Le 2 mai 1998, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union Européenne
ont entériné la création de la monnaie unique européenne, baptisée Euro.
Ici et là, dans l'espace géographique délimité par la zone franc d'Afrique
de l'Ouest, des interrogations se sont fait jour : quelles conséquences
l'intégration du franc français - monnaie de référence pour le franc CFA -
dans une monnaie a priori plus forte va-t-elle avoir sur la monnaie
africaine ? La parité va-t-elle pouvoir être maintenue ? Quelles seront les
réactions des partenaires de la France - au premier rang desquels figure
l'Allemagne - face à un autre partenariat : celui qui la lie aux économies
africaines ?
Et ces interrogations expriment en général une peur : celle d'une seconde
dévaluation, alors que les conséquences de la première n'ont pas encore été
digérées.
Plusieurs voix se sont élevées, en effet, soit pour prédire un tel
évènement, soit même - et y compris dans les milieux politiques et
économiques africains - pour le souhaiter (c'est qu'un gain de
compétitivité - fût-il faible et de courte durée - intéresse forcément les
entreprises les moins performantes en même temps qu'il paraît susceptible
de soulager temporairement les finances publiques).
Mais l'intérêt d'un certain nombre d'opérateurs privés coïncide-t-il
forcément avec celui de la société ? Et des déclarations de principe
peuvent-elles avoir un effet substantiel sur une réalité - la valeur de la
monnaie - qui relève avant tout de facteurs structurels et de
l'appréciation des marchés ?
Enfin, surtout, il faut poser la question de savoir s'il ne vaudrait pas
mieux, plutôt que de spéculer sur les dangers d'un évènement qui échappe
largement à l'emprise des politiques de régulation conjoncturelle, essayer
dès maintenant d'agir sur les facteurs structurels qui, en dernière
analyse, déterminent la valeur de la monnaie.
Voilà bien des problèmes qui méritent d'être éclaircis, avant que ne
s'engage - ce n'est plus qu'une question de temps - une discussion franche
entre l'ensemble des parties intéressées par ces transformations.
L'hypothèse principale de cet article, c'est que les PAZF (pays africains
de la zone franc) vont devoir faire face, à court ou moyen terme, à un
renchérissement de leur monnaie de référence. Cela peut les conduire à une
dévaluation qui devrait coûter plus qu'elle ne rapporte, tant sur le plan
social qu'économique. Aussi serait-il bon de l'éviter ; mais la valeur de
la monnaie dépend moins d'accords ou de déclarations ponctuels que d'une
action à plus long terme sur ses déterminants économiques. Stimuler la
production locale, notamment par le renforcement de l'économie populaire,
devrait donc être une priorité, à la fois pour les PAZF et pour les
institutions communautaires chargées de contrôler la politique monétaire de
l'Union.1
Les PAZF devraient subir un renchérissement de leur monnaie de référence
Dans la mesure où il s'agit de pays dont la majorité des échanges sont
effectués avec l'UE (60 % environ), les PAZF demanderont probablement plus
d'euros dans l'avenir qu'ils ne sollicitent de monnaies européennes - dont
le franc - à l'heure actuelle. On peut avancer deux raisons donnant à
penser qu'il en sera ainsi : la première, c'est que la nouvelle monnaie
permettra de commercer sans risque de change ni commission avec, non plus
un seul pays - comme c'est le cas actuellement vis à vis de la France -
mais un ensemble d'Etats représentant un marché de 290 millions d'individus
; on peut donc s'attendre à un accroissement des échanges avec les
partenaires européens de la France et à des répercussions sur la demande de
monnaie. La seconde raison, c'est que la parité de l'euro par rapport aux
autres monnaies de réserve internationales va sans doute s'apprécier : les
placements en euros des opérateurs de la zone franc devraient donc être,
selon toute probabilité - et alors justement qu'il s'agira d'une devise
favorisant des relations commerciales déjà bien établies, supérieurs à ceux
qui sont actuellement libellés dans les diverses monnaies européennes.
Toutes choses égales par ailleurs, il devrait donc en résulter un
renchérissement de l'euro par rapport au franc CFA.
La question de la dévaluation va donc nécessairement se poser. Il reste à
savoir s'il s'agit d'un outil adéquat et si d'autres politiques ne doivent
pas de toute manière être mises en oeuvre.
La dévaluation serait-elle un outil adapté ? Et les PAZF disposent-ils des
moyens - à court terme - de s'y opposer?
Comme on l'a déjà sous-entendu, il semblerait paradoxal de présenter la
dévaluation comme une politique adaptée aux nécessités actuelles de
l'Afrique, alors qu'elle est aujourd'hui presqu'unanimement condamnée.
Au surplus, la dévaluation est le plus souvent impossible à éviter.
La dernière dévaluation importante a été celle des monnaies est-asiatiques,
et elle s'est traduite par une fragilisation des situations comptables de
nombreuses entreprises. Les économies d'Asie du sud-est ne souffraient pas
d'un problème de compétitivité : leurs firmes occupaient des positions
dominantes sur de nombreux marchés ; la dévaluation est venue sanctionner
la formation d'une bulle spéculative - c'est à dire un gonflement
artificiel de la valeur de leurs actifs. La perte de confiance a donc porté
sur les portefeuilles financiers, dont il apparaissait qu'ils étaient voués
à la déflation. Comme il arrive souvent dans ces cas là, il a suffi - la
rumeur aidant - de quelques retraits importants pour faire de la prévision
initiale une " prédiction auto-réalisatrice ". Les firmes est-asiatiques
ont perdu une bonne partie de la valeur de leurs avoirs financiers, le choc
subi sur le marché des titres s'est rapidement répercuté au niveau du
marché des changes - via le jeu des retraits et des replacements dans des
avoirs libellés dans d'autres monnaies - et les devises de la région ont dû
subir une dévaluation qui n'a guère profité à des économies très
spécialisées et s'est traduite par un renchérissement du coût des
importations - notamment des matières premières dont, mise à part
l'Indonésie, l'Asie du Sud-est est très dépendante.
La crise du peso mexicain, il y a deux ans, avait déjà montré l'emprise des
marchés internationaux de capitaux sur les décisions de politique
monétaire. Là encore, une crise de confiance psychologique avait eu des
conséquences dramatiques sur une économie mexicaine alors en pleine
expansion. Le retrait des investisseurs étrangers a entraîné la réduction
des fonds propres des entreprises, doublée du refinancement de leurs
besoins de trésorerie à des taux extrêmement élevés ; de nombreuses
faillites en ont résulté ; le chômage a augmenté et le taux de croissance
potentielle de l'économie mexicaine pour la dizaine d'années à venir a
diminué.
La dévaluation s'est alors imposée comme la seule manière de desserrer
l'étau imposé par les marchés. Loin d'avoir été voulue par un pays qui
enregistrait de nombreux succés à l'exportation et n'avait aucun problème
de compétitivité-prix, elle s'est essentiellement traduite par une
accélération de l'inflation et la remise en cause de douloureux efforts
d'ajustement.
Mais il n'est même pas la peine d'aller chercher l'exemple de pays en voie
de développement pour illustrer la difficulté d'assoir la crédibilité d'une
économie et, a fortiori, d'une monnaie. La France elle-même, dont les
indicateurs macro-économiques concernant la monnaie étaient alors au vert -
commerce extérieur excédentaire, inflation maîtrisée...- en a fait
l'expérience lors de la tempête monétaire de 1993. La dernière dévaluation
avait beau remonter à sept ans, en effet, la crédibilité de la monnaie
française sur les marchés des changes n'était pas encore assise ; et si le
différentiel d'inflation vis à vis de l'Allemagne aurait normalement dû
jouer en sa faveur, seul le concours de la Bundesbank a cependant évité au
franc de subir le sort de la lire ou de la livre (qui sont alors sorties du
système monétaire européen faute, justement, d'avoir pu en bénéficier).
Dans ces trois cas de figure, l'alternative entre dévaluation et maintien
de la parité s'est présentée comme un étalon de mesure, à l'effet de jauger
la capacité des Etats, dans une économie ouverte, à résister aux
fluctuations qui affectent les marchés internationaux de capitaux. Comme
l'exemple français l'a montré, seul le soutien de partenaires puissants
permet éventuellement d'empêcher les corrections - ou les spéculations -
des marchés. Or, la relation qui associe la France à l'Allemagne est
unique. Elle repose à la fois sur une vision commune et sur une conjonction
d'intérêts. Sans risque de se tromper, on peut sans doute affirmer que tel
n'est pas le cas du lien qui unit la France à ses anciennes colonies
d'Afrique sub-saharienne. Pour puissant qu'il soit, en effet, il ne procède
pas d'une vision commune de l'avenir 2. Et sa charge symbolique est telle
qu'il est même difficile de l'envisager en termes d'intérêts.
En outre, l'entrée dans l'UEM va considérablement réduire les marges de
manoeuvre de l'ancienne métropole 3.
Quant à la relation que les PAZF pourraient être conduits à établir avec
l'UE, il est trés peu probable qu'elle s'accompagne de facilités semblables
à celles que l'Etat français accorde aujourd'hui à ses partenaires
africains.
De sorte que les propos rassurants des autorités françaises peuvent bien
être ce qu'ils sont - à savoir des placébos destinés à éviter d'importantes
fuites de capitaux, il reste que le soutien français pourrait faillir à
résorber une crise d'ampleur sur le marché des changes (et comme de telles
crises sont loin de ne résulter que de facteurs purement économiques, il ne
suffit pas de répéter que la conjoncture est aujourd'hui éclaircie pour
exclure une telle éventualité).
Dans les mois ou les années qui viennent, on l'aura compris, le risque de
dévaluation du franc CFA devra être pris au sérieux par l'ensemble des
acteurs concernés.
Mais le plus important n'est pas là. Si la dévaluation coûte généralement
plus qu'elle ne rapporte, en effet, surtout quand elle est subie, il reste
qu'elle est rien moins que facile à éviter et qu'il vaut mieux, plutôt que
de spéculer sur son éventuelle survenance, conduire une politique
susceptible d'en atténuer les effets.
Quelle politique pour contrer la dévaluation ou en atténuer les effets ?
Décrochage ou maintien dans la zone euro?
Une première solution pourrait consister à corriger un déséquilibre
macro-économique par un instrument macro-économique : la monnaie. Attendu
que l'indépendance monétaire est actuellement tout sauf acquise, on
pourrait ainsi imaginer que les PAZF se dotent d'une monnaie commune, ou
encore qu'ils créent leurs propres monnaies nationales. Une telle solution
présenterait l'avantage d'amortir les chocs conjoncturels et de permettre
aux ajustements de s'effectuer autrement que dans la douleur (il ne s'agit
pas seulement de répondre à des préoccupations politiques et sociales : le
sous-emploi durable d'importants potentiels matériels et humains n'est pas
non plus compatible avec l'optimum économique).
Mais outre qu'il faudrait alors surmonter de nombreux problèmes techniques
(coordination des politiques économiques qui n'est encore que balbutiante,
création d'un institut d'émission monétaire, délais d'apprentissage pour
maîtriser la gestion d'une politique monétaire autonome...), il n'est pas
sûr que cette option soit préférable à celle du maintien dans la zone euro.
Cette dernière, en efffet, devrait précipiter l'intégration économique des
partenaires africains de la France, par là favoriser leur insertion dans
l'économie mondiale. Elle présente aussi l'avantage d'ouvrir la voie à des
investissements directs européens, qui pourraient désormais s'effectuer
sans commission ni risque de change. Dans le même ordre d'idées, les PAZF
réalisant plus de la moitié de leurs échanges avec l'Union européenne,
cette solution leur permettrait également de se couvrir contre
l'éventualité d'un renchérissement du coût de leurs importations. Et puis
le maintien dans la zone euro constitue un important levier à l'effet de
poursuivre l'assainissement des finances publiques et la lutte contre
l'inflation.
Enfin, la perspective de participer à une vaste zone de coprospérité portée
par un des principaux moteurs de la croissance mondiale devrait
enthousiasmer, à tel point qu'une attitude de retrait ou d'isolement semble
aller contre le sens de l'Histoire.
La piste de l'économie populaire urbaine
Au reste, l'instrument monétaire, s'il est susceptible de favoriser les
ajustements, ne permet en aucune manière de les éviter. En fait, le
problème principal des PAZF, c'est d'avoir de petites économies ouvertes
qui sont extrêmement sensibles aux chocs extérieurs. A partir de là, leur
principal effort devra porter sur les moyens de limiter leur dépendance
extèrieure. Or, ils disposent déjà d'un outil important pour essayer
d'obtenir pareil résultat : il s'agit de l'économie populaire urbaine et
rurale. Ce vocable, désormais repris par la commission européenne, recouvre
une multitude d'activités qui ont fleuri dans les pays du tiers-monde et
qui s'inscrivent dans les interstices d'économies modernes
" relâchées " - à savoir des économies produisant un développement
déséquiliibré où la croissance (si croissance il y a) ne profite qu'à
quelques uns et où les filets de sécurité font défaut. Comme c'était le cas
lors de la révolution industrielle, la société doit alors sécréter ses
propres formes de protection. Mais tandis qu'en Europe, on avait affaire à
une société ayant entièrement basculé dans la modernité et qui réagissait
en créant les syndicats - donc des groupements de travailleurs modernes -,
dans les pays en développement, c'est généralement la solidarité
traditionnelle qui remplit cette fonction. C'est ainsi que les PAZF ont vu
grossir nombre d'activités familiales ou communautaires de production de
biens et de services. Et ce qui les distingue d'activités plus " modernes
", c'est que la logique économique - si elle a effectivement sa part dans
leur organisation - n'y est pas seule à l'oeuvre. A rebours des tendances
dominantes de l'économie globalisée, qui cherche à s'émanciper de toute
préoccupation extérieure à son propre mouvement, ces activités finissent
par dessiner la trame d'une économie demeurant insérée dans la société. Au
lieu de régenter l'ensemble des rapports sociaux, elle est imbriquée dans
des réseaux trés denses où elle doit composer avec d'autres motivations. Le
profit y a bien entendu sa place, mais la culture et la solidarité sont là
pour en limiter certaines conséquences dévastatrices. Et si elle ne paraît
pas vraiment susceptible de dégager le surplus nécessaire à une croissance
rapide et diversifiée, il reste qu'elle permet à de larges couches de la
population d'affronter avec plus ou moins de succés les transformations
qu'on leur impose. C'est ainsi que le petit commerce de détail permet à
beaucoup de pauvres de pourvoir à leurs besoins de consommation à moindre
coût - et ceci non seulement parce que la quasi-totalité des biens sont
parfaitement divisibles, mais aussi parce qu'il s'agit la plupart du temps
de produits locaux dont le prix est largement inférieur à celui des
produits étrangers. Au surplus, on a le plus souvent affaire à des
entreprises familiales qui procurent de l'emploi et des revenus à de
nombreuses personnes.
De même, les petits métiers réussissent à faire vivre des communautés qui
en organisent le fonctionnement, en collectent les profits et les
redistribuent en fonction de considérations sociales.
Mais l'économie populaire ne se réduit pas à de petites activités confinées
au cercle familial ou communautaire. Les caisses d'épargne et de crédit de
femmes, au Sénégal, constituent un exemple intéressant de diffusion à une
large échelle d'une activité initialement circonscrite au niveau du
quartier. La première caisse avait vu le jour en 1987, à Yoff, un quartier
de Dakar où quelques femmes géraient un budget de 3,8 millions de francs
CFA (38 000 FF).
Dix ans plus tard, en 1996, les fondatrices avaient formé des centaines de
femmes qui disposaient d'une enveloppe de 100 millions de F CFA.
Aujourd'hui, ce sont 400 millions qui circulent dans tout le Sénégal et
permettent à des milliers de personnes d'avoir recours à un crédit de
proximité qui, autrement - c'est à dire dans les conditions définies par
les banques, leur serait inaccessible. Voilà donc bien comment des intérêts
sociaux et économiques peuvent être conciliés. En effet, dans des pays où
les classes moyennes sont étroites et les déficits budgétaires persistants,
la rareté de l'épargne privée comme publique hypothèque la création et le
développement de nombreuses activités.
Aussi l'économie populaire, qui recoupe une large part de ce qu'on appelle
l'informel, ne se résume-t-elle plus, à l'heure actuelle, à des
micro-entreprises influant peu sur le volume de la production nationale
(d'après le ministère du plan, au Sénégal, la production de l'informel
représentait 50 à 55 % du PNB en 1996).
Dans ces conditions, on comprend bien qu'une partie aussi importante de
l'activité des PAZF ne puisse laisser indifférents les responsables de la
politique monétaire. En effet, l'économie populaire réalise essentiellement
des productions locales, dont le coût, relativement accessible aux couches
défavorisées, en fait des substituts importants aux importations. Son
développement est donc, à long terme, un facteur d'équilibre du commerce
extérieur - qui, lui-même, est un déterminant majeur de la valeur de la
monnaie. C'est pourquoi les autorités de politique économique des PAZF
doivent tout mettre en oeuvre pour stimuler des activités qui sont
susceptibles d'atténuer leur dépendance vis à vis de l'extérieur 4. C'est
le prix qu'il faudra payer pour éviter, dans l'avenir, de nouvelles
craintes liées à la dévaluation. Et c'est aussi l'intérêt de l'Union
européenne, qui devra gérer la politique monétaire aux lieu et place des
Etats membres. Moins les PAZF seront dépendants vis à vis de l'extérieur,
plus ils développeront de productions autonomes, et moins l'arrimage de
leur monnaie à l'euro sera coûteux pour les institutions communautaires.
L'enjeu, à terme, c'est la création d'une vaste zone de coprospérité qui
pourrait profiter aussi bien à l'Europe qu'à ses partenaires africains.
Cela dépasse largement les compétences de la politique monétaire, qui ne
saurait être qu'un instrument parmi d'autres. Gageons qu'on ne lui
attachera pas une importance excessive, d'un côté comme de l'autre, au
détriment d'ajustements réels qui appellent une consolidation de l'économie
populaire.
Karim Dahoo