Etudiants, chômeurs, précaires
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L'occupation de l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm par les chômeurs en lutte a une forte valeur symbolique, à condition toutefois de ne pas y voir une entreprise de dénonciation des "privilégiés" par les "exclus". L'idée était simple : l'ENS est le seul lieu de l'appareil éducatif français qui offre une rémunération correcte (7 500 F/mois) de la formation, rémunération non conditionnée par une période préalable de travail. À partir de là, c'est le statut même de la formation qui se trouve mis en question, et en particulier la difficulté de lui assigner des limites nettes. Ce qui se trouve avant tout contesté, c'est le modèle du travailleur garanti en progression continue dans son poste et pour qui le chômage serait un accident. À l'heure où tous les gouvernements vantent les mérites de la "formation tout au long de la vie", il n'y a pas de sens à maintenir un partage net entre travailleurs et sujets en formation. Inutile de s'accrocher à l'illusion d'un parcours linéaire qui nous conduirait de l'identité d'étudiant à celle de travailleur garanti à travers de courtes périodes de chômage et/ou de précarité. Que ce soit dans le cadre de travaux pratiques en IUP ou comme vendeurs à Décathlon ou Kiabi (contrats spécifiques avec horaires flexibles sur l'année), les étudiants travaillent de plus en plus pour payer leurs études dont l'issue est incertaine. Les travailleurs "garantis", eux, non seulement sont en permanence menacés de chômage, mais ils sont toujours plus enjoints à compléter leur formation et à acquérir des compétences nouvelles. Mais l'occupation de l'ENS par des chômeurs a un sens plus général. Ce n'est pas seulement la distinction entre étudiant et travailleur qui est mise en cause à travers l'extension de la formation et la nécessité de sa rémunération ; c'est tout autant entre chômeurs, précaires, étudiants et "travailleurs" qu'on peut de moins en moins tracer de frontière rigide : chacun est destiné à passer et à repasser à travers toutes ces identités. En réalité, c'est le système productif dans son ensemble qui repose aujourd'hui sur une perméabilité entre ces différentes identités : ce que l'on appelle "flexibilité", c'est avant tout cela, à savoir une capacité à passer des unes aux autres. La production de richesses repose donc de plus en plus sur une hybridation effective des identités. Mais, dans le cadre capitaliste de la production, cette hybridation prend la forme d'une précarité généralisée. "Précaire" n'est dès lors pas le nom d'une catégorie sociologique de gens en difficulté, mais, au moins virtuellement, celui de tout le monde. Il faut bien voir alors qu'il y a un enjeu majeur pour le pouvoir d'État à maintenir nettement séparées des identités en réalité composites, hybridées, et ainsi à occulter la généralisation de la précarité. Si, au plan "idéologique", c'est avant tout par le biais de la valeur-travail qu'est maintenue la distinction, fondatrice de toutes les autres, entre ceux qui seraient productifs (les salariés) et ceux qui ne le seraient pas (les femmes au foyer, les enfants, les vieux, les chômeurs, etc.), au plan matériel, la différenciation s'opère à travers les modalités de rémunération : salaire, assurance-chômage, allocations de solidarité, aides ponctuelles, etc. La revendication de revalorisation des minima sociaux porte tendanciellement l'exigence d'un revenu social garanti pour tous, seul à même de briser les identités désormais fictives et la différenciation coercitive entre les modalités de rémunération. Notamment, cette exigence conteste le partage fondamentalement illégitime entre le régime salarial (auquel demeure attachée l'assurance-chômage) et le régime de la solidarité. Car seul un tel revenu, en mettant à égalité les jeunes et les vieux, les chômeurs de longue durée et les travailleurs intermittents, les hommes/femmes au foyer et les malades, serait à même de restituer à chacun la dignité dont se voient privés ceux qui tombent sous un verdict d'"inemployabilité". L'exigence du revenu social est le moyen de faire admettre au pouvoir d'État la nécessité de payer le coût de la précarité. Il ne faut surtout pas revendiquer des identités figées (cf. le mot d'ordre syndicaliste du statut de l'étudiant), mais au contraire, mettre en avant l'hybridation elle-même sur laquelle, de fait, s'appuie le système productif. Car il n'y a aucune nécessité, si ce n'est dans la logique purement capitaliste, à rabattre une telle hybridation sur la gestion étatique de la précarité. Il importe alors de penser cette hybridation comme dissolution radicale des identités désormais sans contenu, et de se battre à partir d'elle. C'est pourquoi, notamment, il est si essentiel de faire reconnaître la formation au sens le plus large du terme comme la base de la production de richesses. Nous ne sommes pas dupes : lorsque nous demandons une telle reconnaissance, nous ne nous attendons pas à ce que l'État lui donne une satisfaction immédiate. La question est bien plutôt de voir jusqu'où une revendication telle que le revenu social et le refus corollaire de se laisser assigner à des identités illusoires peuvent être collectivement assumés et portés. | |
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