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Création de l'Euro, Franc CFA et économie populaire

Article paru dans "Le courrier européen" de Septembre 98

Le 2 mai 1998, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union Européenne ont entériné la création de la monnaie unique européenne, baptisée Euro. Ici et là, dans l'espace géographique délimité par la zone franc d'Afrique de l'Ouest, des interrogations se sont fait jour : quelles conséquences l'intégration du franc français - monnaie de référence pour le franc CFA - dans une monnaie a priori plus forte va-t-elle avoir sur la monnaie africaine ? La parité va-t-elle pouvoir être maintenue ? Quelles seront les réactions des partenaires de la France - au premier rang desquels figure l'Allemagne - face à un autre partenariat : celui qui la lie aux économies africaines ?

Et ces interrogations expriment en général une peur : celle d'une seconde dévaluation, alors que les conséquences de la première n'ont pas encore été digérées.
Plusieurs voix se sont élevées, en effet, soit pour prédire un tel évènement, soit même - et y compris dans les milieux politiques et économiques africains - pour le souhaiter (c'est qu'un gain de compétitivité - fût-il faible et de courte durée - intéresse forcément les entreprises les moins performantes en même temps qu'il paraît susceptible de soulager temporairement les finances publiques).

Mais l'intérêt d'un certain nombre d'opérateurs privés coïncide-t-il forcément avec celui de la société ? Et des déclarations de principe peuvent-elles avoir un effet substantiel sur une réalité - la valeur de la monnaie - qui relève avant tout de facteurs structurels et de l'appréciation des marchés ?
Enfin, surtout, il faut poser la question de savoir s'il ne vaudrait pas mieux, plutôt que de spéculer sur les dangers d'un évènement qui échappe largement à l'emprise des politiques de régulation conjoncturelle, essayer dès maintenant d'agir sur les facteurs structurels qui, en dernière analyse, déterminent la valeur de la monnaie.
Voilà bien des problèmes qui méritent d'être éclaircis, avant que ne s'engage - ce n'est plus qu'une question de temps - une discussion franche entre l'ensemble des parties intéressées par ces transformations.

L'hypothèse principale de cet article, c'est que les PAZF (pays africains de la zone franc) vont devoir faire face, à court ou moyen terme, à un renchérissement de leur monnaie de référence. Cela peut les conduire à une dévaluation qui devrait coûter plus qu'elle ne rapporte, tant sur le plan social qu'économique. Aussi serait-il bon de l'éviter ; mais la valeur de la monnaie dépend moins d'accords ou de déclarations ponctuels que d'une action à plus long terme sur ses déterminants économiques. Stimuler la production locale, notamment par le renforcement de l'économie populaire, devrait donc être une priorité, à la fois pour les PAZF et pour les institutions communautaires chargées de contrôler la politique monétaire de l'Union.1

Les PAZF devraient subir un renchérissement de leur monnaie de référence

Dans la mesure où il s'agit de pays dont la majorité des échanges sont effectués avec l'UE (60 % environ), les PAZF demanderont probablement plus d'euros dans l'avenir qu'ils ne sollicitent de monnaies européennes - dont le franc - à l'heure actuelle. On peut avancer deux raisons donnant à penser qu'il en sera ainsi : la première, c'est que la nouvelle monnaie permettra de commercer sans risque de change ni commission avec, non plus un seul pays - comme c'est le cas actuellement vis à vis de la France - mais un ensemble d'Etats représentant un marché de 290 millions d'individus ; on peut donc s'attendre à un accroissement des échanges avec les partenaires européens de la France et à des répercussions sur la demande de monnaie. La seconde raison, c'est que la parité de l'euro par rapport aux autres monnaies de réserve internationales va sans doute s'apprécier : les placements en euros des opérateurs de la zone franc devraient donc être, selon toute probabilité - et alors justement qu'il s'agira d'une devise favorisant des relations commerciales déjà bien établies, supérieurs à ceux qui sont actuellement libellés dans les diverses monnaies européennes. Toutes choses égales par ailleurs, il devrait donc en résulter un renchérissement de l'euro par rapport au franc CFA. La question de la dévaluation va donc nécessairement se poser. Il reste à savoir s'il s'agit d'un outil adéquat et si d'autres politiques ne doivent pas de toute manière être mises en oeuvre.

La dévaluation serait-elle un outil adapté ? Et les PAZF disposent-ils des moyens - à court terme - de s'y opposer?

Comme on l'a déjà sous-entendu, il semblerait paradoxal de présenter la dévaluation comme une politique adaptée aux nécessités actuelles de l'Afrique, alors qu'elle est aujourd'hui presqu'unanimement condamnée. Au surplus, la dévaluation est le plus souvent impossible à éviter.

La dernière dévaluation importante a été celle des monnaies est-asiatiques, et elle s'est traduite par une fragilisation des situations comptables de nombreuses entreprises. Les économies d'Asie du sud-est ne souffraient pas d'un problème de compétitivité : leurs firmes occupaient des positions dominantes sur de nombreux marchés ; la dévaluation est venue sanctionner la formation d'une bulle spéculative - c'est à dire un gonflement artificiel de la valeur de leurs actifs. La perte de confiance a donc porté sur les portefeuilles financiers, dont il apparaissait qu'ils étaient voués à la déflation. Comme il arrive souvent dans ces cas là, il a suffi - la rumeur aidant - de quelques retraits importants pour faire de la prévision initiale une " prédiction auto-réalisatrice ". Les firmes est-asiatiques ont perdu une bonne partie de la valeur de leurs avoirs financiers, le choc subi sur le marché des titres s'est rapidement répercuté au niveau du marché des changes - via le jeu des retraits et des replacements dans des avoirs libellés dans d'autres monnaies - et les devises de la région ont dû subir une dévaluation qui n'a guère profité à des économies très spécialisées et s'est traduite par un renchérissement du coût des importations - notamment des matières premières dont, mise à part l'Indonésie, l'Asie du Sud-est est très dépendante.

La crise du peso mexicain, il y a deux ans, avait déjà montré l'emprise des marchés internationaux de capitaux sur les décisions de politique monétaire. Là encore, une crise de confiance psychologique avait eu des conséquences dramatiques sur une économie mexicaine alors en pleine expansion. Le retrait des investisseurs étrangers a entraîné la réduction des fonds propres des entreprises, doublée du refinancement de leurs besoins de trésorerie à des taux extrêmement élevés ; de nombreuses faillites en ont résulté ; le chômage a augmenté et le taux de croissance potentielle de l'économie mexicaine pour la dizaine d'années à venir a diminué.
La dévaluation s'est alors imposée comme la seule manière de desserrer l'étau imposé par les marchés. Loin d'avoir été voulue par un pays qui enregistrait de nombreux succés à l'exportation et n'avait aucun problème de compétitivité-prix, elle s'est essentiellement traduite par une accélération de l'inflation et la remise en cause de douloureux efforts d'ajustement.

Mais il n'est même pas la peine d'aller chercher l'exemple de pays en voie de développement pour illustrer la difficulté d'assoir la crédibilité d'une économie et, a fortiori, d'une monnaie. La France elle-même, dont les indicateurs macro-économiques concernant la monnaie étaient alors au vert - commerce extérieur excédentaire, inflation maîtrisée...- en a fait l'expérience lors de la tempête monétaire de 1993. La dernière dévaluation avait beau remonter à sept ans, en effet, la crédibilité de la monnaie française sur les marchés des changes n'était pas encore assise ; et si le différentiel d'inflation vis à vis de l'Allemagne aurait normalement dû jouer en sa faveur, seul le concours de la Bundesbank a cependant évité au franc de subir le sort de la lire ou de la livre (qui sont alors sorties du système monétaire européen faute, justement, d'avoir pu en bénéficier).

Dans ces trois cas de figure, l'alternative entre dévaluation et maintien de la parité s'est présentée comme un étalon de mesure, à l'effet de jauger la capacité des Etats, dans une économie ouverte, à résister aux fluctuations qui affectent les marchés internationaux de capitaux. Comme l'exemple français l'a montré, seul le soutien de partenaires puissants permet éventuellement d'empêcher les corrections - ou les spéculations - des marchés. Or, la relation qui associe la France à l'Allemagne est unique. Elle repose à la fois sur une vision commune et sur une conjonction d'intérêts. Sans risque de se tromper, on peut sans doute affirmer que tel n'est pas le cas du lien qui unit la France à ses anciennes colonies d'Afrique sub-saharienne. Pour puissant qu'il soit, en effet, il ne procède pas d'une vision commune de l'avenir 2. Et sa charge symbolique est telle qu'il est même difficile de l'envisager en termes d'intérêts. En outre, l'entrée dans l'UEM va considérablement réduire les marges de manoeuvre de l'ancienne métropole 3. Quant à la relation que les PAZF pourraient être conduits à établir avec l'UE, il est trés peu probable qu'elle s'accompagne de facilités semblables à celles que l'Etat français accorde aujourd'hui à ses partenaires africains.
De sorte que les propos rassurants des autorités françaises peuvent bien être ce qu'ils sont - à savoir des placébos destinés à éviter d'importantes fuites de capitaux, il reste que le soutien français pourrait faillir à résorber une crise d'ampleur sur le marché des changes (et comme de telles crises sont loin de ne résulter que de facteurs purement économiques, il ne suffit pas de répéter que la conjoncture est aujourd'hui éclaircie pour exclure une telle éventualité). Dans les mois ou les années qui viennent, on l'aura compris, le risque de dévaluation du franc CFA devra être pris au sérieux par l'ensemble des acteurs concernés.

Mais le plus important n'est pas là. Si la dévaluation coûte généralement plus qu'elle ne rapporte, en effet, surtout quand elle est subie, il reste qu'elle est rien moins que facile à éviter et qu'il vaut mieux, plutôt que de spéculer sur son éventuelle survenance, conduire une politique susceptible d'en atténuer les effets.

Quelle politique pour contrer la dévaluation ou en atténuer les effets ? Décrochage ou maintien dans la zone euro?

Une première solution pourrait consister à corriger un déséquilibre macro-économique par un instrument macro-économique : la monnaie. Attendu que l'indépendance monétaire est actuellement tout sauf acquise, on pourrait ainsi imaginer que les PAZF se dotent d'une monnaie commune, ou encore qu'ils créent leurs propres monnaies nationales. Une telle solution présenterait l'avantage d'amortir les chocs conjoncturels et de permettre aux ajustements de s'effectuer autrement que dans la douleur (il ne s'agit pas seulement de répondre à des préoccupations politiques et sociales : le sous-emploi durable d'importants potentiels matériels et humains n'est pas non plus compatible avec l'optimum économique).
Mais outre qu'il faudrait alors surmonter de nombreux problèmes techniques (coordination des politiques économiques qui n'est encore que balbutiante, création d'un institut d'émission monétaire, délais d'apprentissage pour maîtriser la gestion d'une politique monétaire autonome...), il n'est pas sûr que cette option soit préférable à celle du maintien dans la zone euro. Cette dernière, en efffet, devrait précipiter l'intégration économique des partenaires africains de la France, par là favoriser leur insertion dans l'économie mondiale. Elle présente aussi l'avantage d'ouvrir la voie à des investissements directs européens, qui pourraient désormais s'effectuer sans commission ni risque de change. Dans le même ordre d'idées, les PAZF réalisant plus de la moitié de leurs échanges avec l'Union européenne, cette solution leur permettrait également de se couvrir contre l'éventualité d'un renchérissement du coût de leurs importations. Et puis le maintien dans la zone euro constitue un important levier à l'effet de poursuivre l'assainissement des finances publiques et la lutte contre l'inflation.
Enfin, la perspective de participer à une vaste zone de coprospérité portée par un des principaux moteurs de la croissance mondiale devrait enthousiasmer, à tel point qu'une attitude de retrait ou d'isolement semble aller contre le sens de l'Histoire.

La piste de l'économie populaire urbaine

Au reste, l'instrument monétaire, s'il est susceptible de favoriser les ajustements, ne permet en aucune manière de les éviter. En fait, le problème principal des PAZF, c'est d'avoir de petites économies ouvertes qui sont extrêmement sensibles aux chocs extérieurs. A partir de là, leur principal effort devra porter sur les moyens de limiter leur dépendance extèrieure. Or, ils disposent déjà d'un outil important pour essayer d'obtenir pareil résultat : il s'agit de l'économie populaire urbaine et rurale. Ce vocable, désormais repris par la commission européenne, recouvre une multitude d'activités qui ont fleuri dans les pays du tiers-monde et qui s'inscrivent dans les interstices d'économies modernes " relâchées " - à savoir des économies produisant un développement déséquiliibré où la croissance (si croissance il y a) ne profite qu'à quelques uns et où les filets de sécurité font défaut. Comme c'était le cas lors de la révolution industrielle, la société doit alors sécréter ses propres formes de protection. Mais tandis qu'en Europe, on avait affaire à une société ayant entièrement basculé dans la modernité et qui réagissait en créant les syndicats - donc des groupements de travailleurs modernes -, dans les pays en développement, c'est généralement la solidarité traditionnelle qui remplit cette fonction. C'est ainsi que les PAZF ont vu grossir nombre d'activités familiales ou communautaires de production de biens et de services. Et ce qui les distingue d'activités plus " modernes ", c'est que la logique économique - si elle a effectivement sa part dans leur organisation - n'y est pas seule à l'oeuvre. A rebours des tendances dominantes de l'économie globalisée, qui cherche à s'émanciper de toute préoccupation extérieure à son propre mouvement, ces activités finissent par dessiner la trame d'une économie demeurant insérée dans la société. Au lieu de régenter l'ensemble des rapports sociaux, elle est imbriquée dans des réseaux trés denses où elle doit composer avec d'autres motivations. Le profit y a bien entendu sa place, mais la culture et la solidarité sont là pour en limiter certaines conséquences dévastatrices. Et si elle ne paraît pas vraiment susceptible de dégager le surplus nécessaire à une croissance rapide et diversifiée, il reste qu'elle permet à de larges couches de la population d'affronter avec plus ou moins de succés les transformations qu'on leur impose. C'est ainsi que le petit commerce de détail permet à beaucoup de pauvres de pourvoir à leurs besoins de consommation à moindre coût - et ceci non seulement parce que la quasi-totalité des biens sont parfaitement divisibles, mais aussi parce qu'il s'agit la plupart du temps de produits locaux dont le prix est largement inférieur à celui des produits étrangers. Au surplus, on a le plus souvent affaire à des entreprises familiales qui procurent de l'emploi et des revenus à de nombreuses personnes.
De même, les petits métiers réussissent à faire vivre des communautés qui en organisent le fonctionnement, en collectent les profits et les redistribuent en fonction de considérations sociales.
Mais l'économie populaire ne se réduit pas à de petites activités confinées au cercle familial ou communautaire. Les caisses d'épargne et de crédit de femmes, au Sénégal, constituent un exemple intéressant de diffusion à une large échelle d'une activité initialement circonscrite au niveau du quartier. La première caisse avait vu le jour en 1987, à Yoff, un quartier de Dakar où quelques femmes géraient un budget de 3,8 millions de francs CFA (38 000 FF).
Dix ans plus tard, en 1996, les fondatrices avaient formé des centaines de femmes qui disposaient d'une enveloppe de 100 millions de F CFA. Aujourd'hui, ce sont 400 millions qui circulent dans tout le Sénégal et permettent à des milliers de personnes d'avoir recours à un crédit de proximité qui, autrement - c'est à dire dans les conditions définies par les banques, leur serait inaccessible. Voilà donc bien comment des intérêts sociaux et économiques peuvent être conciliés. En effet, dans des pays où les classes moyennes sont étroites et les déficits budgétaires persistants, la rareté de l'épargne privée comme publique hypothèque la création et le développement de nombreuses activités.
Aussi l'économie populaire, qui recoupe une large part de ce qu'on appelle l'informel, ne se résume-t-elle plus, à l'heure actuelle, à des micro-entreprises influant peu sur le volume de la production nationale (d'après le ministère du plan, au Sénégal, la production de l'informel représentait 50 à 55 % du PNB en 1996).
Dans ces conditions, on comprend bien qu'une partie aussi importante de l'activité des PAZF ne puisse laisser indifférents les responsables de la politique monétaire. En effet, l'économie populaire réalise essentiellement des productions locales, dont le coût, relativement accessible aux couches défavorisées, en fait des substituts importants aux importations. Son développement est donc, à long terme, un facteur d'équilibre du commerce extérieur - qui, lui-même, est un déterminant majeur de la valeur de la monnaie. C'est pourquoi les autorités de politique économique des PAZF doivent tout mettre en oeuvre pour stimuler des activités qui sont susceptibles d'atténuer leur dépendance vis à vis de l'extérieur 4. C'est le prix qu'il faudra payer pour éviter, dans l'avenir, de nouvelles craintes liées à la dévaluation. Et c'est aussi l'intérêt de l'Union européenne, qui devra gérer la politique monétaire aux lieu et place des Etats membres. Moins les PAZF seront dépendants vis à vis de l'extérieur, plus ils développeront de productions autonomes, et moins l'arrimage de leur monnaie à l'euro sera coûteux pour les institutions communautaires. L'enjeu, à terme, c'est la création d'une vaste zone de coprospérité qui pourrait profiter aussi bien à l'Europe qu'à ses partenaires africains. Cela dépasse largement les compétences de la politique monétaire, qui ne saurait être qu'un instrument parmi d'autres. Gageons qu'on ne lui attachera pas une importance excessive, d'un côté comme de l'autre, au détriment d'ajustements réels qui appellent une consolidation de l'économie populaire.

Karim Dahoo