sur la parité.

 

Christian Chanteau (collectif de Bordeaux) explique comment, à partir du 19 novembre (date de réouverture de la négociation sur la convention de l’Unedic instaurant la dégressivité), se sont multipliées les manifestations et les occupations des locaux des Assedic par des associations de chômeurs, notamment à Bordeaux. Il insiste sur la nécessaire solidarité active des bénéficiaires d’un emploi avec les chômeurs autour des objectifs suivants : arrêt de la dégressivité des allocations chômage ; affectation des excédents de l’Unedic (de 12 milliards de francs) à l’augmentation de l’indemnité-chômage plancher ; instauration d’une indemnité de chômage au niveau du SMIC. La solidarité doit s’exprimer dans les deux sens, soutenue par les partis politiques, les syndicats, les salariés.

 

Monique Vuaillat (secrétaire générale du SNES, membre du bureau national de la FSU) témoigne de son évolution, d’une position sceptique à l’égard de Etats généraux, à la conviction désormais acquise de leur intérêt : parce que l’efficacité des luttes passe par notre capacité de montrer qu’il existe d’autres perspectives et d’autres chemins possibles. Elle souligne que, pour éviter de se transformer en " club des minoritaires ", les Etats généraux doivent s’élargir (aux intellectuels dans les régions, à d’autres composantes du mouvement syndical), et pour cela être décentralisés et prendre des initiatives articulées avec les luttes.

 

René-Louis Renault (chercheur et praticien sur la question de la santé mentale) intervient pour révéler l'ampleur de la consommation de psychotropes et l’existence de solutions alternatives à cette consommation. Il propose en conséquence la création d'une commission sur " la consommation des psychotropes en France et les alternatives à leur emploi ".

 

Jean-Baptiste Eyraud (Droit au logement), dans le prolongement de l’intervention sur les luttes des chômeurs, souligne les risques d’isolement des luttes des " sans ", animées par des organisations récentes et fragiles qui manquent encore de relais en termes syndicaux et politiques, en dépit des progrès accomplis et dont témoignent les Etats généraux. Il annonce de nouvelles actions pour le Droit au logement à la date du 8 décembre. (NDLR : à cette date, une nouvelle occupation de logements vide a été effectuée.)

 

Anne Querrien (CFDT-Equipement) expose les distorsions de l’information qui proviennent des cadres A de la fonction publique : distorsions produites notamment par le devoir de réserve (véritable devoir de non-information) et la précarisation des emplois de production de l'information. Elle propose la constitution d’une commission pour faire valoir le droit des citoyens à l'information.

 

Jacques Lerichomme (SNUIPP) énonce la nécessité et les conditions de l’unité d’action interprofessionnelle, pour souligner que les Etats généraux peuvent être, à condition de s'élargir, un lieu d'échange et de confrontation entre militants syndicaux unitaires. Mais ils ne doivent pas rester refermés sur le mouvement syndical. Conclusion : on continue, on s’élargit, on décentra-lise.

 

Jean-Yves Segard (postier, syndicaliste CGT) explique qu’il est nécessaire de passer des Etats généraux sur le mouvement social à des Etats Généraux pour le développement du mouvement social. Autour de la question centrale et transversale de l’emploi, qui a traversé tous les ateliers, il est possible de mener des luttes pour gagner des emplois. Il propose de mettre en discussion la loi-cadre sur les 35 heures sans augmentation de la charge de travail et sans diminution des salaires, proposée par la CGT.

 

Marc Delepour (collectif de Lille) intervient sur deux points. Il souligne la nécessité d'être attentif au langage que nous utilisons, pour ne pas parler un langage exclusivement rationnel, mais aussi le langage des tripes, des émotions, du cœur. Il insiste aussi sur la solidarité nécessaire avec le mouvement des routiers, un mouvement qui n'est pas de résistance, mais de conquête.

 

Pascal Leblet (animateur socioculturel) souligne notamment qu’il faut se méfier du " Tous ensemble ", s’il doit conduire à négliger les différences importantes qui existent entre les jeunes, mais aussi entre les immigrés. Il intervient sur la réduction du temps de travail et les problèmes qu’elle soulève, notamment dans des secteurs comme les entreprises de nettoyage où les salariés peuvent être employés par plusieurs entreprises. L'intervenant aborde aussi le problème de la retraite par capitalisation.

 

François Chesnais (professeur à Paris-XIII, Villetaneuse) appelle à une collaboration afin de mener un travail sur la question des fonds de pension privés, dont la fonction est double : disloquer, par la privatisation d'une partie des retraites, le système de protection sociale publique ; muscler ce qu'il y a de plus nocif dans le capitalisme financier français.

 

Nicolas Béniès (collectif de Caen) soutient que l’existence d’une énorme demande de débats dans sa région (quatre-vingts personnes à chaque réunion) montre la nécessité de ces lieux de débats pour saisir le monde tel qu’il est (services publics, vache folle, etc.), dans une nouvelle période sociale, face au Front national et au risque de solution autoritaire. Pour faire face à la crise d’orientation générale du mouvement ouvrier, il faut élaborer ensemble une perspective de transformation sociale.

 

Gérard Alezard (de la CGT) affirme qu'après cette session des Etats généraux, il faut désormais : 1. parvenir à combiner le niveau national avec la nécessité du développement des collectifs au plan local ; 2. s’atteler à quelques thèmes de discussion en mettant en commun les contributions qui émanent de tous les lieux de réflexion qui existent déjà, sans prétendre reproduire le mouvement social à chaque étape et sans corseter les collectifs, qui trouveront eux-mêmes leur propre chemin.

 

Evelyne Perrin constate la nécessité et l’urgence de faire entendre la voix des sans-emploi, de dominer et de surmonter le clivage entre ceux-ci et ceux qui ont un travail. Elle invite à l'organisation de la solidarité (motions, collectes) du monde du travail avec les routiers et en appelle à la lutte pour le droit au travail et au revenu.

 

Oreste Scalzone souligne la nécessité d’ouvrir un espace de réflexion sur la nouvelle configuration du travail. L’offensive idéologique autour de la " fin du travail " est l’indice de transformations sur lesquelles il faut réfléchir, en prenant pour point de départ le " droit " à une vie épanouie, sans sociologisme ni partis pris idéologiques.

 

Patrick Picard (syndicaliste SNUIPP) pense qu’il existe dans le mouvement social une prise de conscience d’enjeux qui relèvent de choix de société. Deux difficultés : 1. trouver des forces pour impulser le débat ; 2. établir des contacts entre collectifs locaux et associations, qui sont essentiellement parisiennes, pour éviter de voir, dans une ville comme Auxerre par exemple, le débat se dérouler exclusivement au sein des mouvements syndicaux, et perdre ainsi la richesse apportée par ces associations.

 

Anne Thuilé (Association " La Famille d’abord ") explique que l’objectif de son association est de réformer et d’humaniser la DASS. Elle dénonce les conditions dans lesquelles les enfants de familles désespérées sont " réquisitionnés ", selon le terme même d’un agent de la DASS. Des familles sans ressources ne bénéficient d’aucune aide, alors que les familles d’accueil reçoivent 6 000 francs par enfant.

 

Pierre Cours-Salies (enseignant, CFDT en lutte) propose : 1. la mise en discussion, au sein des Etats généraux, de la loi-cadre sur les 32 heures que le courant  "Tous ensemble " a élaborée ; 2. la réalisation d’une enquête sur le travail dans les PME (à partir des données fournies par les syndicalistes, avec les chercheurs qui n’y ont pas directement accès) ; 3. la préparation d’une analyse de la classe dirigeante de notre pays et de la concentration du pouvoir dans les mains de quelques milliers de personnes.

 

Claire Villiers (CFDT-ANPE, AC!) insiste sur l’importance du décloisonnement et du travail en réseau, dans lequel les femmes sont plus à l’aise, et qui favorise les expériences de travail en commun. Le mouvement social naît aussi de l'action de milliers de militants qui ont théorisé leur action. Elle souligne que l'objectif doit être, d’une certaine manière, le contraire d’un front républicain, dans la mesure où il s’agit de faire en sorte que le mouvement social forge un lien d’appartenance — un lien de classe, plus qu'un lien social.

 

Christian Chartier (SUD-PTT) souligne l’existence de deux écueils : 1. considérer les Etats généraux comme une intersyndicale délocalisée. Il convient, au contraire, d'être ambitieux, d’intégrer les autres dimensions non syndicales et de prendre en compte le mouvement associatif ; 2. ne pas servir de point d’appui ou de force d’appoint à autre chose. Il faut, au contraire, rester très autonome par rapports aux forces politiques et à leurs jeux d’appareil.

 

Patrice Muller (Syndicat de la médecine générale) affirme qu'il est au moins un champ sur lequel les risques de récupération partisane n'existent pas : la politique de la santé. C'est pourquoi les Etats généraux du mouvement social peuvent devenir un véritable lieu d'innovation en matière de politique de santé, non seulement pour défendre les positions acquises en matière d'accès aux soins, mais surtout pour anticiper sur ce que doit être la santé de demain.

 

Alain Lipietz (économiste) consacre son intervention à un risque et présente deux propositions. Il craint que la déchirure sociale ne rende difficile le dialogue entre les syndicalistes, et que les Etats généraux ne soient qu'un " truc " d'intellectuels, avec quelques visites d'associations s'occupant de l'autre France. Il propose : 1. d'établir une espèce de banque de données, soit sur Minitel soit sur Internet, par exemple pour dire qui fait quoi sur quoi ; 2. d'ouvrir une table ronde, un colloque, par exemple sur un des grands thèmes discutés ici, sur l'idéologie de la fin du travail, ou encore sur les fonds de pension.

 

Dominique Brunet (collectif de Lille, militant sur la question du logement dans une association de quartier) intervient sur deux points : 1. pour insister sur l'importance des travailleurs du secteur Santé dans la définition d'une politique alternative avec les militants des réseaux, contre la désagrégation du social et du secteur santé-social ; 2. pour proposer que les réseaux s'organisent en réseau national pour lutter contre la Loi sur la cohésion sociale.

 

François Labroille (Snes-Fsu) apporte trois précisions : 1. la nécessité d'inventer des rapports inédits entre les différentes composantes au sein du mouvement social, en respectant leur égalité au lieu de les hiérarchiser ; 2) la nécessité de clarifier les rapports entre les uns et les autres, et de définir ce que peuvent apporter le mouvement syndical et le mouvement associatif aux chercheurs, dont une partie fait preuve d'un véritable autisme par rapport aux savoirs dont le mouvement social est porteur ; 3) la nécessité, pour les Etats généraux, d'intervenir dans le débat public, qui est aujourd'hui d'une pauvreté affligeante.

 

Yves Frémion (écrivain, vice-président du Réseau Voltaire) intervient pour expliquer l'importance de la dimension culturelle de notre combat et la nécessité de l'intégrer à la réflexion des Etats généraux. Le combat culturel, dit-il, est un combat entre deux visions du monde, et le Front national l'a compris. A titre d'exemple, on a vu, au moment des négociations du Gatt, les artistes en lutte gagner de petites choses pour le monde du cinéma et de l'audiovisuel.

 

Une intervention finale (qui ne se présente ni comme un résumé ni comme une conclusion) met un terme à la première session des Etats généraux.

 

Henri Maler (membre du Collectif d'animation) affirme que cette session est bien la première d'un cycle, qu'il s'avère désormais possible de continuer, et que cela n'était nullement évident, tant il était et reste difficile de tenir le double pari qui fait l'originalité des Etats généraux : 1. ouvrir un espace de confrontations pluraliste et décentralisé, dans lequel des syndicalistes de toutes obédiences, des associatifs de toutes origines et des chercheurs de toutes disciplines se parlent, s'entendent, et, pourquoi pas, constatent leurs accords ; 2. modifier les relations entre ces diverses composantes — et en particulier entre les acteurs du mouvement social et les intellectuels partie prenante de ce mouvement — pour favoriser un véritable partage des savoirs et des expériences.

 

Ce double pari est relevé, mais il n'est pas gagné. Nous avons tout à faire pour continuer à cultiver notre diversité, qui fait notre force ; pour atténuer et si possible surmonter nos divisions, qui font notre faiblesse. Nous avons tout à faire pour lier toujours plus étroitement la forme démocratique de nos débats et leur contenu, tant il est vrai qu'ils sont indissociables.

 

L'intervenant conclut par deux propositions : 1. tenir une deuxième session des Etats généraux dans le cours de l'année 1997 ; 2. fixer les modalités et le contenu de cette initiative à l'occasion d'une coordination, qui se tiendra au début du mois de février 1997.

 

Parce que nous sommes pressés..., nous devons avancer lentement ! Les Etats généraux sont désormais en marche.

 

Préparation de copie et relecture : Maya Vigier.

 

. Les interventions ont été résumées. C'est difficile : soyez indulgents.