Gênes : témoignage
Je voudrai commencer ce témoignage en soulignant la difficulté
de raconter ce qui s'est passé. L'enjeu n'est pas tant de relater les faits
bruts - tabassages, nombre d'arrestations, . - que de rendre compte d'un
environnement, d'une ambiance particulière. Sous l'abondance des images
spectaculaires et des faits objectifs, les médias ont occulté et déplacé l'
attention en donnant leur version toute faite sur les évènements de Gênes.
Pour pouvoir témoigner, pour pouvoir parler, il faut d'abord déconstruire
les paroles médiatique, policière et gouvernementale qui ont acquises le
monopole du discours légitime.
Ma parole sera à la fois affective et politique car il est
impossible, dans le climat de Gênes, de dégager l'un de l'autre sans diviser
la réalité. Mon texte est avant tout un brouillon, une première impression
sur ces quelques jours.
La première impression en arrivant à Gênes est double : d'une
part, la gentillesse des gênois et, d'autre part, une ville en état de
siège, une ville en guerre. Il y a plusieurs Gênes, artificielles : celle du
G8 ; grandeur, pouvoir, esprit de sérieux et paillets. Inaccessible. Il y a
la Gênes médiatico-policière alimentant la stratégie de la tension en
alertes à la bombe, en attentats, en murs et grillages, en annonces
catastrophiques, . Et il y a la ville des manifestants : ville morte, ville
cachée sous les cartons et les volets baisés, vidée de ses habitants pour ne
plus laisser face-à-face que les manifestants et les policiers. Avant que ne
commencent les manifestations, nous sommes désoeuvrés. Il nous est
impossible de rencontrer des groupes, d'avoir des débats - les seules
conférences sont organisées par les ONG's tandis que les autonomes
travaillent aux questions stratégico-pratiques ; division qui en dit long
sur l'organisation . - , de découvrir la ville, de nous promener. Impossible
de faire autre chose que d'attendre jusqu'à l'impuissance, jusqu'à nous
demander ce que nous sommes venus faire ici. Sentiment d'abandon, d'une
attente vaine, sans surprise. Tout est organisé en fonction des futures
manifestations dont le rituel est prévisible et prévu et les rôles déjà
distribués : manifestations traditionnelles, violence, répression, .Reste
les variantes sur l'intensité et l'importance des évènements.
Ces différentes Gênes artificielles et de circonstance ne se
croisent que très partiellement mais elles ont en commun de couvrir la ville
habituelle[1], de la faire disparaître, et de s'articuler sur la centralité
du sommet (qui organise le temps et l'espace).
Si je me suis attardé sur cette première impression
urbanistique » de Gênes, c'est que, selon moi, elle exprime une mise en
scène qui va permettre et annoncer la violence dans les jours suivants. Mon
hypothèse est que tout a été mis en place pour permettre une répression
ultra-violente, que l'urbanisme, les journaux participent directement de ce
climat de répression qui était « totalitaire », qui recouvrait tout de l'
urbanisme à la matraque, de la peur aux discours officiels. L'attente et l'
impuissance des premiers jours qui ont précédés les manifestations ont été
organisées en vue de cette répression.
Avec la violence des premières manifestations, tous les éléments
s'activent et imposent leur rythme : tout le monde est plus nerveux, les
tensions augmentent, les débats tournent souvent autour de la violence et de
la radicalisation de certains groupes, les rumeurs contradictoires épuisent
les nerfs. De plus, non seulement, il était impossible de prendre racines
dans Gênes mais il devient aussi impossible de sortir dans Gênes et de Gênes
; nous sommes coincés dans un ville sous un couvre feu de fait et sous la
vigilance et le bon vouloir des hélicoptères et des flics omniprésents. Des
scènes de panique apparaissent ici ou là ; tout le monde se sent un peu pris
au piège. L'ambiance est lourde et très chargée émotivement par les scènes
de tabassages, les rumeurs, le balais des ambulances, . Ainsi, le seul
moment festif de ces quelques jours aura été le concert le mercredi soir ;
puis, l'idée même d'une fête dans ce contexte est devenue impossible. Tout
cela participe de la stratégie de la tension en servant de relais et d'
articulation aux coups des flics. La violence est « doublée » par le
discours des médias et par l'impunité et la banalisation de ce qui se passe.
Pour tous, il devient « normal », possible, voire probable, de se faire
arrêter et donc tabasser pour rien. De même, le déplacement des débats des
objectifs du mouvement aux questions tactiques pour répondre et échapper
directement à la répression participe de la stratégie de la tension.
Le sentiment qui a dominé ces quelques jours est celui de l'
impuissance. Pris dans une ville reconstruite par l'organisation policière
et médiatique du G8, dans une ville hostile qui nous interdisait tout
contact, nous semblons être condamnés à répéter ce qu'on attend de nous : au
rituel imbécile du G8 (thèmes, photos de famille, déclarations) correspond
les automatismes des manifestations. Nous sommes là où on nous attend pour
faire ce qu'on attend de nous. Bref, il est impossible de faire quoi que ce
soit d'autre que de manifester, discourir et de casser. Notre marge de
manouvre est presque toute entière dictée par l'organisation
médiatico-policière. Ainsi, chaque groupe assimile l'image qui lui est
attachée ; les ONG's dénoncent et les tutti bianci annoncent qu'ils
envahiront la zone rouge. Déclarations sans autre conséquence que de
souligner la passivité et l'impuissance de tous. Impuissance dont le sommet
est la vulnérabilité par rapport aux flics. Gênes a montré qu'il n'y avait
pas de point limite au-delà duquel on ne pourrait pas aller objectivement
dans la répression ; ça peut toujours être pire. Cette expérience de la
stratégie de la tension est pour moi l'acquis le plus important de ces
quelques jours ; expérience un peu « traumatisante » mais dont on ne peut
faire l'économie si on veut comprendre ce qui s'est passé en Italie et ce
qui pourrait se passer ailleurs. Ils ont tué un manifestant ? Le lendemain,
ils tapent dans le tas des manifestants. Puis ils attaquent le centre
média[2] et tabassent à tout vent. Le G8 a continué. Et ils continuent.
Je n'avais jamais vécu une telle situation. Je ne suis pas sûr
de pouvoir en tirer déjà des conclusions définitives mais j'ai senti une
telle impuissance à rester dans un entre-deux, entre l'alternative de la
violence ou de la manifestation traditionnelle. Aucune ne me satisfaisant
car la casse et la violence participent d'une mécanique qui nous est
étrangère (d'ailleurs, de part et d'autre, il n'y avait pas d'enthousiasme ;
on faisait juste cela parce que rien d'autre ne semblait possible).Tant qu'
on sera condamné à une telle alternative - et j'ai l'impression que dans le
cadre de ces sommets c'est ce qui risque de nous arriver - , peu importe
notre choix, nous avons de grandes chances d'être condamnés à l'impuissance.
Nous devons chercher, inventer, anticiper et créer pour reprendre l'
initiative sur notre propre terrain et mettre en avant nos choix, nos
discours et nos méthodes de lutte.
Frédéric