Ils peuvent nous expulser
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L'année 1998 commence par un joyeux chahut: partout en France, des collectifs de chômeurs et de précaires occupent les lieux de passage obligés des demandeurs d'emploi et allocataires des minima: antennes Assedic, ANPE, Centres d'action sociale, CAF... Les chômeurs sont en colère, le mouvement social effectue son retour sur la scène et la scène elle-même s'en trouve transformée. Qui aurait imaginé qu'un ministre socialiste de l'Economie accorderait un brevet de combativité aux chômeurs à une heure de grande écoute ? Ce mouvement, qu'on a quelquefois qualifié de "minoritaire", marque pourtant un tournant dans l'histoire des luttes sociales. Pour la première fois, on assiste à la mobilisation forte, organisée, vivante, multiforme, de populations atomisées, soumises au contrôle social, souvent infantilisées par les institutions dont elles dépendent. Les mouvements de chômeurs n'en sont pas à leur première campagne, ni à leur première occupation de locaux. Mais jamais leur colère n'avait connu un tel retentissement. Derrière la sympathie que suscite ce mouvement, il y a sans doute cette image nouvelle pour beaucoup du chômeur ou du précaire non plus honteux, caché, "exclu", mais revendiquant avec détermination son dû: une part tangible de la richesse sociale. A l'origine de ce mouvement début décembre 1997, une tradition de lutte. Les comités de chômeurs CGT dans les Bouches-du-Rhône vont, comme chaque année, réclamer une "prime de Noël" prise sur le reliquat du fonds social des Assedic. Ce fonds social, réservé à des aides d'urgence pour les chômeurs en difficulté, n'était jamais entièrement utilisé, loin s'en faut. Mais en juillet 1997, il a été démantelé par l'Unedic. Privés d'un fonds qui leur était destiné, les chômeurs occupent à nouveau les Assedic. Au même moment, un regroupement d'associations de lutte contre le chômage et les exclusions (AC!, APEIS, MNCP, CdSL, DAL, Droits Devant!!, CADAC) et de syndicats (SUD, Tous Ensemble, Groupe des 10, FSU, Fédération CGT Finances) est à l'initiative d'une semaine d'action "Urgence sociale" ponctuée de multiples occupations, qui se clôturera par un grand forum au Carrousel du Louvre. Après six mois d'immobilisme gouvernemental en matière de droits sociaux, la nécessité d'agir s'impose. Les deux mouvements convergent de fait rapidement autour de la revendication centrale d'un droit au revenu pour tous. Il apparaît évident que demander le paiement d'un treizième mois n'a de sens que dans le contexte d'une lutte globale sur les conditions de vie toute l'année. Il n'est plus question alors seulement du fonds social des Assedic mais d'exiger une revalorisation immédiate de 1500 F des minima sociaux, l'instauration d'un droit au revenu pour les moins de z5 ans, actuellement interdits de RMI, et une remise à plat complète du système d'indemnisation du chômage. Car ce système de protection ne correspond plus en rien aux réalités vécues par le nombre croissant de ceux qui en dépendent. Depuis 199Z, les allocations chômage sont dégressives; un chômeur sur deux n'est pas indemnisé et la moitié de ceux qui le sont touchent moins de 3 000 F par mois. Quant aux minima sociaux, versés par l'Etat (revenu minimum d'insertion, allocation spécifique de solidarité, allocation parent isolé), ils sont non seulement insuffisants pour vivre mais soumettent les allocataires à un contrôle tatillon: visites domiciliaires des travailleurs sociaux, obligation de pointage dans les commissions locales d'insertion, injonction d'accepter les emplois précaires sous peine d'être exclu du RMI... De plus, ces minima ne sont pas attribués individuellement, mais par foyer (un RMI-couple est inférieur à deux RMI), et en sont déduits tous les avantages en nature dont l'allocataire peut bénéficier, de l'aide au logement au lopin de terre planté de tomates ! Une telle parcimonie dans l'attribution des minima sociaux et leur faible montant sont à la fois révoltants et aberrants dans la cinquième puissance économique mondiale. Mais au-delà de ceux qui les perçoivent, c'est l'ensemble des salariés dont les conditions d'emploi sont sans cesse précarisées qui sont touchés. Car le chômage de masse qui sévit depuis le début des années 80 a vu non seulement une augmentation considérable des chômeurs de longue durée mais aussi une croissance sans précédent des emplois précaires. Travailleurs précaires et intermittents de l'emploi forment désormais une des figures majeures du salariat contemporain, sans que des garanties sociales tangibles viennent assurer aux précaires la simple possibilité d'entretenir leur disponibilité sur le marché du travail. Aujourd'hui, 80 % des embauches se font sous contrat à durée déterminée (CDD), dont la durée moyenne est de deux mois. Les salariés jeunes, femmes et immigrés sont amenés à circuler sur le marché du travail de période d'emploi en période de chômage, en période de formation. Bien souvent, ils ne sont pas employés suffisamment longtemps pour être indemnisés par les Assedic, bien souvent, ils/elles sont contraints d'accepter petits boulots et temps partiels imposés pour pouvoir vivre. Exiger l'augmentation substantielle des minima sociaux et au-delà, comme le fait AC!, un revenu inconditionnel du montant du Smic mensuel, c'est aussi tenter de conquérir de nouvelles garanties sociales qui permettent de résister à la précarité de l'emploi, de refuser emplois précaires et temps partiels imposés. C'est la précarisation générale de l'emploi et des conditions de vie qui permet aux revendications des chômeurs d'avoir une telle résonance dans l'ensemble de la société; c'est aussi pour cela qu'AC! a choisi d'être une association qui regroupe des chômeurs, des fonctionnaires, des employés du secteur privé, des étudiants, des stagiaires, des intermittents, des intérimaires et des salariés aux statuts encore bien plus flous. La nature même de notre mouvement montre à quel point ces "catégories" sont multiples, poreuses, sans frontières établies. Ensemble, et tous statuts confondus, nous nous battons pour une réduction du temps de travail sans perte de pouvoir d'achat ni flexibilité et avec embauches compensatoires, pour le droit à un revenu pour tous, et pour le droit à l'expression. Car c'est aussi de cela qu'il s'agit: les chômeurs et les précaires sortent du bois. Comme les sans-papiers l'avaient fait en occupant l'église Saint-Ambroise en mars 1996, ils se montrent tels qu'ils sont, forts, déterminés, mobiles et imprévisibles. De nouvelles formes de lutte émergent comme l'avaient déjà montré le récent conflit des routiers ou la grève des salariés du Crédit Foncier: être là où on ne nous attend pas, au coeur des enjeux stratégiques, et en pleine lumière, c'est la force nouvelle du mouvement social. Rien à perdre, peut-être, mais surtout tout à gagner. Et d'abord ce droit à n'être plus seulement des numéros de dossier ou des statistiques mensuelles mais des hommes et des femmes qui agissent collectivement aux yeux du monde. Ce que ce mouvement exprime, c'est la volonté de vivre, et pas seulement de survivre, de se déplacer librement, d'avoir accès aux loisirs et à la culture, de choisir un emploi ou une formation sans y être contraints. Aujourd'hui, Lionel Jospin reçoit les associations de chômeurs et précaires alors que celles-ci n'ont toujours pas le droit d'affichage dans les ANPE et les Assedic. Mais un mouvement "minoritaire" qui emporte l'adhésion des deux tiers des Français n'en est pas à un paradoxe près. Qu'importe, la première victoire de ce mouvement d'occupations aura été la reconnaissance par les institutions des associations de chômeurs et de lutte contre le chômage, dans lesquelles se retrouvent et autour desquelles se fédèrent syndicats de salariés et groupes revendicatifs aussi différents qu'Act Up, Scalp-Reflex, la CNT ou le Collectif pour les droits des femmes. Au sein des entreprises, on sent déjà l'envie d'agir. La recomposition du mouvement social, initiée au début des années 90, arrive à maturité, et cela ne fait que commencer.
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