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Archives: Documents de la conférence de 1995

Déclaration alternative de Copenhague

(9 mars 1995)

Cette déclaration est élaborée à partir des contributions provenant de l'assemblée des ONG sur le développement tenue lors des réunions préparatoires au Sommet social, et aussi de la déclaration d'Oslo Fjord et d'autres initiatives citoyennes nationales et internationales.

Nous, représentants de mouvements sociaux, d'ONG et de groupes de citoyens prenant part au Forum des ONG pendant le Sommet mondial pour le développement social, partageons une vision commune d'un monde qui se définit essentiellement comme singulier et interdépendant, tout en accueillant la diversité humaine dans toutes ses manifestations de races, d'ethnies, de cultures et de religions ; un monde où tous les efforts et toutes les initiatives visent en priorité la justice et l'équité pour tous les habitants ; un monde enfin dans lequel les principes de démocratie et de participation populaire sont universellement promus, de telle sorte qu'il devient possible de concrétiser ce rêve si ancien d'une civilisation durable caractérisée par la paix et la coopération.

Dans cette perspective, nous attendions du Sommet social qu'il s'attaque aux causes principales de la pauvreté, du chômage, de la désintégration sociale et aussi de la dégradation de l'environnement, et qu'il mette les êtres humains au centre du processus de développement. Cela devait inclure non seulement les causes économiques et sociales, mais aussi les schémas culturels et les inégalités entre les sexes.

Même si le processus de négociation du Sommet a accompli quelque progrès en discutant certaines des questions essentielles, nous estimons que le cadre économique retenu dans les documents préparatoires est en contradiction fondamentale avec les objectifs du développement social équitable et durable. Ces documents témoignent d'une confiance exagérée en des « forces » non contrôlables d'un « marché ouvert et libre » comme base de l'organisation des économies nationales et internationales, ce qui aggrave les crises sociales mondiales actuelles au lieu de les soulager. Cette erreur sur les prémisses met en péril la réalisation des objectifs que s'est donné le Sommet social.

Le système dominant néo-libéral a échoué comme modèle universel de développement. L'actuel fardeau de la dette qui pèse sur de nombreux pays est insoutenable, et il prive ces pays des ressources nécessaires à la mise sur pied d'un développement économique et social. Les programmes d'ajustement structurel imposés par le fonds monétaire international et la banque mondiale ont substantiellement sapé le progrès économique et social en supprimant des salaires, en réduisant les rémunérations et les moyens d'existence des petits producteurs, et en plaçant les services sociaux, en particulier les soins de santé et l'éducation, hors de portée des pauvres. Le démantèlement des services étatiques de base causé par ces programmes fait supporter un fardeau encore plus lourd sur les femmes qui ont à leur charge l'alimentation, la santé, le bien-être et l'harmonie de leur famille, ainsi que les relations communautaires. L'augmentation des exportations de ressources naturelles, la dérégulation de l'économie et le déplacement d'un nombre croissant de pauvres vers des terres marginales, qu'entraînent ces ajustements, contribuent au processus de dégradation écologique.

Ce système a pour résultat une concentration accrue du pouvoir économique, politique, technologique et institutionnel sur l'alimentation et les autres ressources essentielles dans les mains d'un nombre relativement petit d'entreprises transnationales et d'institutions financières. Un système qui place la croissance au-dessus des autres objectifs, y compris du bien-être des personnes, démantèle les économies plutôt que de les régénérer, tout en exploitant le temps, le travail et l'identité des femmes. Il incite le capital à externaliser les coûts sociaux et environnementaux. Il engendre une croissance sans création d'emplois, il déroge aux droits des travailleurs, il restreint le rôle des syndicats. Ce faisant, ce système charge les femmes d'un fardeau disproportionné et met en péril leur santé et leur bien-être et, en conséquence, ceux dont elles prennent soin. Enfin, il tend à une inégale répartition dans l'usage des ressources entre les pays et dans les pays, et engendre l'apartheid social, encourage racisme, conflits et guerres civiles et restreint les droits des femmes et des peuples indigènes.

Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons pas davantage accepter, dans le document officiel, le soutien au nouvel ordre commercial tel qu'il est défini dans l'acte final de l'Uruguay Round et dans les articles de l'accord instituant l'organisation mondiale du commerce. Les documents ne prennent pas en considération le fait que la libéralisation du commerce selon le GATT et l'OMC crée davantage de perdants que de gagnants et que l'impact négatif sera désastreux pour les pays pauvres et pour les pauvres et les travailleurs de tous les pays. Les intérêts des producteurs locaux, en particulier, se trouvent menacés dans les domaines de l'investissement étranger, de la biodiversité et des droits de propriété intellectuelle.

Nous rejetons l'idée qui consiste à réduire les politiques sociales, dans les pays en développement, à un « filet de sécurité sociale », présentée comme le « visage humain » des politiques d'ajustement structurel dans les documents du Sommet Social. Cette proposition signifie le retrait de l'État de l'un de ses principaux domaines de responsabilité. Les coupures draconiennes infligées aux dépenses sociales au Nord comme moyen de réduction du déficit budgétaire ont également entamé les succès obtenus en matière de protection sociale.

Le développement social ne peut se réaliser que si les droits de la personne ﷓ civils, politiques, économiques, sociaux et culturels ﷓ sont respectés pour tous les individus et tous les peuples. Nous croyons que les documents du Sommet ne reconnaissent pas de façon adéquate la primauté des droits de la personne comme condition sine qua non pour un développement social participatif qui ait tout son sens, pour toutes les catégories de la société, en particulier les enfants et les groupes marginalisés tels que les personnes handicapées, les peuples autochtones, les habitants de territoires occupés, les réfugiés et les personnes déplacées. Ils ne font pas mention non plus de la nature antidémocratique des programmes d'ajustement structurel qui constitue une entrave aux droits des citoyens et qui revient souvent à les réprimer. De plus, les efforts déployés lors du Sommet Social pour revenir sur les accords obtenus à Vienne et au Caire en matière de droits des femmes hypothèquent un peu plus encore les chances de changement dans ce domaine, pourtant si nécessaire si l'on veut parvenir à la création d'une société juste.

Finalement, nous constatons que la militarisation entraîne d'importants gaspillages des ressources humaines, naturelles et financières. Cela engendre toujours plus d'inégalité et de pauvreté, de violence politique et sociale, y compris toute forme de violence envers les femmes, ainsi que des conflits violents qui font toujours plus de morts dans le monde et contribuent à augmenter le nombre de personnes réfugiées et déplacées.

En rejetant le modèle économique mondial prédominant, nous ne suggérons pas que soit imposé un autre modèle universel. Disons plutôt qu'il s'agit d'innover et d'élaborer des réponses locales aux besoins des communautés, de promouvoir les compétences et l'énergie des femmes, en toute égalité avec les hommes, et de mettre à profit les valeureuses traditions de chaque peuple ainsi que les nouvelles technologies.

A la lumière de ce qui précède, nous considérons que les conditions suivantes doivent être remplies au sein de la famille, de la communauté, au niveau national et international, si l'on veut que cette vision alternative du développement devienne un jour réalité :

Au niveau de la famille

La nouvelle vision du développement requiert une transformation des rapports entre les femmes et les hommes, dans laquelle les femmes participent à part égale aux prises de décisions.

Femmes et hommes doivent partager la responsabilité des soins aux enfant, personnages âgés et handicapés.

Aucune violence domestique quelle que soit sa forme ne doit être tolérée.

Les femmes doivent avoir le libre choix en matière de sexualité et de reproduction et bénéficier des services de santé correspondants.

Les droits des enfants doivent être respectés et renforcés.

Au niveau communautaire

Les conditions d'un véritable développement sont l'équité, la participation, l'auto-suffisance, la durabilité et une approche multidimensionnelle de la vie en communauté.

La communauté doit être restaurée dans ses capacités de protection de ses propres moyens de subsistance.

Les décisions gouvernementales et inter-gouvernementales doivent être élaborées avec la pleine participation des mouvements sociaux, des organisations de citoyens et des communautés à tous les niveaux du processus de développement, en accordant une attention spécifique à l'égale participation des femmes.

Les communautés doivent avoir un contrôle sur les activités des entreprises, y compris sur les entreprises transnationales, qui affectent leur bien-être.

Les jeunes, en particulier les jeunes femmes, doivent accéder à une véritable autonomie et au pouvoir politique, social et économique.

Au niveau national

Toutes formes d'oppression basée sur le sexe, la race, l'appartenance ethnique, le statut socio-économique, l'âge, le handicap et la religion doivent être éliminées.

Les gouvernements doivent s'assurer de la pleine et égale participation de la société civile dans le processus de définition des politiques économiques et dans la formulation, l'application et le suivi d'autres mesures concernant le développement.

L'éducation doit être considérée comme le principal instrument pour renforcer l'autonomie et le pouvoir des jeunes et leur permettre ainsi de trouver leur juste place dans la société et d'avoir un contrôle sur leur propre destin. L'éducation non-formelle, s'appuyant sur l'expérience et les savoirs des personnes non spécialistes, doit être promue

Les gouvernements doivent assurer une pleine et égale participation des femmes dans les structures de pouvoir et les processus de décision à tous les niveaux.

Les systèmes de comptabilité nationale doivent être révisés de façon à incorporer le travail non rémunéré des femmes.

Les gouvernements doivent s'engager à développer une stratégie nationale et un plan d'action pour assumer leurs responsabilités dans le plein respect des conventions des Droits de l'Homme. Ils doivent rendre compte régulièrement de leurs progrès, en particulier de leurs efforts relatifs à l'accès des groupes vulnérables aux procédures légales. Les gouvernements qui n'ont pas ratifié la convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'encontre des femmes doivent le faire. Les gouvernements doivent faire en sorte que la version provisoire de la déclaration sur les droits universels des peuples indigènes soit approuvée aux Nations unies.

La reconnaissance et le respect des droits ancestraux des peuples autochtones sur leur terre et leur droit à l'autodétermination sont des conditions essentielles pour leur garantir une existence en tant que peuples et en tant que cultures. Les territoires encore colonisés doivent également se voir accorder leur droit à la souveraineté et à l'autodétermination.

Les gouvernements doivent faire de la réforme agraire la base d'une économie rurale durable et s'assurer que les pauvres aient accès à un crédit abordable, sans discrimination de sexe, de race, d'appartenance ethnique afin que les populations puissent créer leurs propres emplois et oeuvrer à la cohésion de leur société.

Dans le cadre de processus de consultation avec les syndicats et les organisations patronales, les gouvernements doivent développer des programmes de création d'emplois durables.

Les gouvernements des pays industrialisés doivent réduire l'usage disproportionné de ressources naturelles disponibles en instituant des mesures incitatives appropriées, des taxes écologiques et des systèmes de régulation et de comptabilité environnementale, afin de mettre en oeuvre un modèle de production et de consommation durable.

Il est légitime pour les gouvernements du Sud de protéger leurs populations des effets de la dérégulation et de la libéralisation du commerce, en particulier en matière de sécurité alimentaire et de production domestique. Ils ont le droit tout aussi légitime de réguler le marché et de prendre des mesures fiscales et légales pour combattre les inégalités au sein de leurs populations. Dans ce domaine, l'Afrique devrait bénéficier d'un traitement de faveur.

Les gouvernements doivent s'engager à réduire leurs dépenses militaires, afin que celles-ci ne soient pas supérieures aux dépenses en matière de santé et d'éducation, et à accroître les activités de conversion des ressources militaires à des fins pacifiques. Les "dividendes la paix" doivent être distribués également entre un fonds de démilitarisation national et international pour le développement social. L'économie militaire doit être convertie en économie civile.

Au niveau international

Un nouveau partenariat dans le cadre des relations Nord-Sud requiert que l'on donne la priorité à la culture, aux options de développement et aux stratégies à long terme des pais en voie de développement, et non pas à celles des pays du Nord.

Il doit être reconnu que c'est dans la diversité culturelle que les nouvelles forces, les nouveaux acteurs, les nouveaux systèmes sociaux et le développement durable trouveront leur origine, créant ainsi une alternative à la mondialisation qui soit issue de la base.

Les dettes bilatérales, multilatérales et commerciales doivent être immédiatement supprimées, sans pour autant que l'ajustement structurel s'impose comme une nouvelle conditionnalité : à terme, la communauté internationale doit institutionnaliser des termes de l'échange équitable.

Les prêts consentis sur une base politique et l'ingérence de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International dans les affaires internes des Etats souverains doivent être suspendus.

Les institutions de Bretton Woods doivent être rendues responsables devant la société civile au Nord comme au Sud et leur fonctionnement démocratisé. Leurs politiques et leurs programmes doivent être centrés sur l'être humain ; la participation des mouvements sociaux et des organisations de citoyens doit être assurée à tous les niveaux lors de la négociation d'accords, de la mise en oeuvre de projets et de leur suivi.

Les politiques macro-économiques mondiales doivent s'attaquer à l'aspect structurel de la pauvreté et promouvoir l'augmentation du pouvoir d'achat réel. Une politique macro-économique alternative devra s'attaquer de façon sérieuse à la distribution des revenus et des richesses, à la fois entre les pays et au sein même de ces pays, et conduire à une démocratisation de la consommation. Une telle politique requiert que l'on porte un coup d'arrêt à une économie axée sur la production de biens de consommation de luxe et qu'on la réoriente vers la production de biens essentiels et la prestation de services sociaux.

La production et la consommation mondiales doivent être cantonnées aux limites de ce que la planète peut supporter. Une régulation politique est nécessaire si l'on veut éviter que le système mondial de marché ne continue à rétribuer nombre de comportements irresponsables qui se traduisent par un irrespect total de la famille, de la communauté, de la nation et du genre humain.

Des instances de régulation et des instruments d'élaboration de politiques et de lois réellement démocratiques, compétents et efficaces doivent être instaurés afin d'interdire les comportements et les structures monopolistiques et d'assurer que les entreprises transnationales et les institutions financières respectent les droits fondamentaux de toutes les personnes. Pour rendre cela possible, la taille des entreprises transnationales doit être réduite. Un travail urgent d'élaboration d'un code de conduite pour les transnationales doit être entrepris.

Une instance internationale et indépendante et des mécanismes de contrôle et de comptabilité doivent être mis en place pour assurer le suivi, l'évaluation et une régulation efficace du comportement des entreprises transnationales et de leur impact sur les nations, les communautés, les peuples et l'environnement.

La communauté internationale doit instaurer une taxe sur tous les mouvements de capitaux spéculatifs (impôt Tobin d'un montant d'environ 0,5% devant alimenter un fonds mondial pour le développement social doté des mécanismes de contrôle adéquats.

Un dispositif international efficace de promotion des énergies renouvelables doit être mis en place au sein du système des Nations unies.

Des organisations régionales et internationales doivent encourager la diplomatie, la négociation et la médiation pacifiques et promouvoir des institutions de recherche et de formation en matière de résolution non-violente des conflits.

Au cours des 180 jours qui séparent le Sommet de Copenhague à la Conférence de Pékin, nous réclamons une enquête et un audit indépendants sur les résultats de la Banque Mondiale et du FMI. Au vue de la crise financière mexicaine récente, il est essentiel que la communauté internationale prenne les mesures nécessaires pour prévenir les désastres à venir qui résulteraient du refus des institutions de Bretton Woods de se démarquer de l'agenda établi par la communauté financière et les milieux d'affaire, le gouvernement américain et les ministères des finances des pays du Nord.

Les relations de pouvoir existant ne permettent la réalisation de ces objectifs. Nous, représentants de la société civile, appelons gouvernements et dirigeants politiques à reconnaître que le système existant a ouvert la brèche la plus dangereuse de l'histoire de l'humanité entre une minorité excessivement riche et sur consommatrice et une majorité des êtres humains qui s'appauvrit, au Sud mais aussi, de plus en plus, au Nord. Aucune nation divisée de façon aussi dramatique n'est restée stable très longtemps ; aucune frontière ni aucune force ne peut contenir le désespoir et le ressentiment qu'un système en faillite génère actuellement de façon si intense.

Nous n'avons pas beaucoup de temps. Nous sommes sur le point de laisser à nos enfants un monde dans lequel nous-mêmes n'aimerions pas vivre. Mais nous plaçons un grand espoir dans le fait que la communauté internationale des ONG participant de façon si massive à ce Sommet Social puisse s'entendre sur un constat identique et formuler une stratégie commune pour l'amélioration durable des conditions de vie de l'humanité et de la nature. En partageant nos responsabilités, nous sommes à même de tirer de la crise actuelle la créativité nécessaire à l'émergence d'une communauté mondiale qui fonctionne véritablement.

Ceci est notre engagement commun pour la période qui suivra le Sommet de Copenhague.

Déclaration signée par près de mille ONG