LE MONDE DIPLOMATIQUE - Edition mexicaine - Novembre 1997 
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AU-DELA DE LA CRISE FINANCIERE

León BENDESKY

Corinne GASSIE

L’attaque spéculative contre le dollar de Hong Kong provoqua le plus récent épisode d’instabilité globale dans les marchés financiers. La banque centrale, disposant de 85 millions de dollars, plus des120 mille millions des réserves internationales du gouvernement de Chine résista à la pression de la dévaluation. Mais cette résistance céda du coté des capitaux dont la fugue généra une forte chute de la bourse. Ce fut une autre manifestation des déséquilibres économiques en croissance dans les pays de l’Est asiatique qui ont occasionné des dévaluations, un niveau excessif d’endettement et la fragilité des systèmes bancaires.

Une attaque déjà prévue contre le baht de Thaïlande s’est passé en juillet, forçant sa dépréciation et entraînant la fermeture de 16 banques de ce pays, ainsi que l’orchestration d’un financement imprévisible de la part du Fond Monétaire International, similaire et éventuellement plus onéreux que celui appliqué au Mexique il y a presque trois ans. Même l’économie japonaise qui détient une position hégémonique dans les relations économiques de cette zone a freiné son expansion avec de grands dommages et une faiblesse accrue de son système bancaire. C’est ainsi que s’est créée une situation qui fait échouer le scénario de solvabilité et la capacité de croissance soutenue qui caractérisait cette région. Ce scénario virtuose s’est converti en une référence obligatoire et jusqu’à être un étalon pour mesurer la capacité de désendettement d’autres pays, spécialement ceux dit « marchés émergents » dont plusieurs pays d’Amérique Latine. Ce critère a également été appliqué par les analystes des bureaux d’investissement pour placer les ressources de leurs fonds et les déplacer d’un endroit à l’autre, par les idéologues du libre échange pour argumenter contre l’intervention des états dans l’économie, et par la haute bureaucratie des organismes financiers multilatéraux pour établir les conditions des financements et des appuis qu’ils octroient aux pays. Les effets de la crise de Hong Kong se sont transmis avec rapidité autour du monde et, en une seule journée, le 23 octobre, il y eut un fort ajustement à la baisse de la valeur des actions de tous les marchés. Aujourd’hui, les indices de prix des principales bourses du monde sont à leur niveau le plus bas de ces douze derniers mois. Cela a aussi servi à générer une recomposition de la propriété et du pouvoir économique qui sont chaque fois plus concentrés. Il est clair que les répercussions de la crise financière ne se restreignent pas au milieu purement économique, mais qu’elles dégradent jusqu’à l’ordre social, en affectant les conditions de vie de la majorité de la population de la planète. Ainsi, la dimension politique ne peut rester en dehors des analyses qui se font de la globalisation des marchés.

L’instabilité est une condition du mode de fonctionnement du système financier international. Il a couvé de façon constante depuis les premières années de la décennie de 1970, lorsque les règles établies à la fin de la seconde guerre mondiale se rompirent.
Une première manifestation de la vulnérabilité qui allait croissante fut la crise de la dette de 1982 qui fit vibrer le système financier et provoqua un énorme transfert de ressources à l’échelle mondial, hypothéquant la capacité de développement et compromettant la stabilité économique et politique des pays endettés. La vertigineuse croissance des liquidités dans les marchés d’argent et de capital a créé une masse de ressources qui se déplacent facilement entre les divers marchés pour arriver aux plus hauts niveaux de rentabilité et qui cherchent en même temps à diversifier les risques. La globalisation et la hausse de la valeur des investissements financiers imposent la survie des marchés nationaux d’argent et de capitaux, et permettent de récupérer les différentiels de rendement et d’obtenir des gains. De nouveaux espaces se sont ouverts pour cela dans les pays en voie de développement et dans les marchés créés dans ce qui fut le bloc socialiste. La fin du communisme et la nouvelle structure du pouvoir mondial ont été un élan supplémentaire pour l’accumulation du capital financier. Deux forces opèrent donc, une d’intégration et l’autre de fragmentation, et la lutte entre elles deux va définir la dynamique de l’accumulation et les formes de leurs nouvelles contradictions.

La dilatation des marchés financiers a produit l’augmentation de la dette des gouvernements, des entreprises et des individus. La faiblesse des structures financières et des institutions a exigé une intervention constante des gouvernements de divers pays pour des cas entre lesquels se détachent l’effondrement des savings and loans au Etats Unis au début des années 1980, la crise boursière de 1987, la dévaluation de la livre sterling en 1992, la chute du peso mexicain en 1994 et la récente turbulence partie de Hong-Kong.

On estime en général que les ressources qui sont utilisées pour faire des transactions financières, qui proviennent à la fois de la circulation monétaire, c’est à dire des cours légaux, plus les grandes sommes des circuits illégaux, dépassent de beaucoup les ressources que les autorités financières nationales possèdent pour faire face aux dérèglements provoqués par les marchés. Dans le même temps s’est développé un désordre institutionnel qui diminue la capacité d’intervention des gouvernements et empêche la création d’un cadre réglementaire suffisant pour prévenir la fragilité financière. La politique économique elle-même s’est soumise aux exigences des marchés et a aujourd’hui un caractère global. Dans beaucoup de cas, les banques commerciales et les firmes d’investissement s’effondrent et requièrent l’injection de fonds public qui représentent un fort pourcentage du PIB pour l’assainissement des marchés, ce qui signifie la socialisation des pertes ; dans d’autres cas, les opérations financières arrivent aux limites de la véritable délinquance par des actions qui donnent lieu à des notes dignes de la Une des quotidiens

Les crises financières répondent aux forces qui sont aujourd’hui prédominantes dans les marchés et qui encouragent les activités spéculatives au détriment des investissements productifs. A mesure que se répandent les mouvements des capitaux, la régulation des circuits économiques se transforme. Ceux ci favorisent les bénéfices financiers au détriment  des dérivées de la production et de la génération de richesse. En résultante, tandis que les chiffres des courants financiers atteignent des niveaux de billions, le chômage et la pauvreté augmentent parallèlement. La déconnexion entre les circuits productifs et financiers est en train de générer des tensions dans le processus d’accumulation de capital qui ne pourront être étendues de manière indéfinie. Il est alors symptomatique que malgré les diagnostics sur le fonctionnement de l’économie mondial qui indiquent que les grands déséquilibres macroéconomique (comme le sont les déficits commerciaux et ceux du secteur public), ont tendance à se réduire et que les principales économies industrialisées maintiennent leur expansion malgré la baisse les taux de croissance, l’instabilité des marchés financiers persiste.

Le savoir conventionnel de l’analyse économique a changé de manière significative au cours des deux dernières décennies, les préoccupations pour les conditions qui génèrent la croissance productive ont cédé face à celles qui se concentrent sur les questions financières. Même le prix Nobel d’Economie s’accorde actuellement aux théories qui étudient la façon dont s’évaluent les actions dans les marchés de capitaux. Dans cette ère de postmodernisme global, il convient de se souvenir de l’avertissement fait par Maynard Keynes en 1933 et qui actuellement peut même paraître timide dans sa projection : "les idées, la connaissance, la science, l’hospitalité, les voyages, sont des choses qui par leur nature propre, devraient être internationales. Mais que les biens soient toujours produits à l’intérieur de notre pays dans la mesure du raisonnable et convenablement possible et, surtout, que le financement soit primordialement national ». Aujourd’hui, en échange, les interprétations des crises financières se réfugient dans une psychologie de bas étage qui n’arrive pas à aller au-delà des faits conjoncturels. Ainsi, l’influente revue The Economist se demande dans son éditorial du 1 novembre si ce qui s’est passé récemment dans les marchés boursiers est l’expression de quelque chose de désastreux ou seulement le résultat des actions d’un groupe d’opérateurs surexcités allant de façon irréfléchie d’un coté à l’autre. Apparemment, dans beaucoup de milieux on ne peut s’aventurer au-delà de ce que signifie l’irréflexion qui se propage à travers les lignes des ordinateurs pour interpréter ce qui est arrivé dans l’économie. La conclusion de ces attitudes est toujours que ce qui doit être éviter est que les changements dans les variables financières provoquent une réaction politique de la part des gouvernements qui signifie une intrusion dans les mécanismes naturels du marché. On ne peut s’éviter l’impression qu’il existe un retard chaque fois plus grand entre les conditions économiques et sociales qui prévalent et les schémas d’interprétation prédominants.

Le fait est que seulement dans les trois dernières années la valeur actionariale de Wall Street a atteint cinq billions de dollars, par la véritable multiplication d’une richesse nominale exprimée en papier et, par-là même susceptible de disparaître aussi rapidement qu’elle s’est créée,  entraînant avec elle les perspectives d’une multitude de petits investisseurs, ceux à qui les entreprises qui gèrent les fonds d’investissement remettent mois après mois des règlements chaque fois plus grands. C’est cela que Alan Greenspan, le président de la Réserve Fédérale des Etats Unis, appelle une « exubérance irrationnelle » qui provoque une énorme déviation entre les utilités des entreprises et la valeur de leurs actions. Apparemment l’influent chairman est dans l’attente d’un nouvel effondrement financier, comme l’attestent les ajustements récurrents des marchés et devant l’impossibilité d’agir contre les effets des distorsions économiques que provoque la création d’une valeur financière qui est en grande partie fictive.

 Mais toute cette psychologie n’occulte pas la façon dont ont été démantelé les processus de création de la richesse économique et de génération de revenus et sa distribution. La richesse n’est pas générée dans le secteur financier bien qu’elle puisse se dilater temporairement en termes nominaux. Mais dans le camp de la production c’est précisément dans l’ère qui proclame –et pas uniquement en termes académiques- les avantages du marché comme le mécanisme le plus efficace d’attribution des ressources grâce à la concurrence, où il est possible de vérifier la plus grande concentration de la  production dans le plus petit nombre d’entreprises chaque fois plus grandes, et de revenus dans des groupes plus réduits de la population. La dissociation des courants financiers et ceux de l’investissement productif arrive au moment où se transforme le model technologique et avec lui les conditions de la productivité du travail. Ainsi, tandis que dans les économies industrialisées il est extrêmement difficile de créer des emplois qualifiés bien rémunérés, dans beaucoup de secteurs de la production, la compétence dans les marchés internationaux se base sur les brutales différences salariales, comme l’atteste la situation des ouvriers chinois et de beaucoup d’autres pays.  Dans ces circonstances, créer des emplois et des revenus requière une autre forme de distribution et d’assignation des ressources disponibles, non seulement entre les divers secteurs de la production, mais aussi entre les diverses régions du monde, le conflit pour la richesse a alors diverses dimensions et l’une d’elles, en pleine globalisation, continue d’être l’échelle géographique. Les crises financières qui se font chaque fois plus récurrentes mettent en évidence la séparation des courants financiers avec le financement de l’investissement productif. Les conséquences de l’affaiblissement des bases de l’accumulation, c’est à dire la génération de richesse, peuvent arriver à un scénario de déflation provoqué par les mêmes formes de la concurrence qui tendent à générer une surproduction pour un marché chaque fois plus réduit en fonction de la réelle capacité d’achat de la population. Le paradoxe d’une économie globale capable de n’intégrer qu’une partie des producteurs, des consommateurs et des régions du monde constitue l’un des points les plus conflictuels du scénario mondial.

Directeur de ERI consultores