LIMPERIALISME SUISSE
Intervention lors du meeting du Groupe pour une Suisse sans Armee
(GSsA) le 11 mai 2001 à Genève
Peter Streckeisen (secrétariat national dattac suisse)
Tel.: 061 481 24 91 - E-mail: pstreckeisen@yahoo.com
Il existe des mots qui ne sont plus guère utilisés
aujourdhui, malgré leur réalité et leur
pertinence incontestables. Limpérialisme fait partie
de cette catégorie de mots quon ne doit plus prononcer
de nos jours, sous peine de se faire accuser didéologue
attaché à un passé révolu et nostalgique
dun régime bureaucratique écroulé. Je
crois néanmoins que cest justement parce que nous ne
sommes pas des défenseurs nostalgiques dune aventure
autoritaire, bureaucratique et qui sest soldée, objectivement,
par un échec total par rapport aux objectifs proclamés,
parce que nous nous tournons résolument vers lavenir
et nous battons au contraire pour un autre monde, une autre société
plus juste et plus humaine, que nous devons continuer à utiliser
ce type de notions comme limpérialisme. Car la lutte
contre la mondialisation du capital et ses effets dévastateurs,
y compris en termes de conflits militaires, doit se développer
sur la base dune analyse précise des mécanismes
et dynamiques de celle-ci, si elle veut être efficace.
On ma donc demandé de parler de limpérialisme
suisse, de quelque chose dont une majorité de gens habitant
dans ce pays est convaincu que cela nexiste pas. Comme si
la propriété des moyens de production et la richesse
nétaient pas, aujourdhui, plus concentré
que jamais dans lhistoire de lhumanité, et ce
à léchelle de la planète entière:
de nombreux rapports officiels de lONU le prouvent. Comme
si une petite minorité de riches et de puissants ne déterminait
pas, tous les jours, largement les conditions de vie et de travail
dune énorme masse de gens, distribués dans toutes
les régions du monde, de peuples entiers. Et comme si, dans
tout cela, les grands groupes industriels et financiers suisses
(Nestlé, Novartis, ABB, Credit Suisse, UBS, Holderbank et
dautres) ne jouaient aucun rôle.
En réalité, le capitalisme suisse possède
les traits classiques de limpérialisme moderne. Tout
dabord, une concentration industrielle et bancaire très
forte, avec des imbrications réciproques entre lindustrie
et le secteur financier multiples et déterminantes: Il suffit
de voir qui siège dans quel conseil dadministration
pour sen faire une image. Malgré la petitesse du pays,
la Suisse figure parmi les 10 premières puissances du monde
quand on prend le critère du nombre dentreprises suisses
se trouvant parmi les 500 groupes plus grands de la planète.
A cela il faudrait ajouter que la Suisse est le siège de
nombreux holdings de grands groupes étrangers comme Metro-Konzern
ou Richemont, pour des raisons fiscales. Ensuite, le capitalisme
helvétique est très exportateur de capitaux (investissements
directs à létranger), et ce depuis plus dun
siècle. Ainsi en 1999, plus de 1.6 millions de salarié-e-s
travaillaient dans des entreprises suisses à létranger.
Comparé-e-s aux quelque 3 millions de salarié-e-s
en Suisse, ce rapport est sans doute plus élevé que
pour tous les autres pays industriels. Enfin, cette exportation
de capitaux se combine avec une importation de main doeuvre
étrangère: Le capitalisme suisse, sur les quelque
3 millions de salarié-e-s employé-e-s en Suisse, utilise
la force de travail de 750'000 travailleurs / -euses étrangers
/ -ères.
Il est vrai que limpérialisme suisse était
depuis ses origines un impérialisme sans contrôle politique
ouvert, un impérialisme sans colonies. Mais cela est tout
aussi vrai pour la première puissance impérialiste
de nos jours, les Etats-Unis. Et depuis la Seconde Guerre Mondiale,
respectivement les années 50 et 60, même les impérialismes
les plus classiques et traditionnels: anglais, français,
hollandais, allemand et autres, sont devenus des impérialismes
sans colonies. Il sagit dun changement de forme, non
pas dune disparition. Léclatement de la crise
de la dette des pays du sud, au début des années 80,
a montré quune majorité de pays du monde se
trouve plus que jamais sous la domination brutale des puissances
impérialistes du nord, gouvernements et grands groupes réunis.
A travers le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque
Mondiale et dautres institutions, ils guident
la politique des gouvernements des pays du sud à laide
de conseils bien utiles à leurs propres
intérêts - ; ils imposent des programmes dajustement
structurel, douverture de marchés, de privatisation,
de véritable guerre contre la population. On connaît
les effets en termes de mortalité infantine, de conflits
militaires, de niveau de vie et autres choses. La Suisse participe
dailleurs activement à cette administration
des pays endettés: Elle dirige au sein du FMI la zone de
lAsie centrale et du Caucase, une région de misère
et de conflits militaires. Administration qui rappelle
le contrôle des finances de lEmpire Ottoman au 19e siècle
par les représentant-e-s de limpérialisme britannique,
avant son écroulement qui a permis aux puissances occidentales
de re-tracer les frontières dans tout le Moyen Orient, région
encore aujourdhui complètement soumise à limpérialisme
des puissances du Nord et déchirée par des conflits
militaires sans fin.
Sur limpérialisme suisse, jaimerais souligner
encore trois aspects:
1. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, il sest développé
systématiquement dans le sillage de la politique étrangère
des Etats-Unis, devenus alors indiscutablement la première
puissance impérialiste du monde. LAmérique latine,
qui a subi dans les derniers 50 ans une multitude dinterventions
militaires, ouvertes ou cachées, dirigées par le Pentagone,
en est le meilleur exemple. Les dictatures militaires dans cette
région ne devaient jamais craigner aucune réprobation
de la part des milieux daffaires helvétiques, au contraire:
Cétait toujours, comme durant la Seconde Guerre Mondiale
en Allemagne nazie et ailleurs: business as usual. Le Chili de Pinochet
est le modèle-type dun coup dEtat militaire appuyé
par les Etats-Unis (et approuvé largement par les grands
groupes suisses), dune défaite militaire infligée
à une population qui se battait contre un ordre économique
et social qui écrase ses droits et ses espoirs. Dans la plupart
des pays de lAmérique latine, la Suisse se trouve parmi
les 5 ou 10 premiers pays dorigine des investissements extérieurs.
Aujourdhui lintervention américaine en Colombie,
vendue comme soutien au gouvernement de Pastrana dans la lutte contre
le traffic de la drogue, doit permettre dimposer définitivement
le nouvel ordre néolibéral à toute lAmérique
latine, avec une zone de libre échange comprenant tous les
pays américains (à lexception de Cuba) et permettant,
entre autres, une exploitation sans obstacles des richesses inestimables
de la fôret amazonienne par les entreprises transnationales,
dont celles de lindustrie pharmaceutique, Roche, Novartis
et dautres, qui sapproprient le vivant afin de transformer
la diversité biologique de cette région en source
de profits extraordinaires et exclusifs. En termes dinvestissements
suisses directs à létranger, la Colombie est
le 4e pays dAmérique latine, après le Brésil,
le Mexique et lArgentine. Des entreprises suisses y emploient
directement plus de 7'000 salarié-e-s. En plus des entreprises
pharmaceutiques déjà mentionnées, ABB, Sulzer,
Ascom, Holderbank (Schmidheiny) et dautres groupes suisses
sont implantés en Colombie.
A côté de lAmérique latine, on pourrait
donner bien dautres exemples, notamment la Turquie, régime
militaire de terreur, pays pivot de lOTAN et allié
stratégique de Washington, qui mène depuis 20 ans
une guerre à linterne contre le peuple kurde. Vous
avez entendu parler de la brutalité avec laquelle le gouvernement
turc traite les prisonniers/-ères grévistes de la
faim, qui protestent actuellement contre les conditions de détention
et les tortures, ainsi que contre un régime qui criminalise
tout opposition politique (12'000 prisonniers/-ères politiques).
Inutile de vous rappeler que la Suisse figure au 5e rang des investisseurs
étrangers en Turquie et quun Business council Suisse-Turquie
réunissant des représentants du secteur privé
des deux pays est en voie de formation actuellement, au moment où
la Turquie se prépare à privatiser lessentiel
des entreprises étatiques, sous pression du FMI et dans le
cadre dune crise économique et dendettement profonde.
2. Lorsque la concentration de la richesse et de la propriété
des moyens de production atteint un tel degré que des centaines
de millions dêtres humains vivent dans des conditions
inhumaines, quune grande majorité se trouve exploitée
par une petite minorité, il ny a pas de véritable
neutralité possible. On se trouve soit du côté
des exploité-e-s, des opprimé-e-s, soit du côté
des puissants, des exploiteurs. La fameuse neutralité suisse
na toujours concerne que les relations avec les autres puissances
impérialistes. En renonçant à un rôle
de leadership politico-militaire, elle a permis aux milieux daffaires
helvétiques de maximiser les profits de toute provenience.
Les deux Guerres Mondiales sont un bon exemple pour cela, mais aussi,
plus récemment, lAfrique du Sud sous le régime
de lapartheid. La fonction de la neutralité est de
donner une marge de manoeuvre maximale au gouvernement et au patronat
suisses, y compris par rapport aux sanctions imposées par
les Etats-Unis et / ou lONU à un pays pour telle ou
telle raison. Par contre, comme le prouve très bien la période
de la Guerre Froide, elle na jamais empêché la
Suisse de se positionner politiquement. Je crois que lintégration
progressive de larmée suisse au dispositif militaire
de lOTAN, sans adhésion formelle à celle-ci,
est lexpression de la volonté des milieux dirigeants
helvétiques de continuer sur cette voie, dans des conditions
historiques qui ont changé de manière importante,
bien sûr.
3. Enfin, il ne faudrait pas oublier la place financière
et le secret bancaire lorsque lon parle de limpérialisme
suisse. Sa fonction de réceptacle-recyclage du capital impérialiste,
cest-à-dire de pays-refuge pour des profits
réalisés par les grands groupes et investisseurs tout
autour de la planète et mis à labri des autorités
fiscales est bien connu. Il en va de même des grosses fortunes
des dictateurs de tous les pays du monde, soutenus par les puissances
impérialistes (les Mobutu, Suharto, Marcos et autres personnalités
aimables). Cet argent a fait la fortune des grandes banques helvétiques,
notamment du Crédit Suisse et de lUBS, qui comptent
aujourdhui parmi les 200 entreprises transnationales les plus
puissantes du monde, donc parmi les principales forces impérialistes.
Plus généralement, la balance suisse des paiements,
toujours excédentaire, montre limportance de laccaparement
direct ou indirect, par le capitalisme suisse, de richesse produite
dans dautres pays. Enfin, les sociétés suisses
spécialisées dans les assurances, comme la Z (Zurich
Financial), jouent aujourdhui un rôle de pointe, à
léchelle internationale, dans la diffusion des fonds
de pension, ce nouvel instrument de limpérialisme,
visant à fonder un financement instable des retraites sur
les résultats directs de lexploitation de lhomme
par lhomme et, en particulier, des travailleurs / -euses des
pays du sud par les grands groupes du nord. Dans cette entreprise,
les groupes suisses peuvent sappuyer sur lexpérience
dun pays qui a joué un rôle pionnier dans lintroduction
des fonds de pension il y a très longtemps déjà,
alors que ce point nest à lordre du jour quaujourdhui
en France, en Allemagne etc. et rencontre des fortes résistances
dans la population.
Pour terminer, je me réjouis de constater que nous ne sommes
pas seul-e-s à parler dimpérialisme. Depuis
Seattle, un nouveau mouvement international contre la mondialisation
du capital, donc anti-impérialiste, commence à se
développer, et ceci même en Suisse, un petit peu, lentement,
comme les évènements autour du World Economic Forum
de Davos lont montré. Dans ce cadre, attac avait organisé
une conférence internationale intitulée lAutre
Davos (www.otherdavos.net),
à laquelle dailleurs plusieurs intervenants de ce soir
avaient participé (Paolo Gilardi, Claude Serfati, Gilbert
Ashcar, Robert Charvin) et qui a rassemblée quelques 1'200
personnes à Zurich, dans le Volkshaus. Cétait
la plus grande conférence anti-impérialiste en Suisse
allemande depuis très longtemps, propablement depuis les
années 70. Ce mouvement anti-mondialiste, encore
embryonnaire et tâtonnant, indique des voies permettant non
seulement de combattre limpérialisme suisse, mais den
finir avec limpérialisme tout court. Ceci grâce
à la solidarité internationale de celles et ceux den
bas, non pas avec des chars et des soldats. Une perspective que,
malheureusement, les dirigeant-e-s de la gauche institutionelle
et gouvernementale ne considèrent même plus comme possible,
ce qui les conduit à soutenir la réorganisation dune
armée suisse qui ne servira toujours que les intérêts
des puissants, comme lorsquelle tira, le 9 novembre 1932,
sur les manifestant-e-s réuni-e-s sur la Plaine de Plainpalais
ici à Genève, à quelques pas de notre lieu
de réunion de ce soir.
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