“La santé n’est pas une marchandise, le travail n’est pas une marchandise ” Table des matières 1 - Nos constats: les actions menées, les entraves à l'action, nos propositions pour une véritable efficacité 2 - La prise en charge de la santé sur le même mode de la réduction des coûts à tout prix: "Allez vous faire mettre inaptes par le médecin du travail!" 3 - Construction d'un point de vue spécifique de notre métier 5- Lettre à Madame la Ministre de l'Emploi
Voilà six ans que nous travaillons collectivement, que nous écrivons collectivement. Pourquoi ? Parce que la société nous a placé dans le monde du travail pour veiller à ce que ceux qui travaillent n’y perdent pas leur santé. (C’est, en tout cas ce qu’elle déclare dans la loi de 1946 :nous interrogerons la réalité dans ce texte pour nous demander si elle le veut vraiment ….). Les constats écrits dans nos précédents rapports sont, dans les grandes lignes identiques ; nous ne les détaillerons pas à nouveau, nous renvoyons en particulier à notre conclusion de 1998, bilan des cinq années précédentes, toujours aussi vrai, même en 1999. Nous reprendrons ici, les points nouveaux, nuances ou tendances un peu différentes, les points les plus forts, les plus marquants de l’année écoulée, non pour nous lamenter mais pour ouvrir les portes de l’action. En effet, quand on est médecin, avec la vocation de guérir ou de prévenir, on ne peut s’arrêter aux constats sans intervenir. Témoigner est indispensable mais insuffisant. Contrairement aux médecins d’autres spécialités médicales, nous constatons des souffrances, des altérations du corps et du psychisme dont la cause échappe à celui qui souffre et dépend de décisions et de responsabilités d’autres que lui. C’est pourquoi nos constats sont si difficiles à faire entendre ; c’est pourquoi, aussi il y a une dimension éthique dans notre témoignage. “ Le témoignage ne livre pas un savoir –marchandise ; il donne matière à penser, matière à réflexion ; ce n’est pas un don ficelé, c’est un don ouvert, en attente de réflexion, de signification : il donne à penser ……à oser parler, et peut-être à vivre ” Lytta BASSET – Guérir du malheur Le réel du monde du travail a interpellé notre responsabilité, a forcé notre action. Nous souhaitons que le témoignage que nous en avons fait interpelle les responsables actuels de la santé de la population française : nous espérons ardemment que chacun des partenaires responsables de la nouvelle organisation de la prévention de la SANTE au TRAVAIL en France, dans ce contexte de réforme annoncée, agissent pour que cessent ces constats désespérants et que les salariés retrouvent la possibilité de construire leur santé au travail. Nous allons expliciter nos actions, montrer qu’à nos yeux il existe de réelles possibilités de prévention, un réel métier de médecin du travail si la société lui délie les mains et lui donne les outils adéquats. A une époque où l’on parle toujours de coûts, les propositions que nous faisons nous paraissent réalisables et peu coûteuses : elles vont seulement “ coûter ” à toutes les instances, actuellement responsables de la réforme de la SANTE au TRAVAIL en France, de sortir de l’ambiguïté qui mine toute possibilité d’action : tous les acteurs chargés de prévention en entreprise sont entravés dans l’injonction paradoxale :occupez vous de protéger la santé mais surtout ne touchez pas à la sacro-sainte loi de la rentabilité maximum au moindre coût : or, tous nos constats actuels d’atteinte à la santé découlent de cette “ loi ” ; tous les écueils sur lesquels nous butons sont soi- disant intouchables au nom de cette même loi. Le texte qui suit, prouvera, s’il est encore besoin, qu’une vraie réforme du système de santé au travail passera forcément par UN CHOIX CLAIR ENTRE LE PROFIT ET LA SANTE , choix accompagné de mesures efficaces et non ambiguës . I - NOS CONSTATS : LES ACTIONS MENEES, LES ENTRAVES A L’ACTION, NOS PROPOSITIONS POUR UNE VERITABLE EFFICACITE : 1 – L’AERO-POLLUTION Elle continue d’être un souci important pour nous en terme de fréquence et de gravité des risques dans nos entreprises de plasturgie, mécanique générale, mécano-soudure, décolletage, garages ( automobiles, poids-lourds, mécanique agricole). L’atmosphère est polluée par les hydrocarbures aromatiques, tous les types de peintures et solvants, poussières métalliques, fumées de soudage et brouillards d’huile …. ACTIONS MENEES : * Nous avons listé les T.P.E que nous considérions comme particulièrement à risque, surtout quand elles ont déjà été sollicitées en vain; nous avons adressé aux chefs d’entreprise un courrier les informant des risques qui les concernaient, des responsabilités qui leur incombaient et des possibilités d’aide à la prévention à leur disposition. * Tous les garages de notre secteur ont reçu une lettre détaillée concernant l’aéro-pollution et notamment le risque amiante avec les grandes priorités préventives, elle a été accompagnée d’un envoi systématique de la brochure I.N.R.S extrêmement précise sur le plan technique et législatif. Quelques mois plus tard, une lettre rappelait les risques et introduisait la demande impérative de radiographies pulmonaires. Ce problème reste une des priorités de nos actions communes avec l’Inspection du travail. Inspecteurs et contrôleurs font leur possible pour visiter les entreprises concernées, assister aux C.H.S.C.T. en appuyant nos demandes. Un pas en avant a eu lieu cette année, avec le renforcement de l’action coopérative grâce à la mise en place de réunions communes avec les techniciens et ingénieurs de la C.R.A.M. : l’aéro-pollution a été définie comme axe prioritaire commun ; ils apportent leur contribution spécifique à la prévention dans les ateliers, en particulier par leurs conseils en matière de ventilation aspiration et soutiennent également des demandes en C.H.S.C.T. RESULTATS : S’il ne sont pas nuls, ils sont malheureusement minimes: en dehors d’améliorations très ponctuelles à certains postes, globalement l’indifférence persiste vis à vis de ce problème. Très peu d’entreprises ont répondu : un responsable d’entreprise qui a appelé le médecin contestait simplement avec véhémence la demande de radiographie : les dix mécaniciens n’ont toujours pas pu bénéficier de cet examen prévu par la loi “ car son coût met en péril l’entreprise ” LES ENTRAVES : Malgré toutes nos argumentations développées parfois depuis des années, dans beaucoup de P.M.E, le chef d’entreprise ne se considère pas comme responsable de la santé des salariés, “ les préventeurs font ingérence dans ce qu’ il considère un domaine où il a tout pouvoir ” ; dans d’autres cas ou en même temps (comme ce directeur de garage qui refuse de payer dix radiographies pulmonaires) toute dépense concernant la prévention ou la santé est inadmissible ; dans beaucoup d’autres cas, si le comportement est plus nuancé et moins caricatural, on écoute poliment nos remarques, comme dans un certain nombre de C.H.S.C.T. , mais rien ne change. NOS PROPOSITIONS : Dans ce domaine, il nous semble que les solutions sont assez simples : nous avons en France, d’excellentes lois prévoyant que l’employeur doit assurer un air sain et non pollué dans les locaux de travail : à l’heure où l’on signe une charte pour lutter contre le cancer, on évitera ainsi un bon nombre de pathologies, dont des cancers professionnels, par le simple fait de considérer, que même au sein des entreprises, le chef d’entreprise est comme tout citoyen français soumis à la loi et à son application. 2 - LES APPRENTIS Un exemple terriblement parlant va nous permettre de faire le point : Il s'agit d'une jeune apprentie de cuisine : elle a à peine 16 ans, le médecin la revoit au bout de six mois de sa première année d'apprentissage : elle fait 9 heures de travail par jour du lundi au vendredi ; 9 heures 30 le samedi ; le matin de 8 heures à 15 heures elle est en cuisine et le soir de 17 à 20 heures elle revient pour être serveuse ; elle a cherché et trouvé un nouvel employeur mais l'employeur actuel a refusé son départ ; ils ont été aux prud'hommes où elle a perdu car sa période d'essai était terminée : elle n'a pas voulu abandonner cette première année ; quand le médecin la revoit, elle vient d'être arrêtée 15 jours car elle a fait un malaise avec perte de connaissance en cuisine. La seule réaction de l'employeur a été de contester l'accident du travail. Quant à la fiche d'aptitude, mentionnant la nécessité du respect strict des horaires légaux de travail, "il l'a déchirée!" Il est inutile de décrire le sentiment de honte et de révolte du médecin, devant cette enfant déterminée à faire sa formation malgré la maltraitance des adultes à son égard, malgré le prix qu'elle paie de sa santé, malgré l'injustice de la société qui ne trouve rien d'autre que de la condamner !!! ACTIONS : Depuis maintenant plusieurs années, nous cherchons des solutions pour ce problème récurrent chez les apprentis serveurs, cuisiniers, boulangers. Nous avons envoyé des courriers à tous les employeurs expliquant les enjeux importants en terme de santé physique et psychique de ces jeunes en pleine croissance et en pleine construction identitaire. Les inspecteurs du travail ont pris le relais en exigeant des fiches d'horaires et en faisant des visites sur le terrain. Il y a eu quelques améliorations ponctuelles, en particulier pour le travail de nuit des boulangers, mais dans l'ensemble la situation perdure dans le secteur des métiers de bouche. Nous avons décidé de ne pas baisser les bras et de proposer une réunion avec les enseignants des centres d'apprentissage. LIMITES RENCONTREES : D'une part une" tradition "de certains corps de métier (en particulier, les métiers de bouche) considère qu'ils n'ont aucun compte à rendre : de certaines dérogations obtenues au vue d'exigences professionnelles particulières, on en est arrivé au régime de la terreur : devant l’angoisse qu’ils ne trouvent pas de stage :parents et enseignants , le plus souvent laissent faire . LES CONSEQUENCES : “Il en va de l’humanité comme de la famille, lorsque celle-ci se réduit à deux termes, c’est à dire lorsque l’instance paternelle disparaît : l’ordre symbolique se forclôt. Dans un monde, ainsi structuré ou plus exactement déstructuré, car seule l’instance symbolique permet l’organisation d’une structure au sens moderne de ce mot, la notion même de l’homme disparaît. Plus encore sa réalité. La loi dont est porteuse l’instance symbolisante se confond avec le bon plaisir du plus grand ou du plus fort qui a force de loi. La porte est largement ouverte à la dictature dans la nation, à l’impérialisme dans le monde”. Analysons bien les conséquences, sans complaisance; il s'agit là d'enfants confiés par des adultes (parents, enseignants) à d'autres adultes (employeurs) avec la caution d'autres adultes (médecins, inspecteurs du travail) : certes nous dit-on, il faut qu'ils apprennent la dureté du métier : de ce point de vue, mission accomplie, mais du côté de la construction de la santé et de l identité : l'exemplarité de l'adulte est en totale défaillance : à la violence des uns répond le silence ou la peur des autres : reste la loi qui, normalement, structure les individus et garantit la vie en communauté, or là, elle donne tort au plus faible et se laisse bafouer quotidiennement au nom de cette fausse " loi du tout - économique ". Des enfants, en formation sont formés à la loi de la jungle ! Et l'on s'interroge sur la violence des jeunes, leur perte du sens des valeurs, du BIEN et du MAL, de la vie humaine et sur leur propre violence ? La force et la combativité de la très jeune fille de notre exemple est remarquable et exceptionnelle :elle y a quand même laissé une partie de sa santé physique ; quant à la structuration de son identité, les modèles adultes ne l'auront pas aidée à grandir dans la confiance. Chez ces jeunes apprentis, peu se plaignent vraiment ; il existe assez souvent une certaine stratégie de défense avec banalisation du mal subi : "c'est pour mon bien, c'est le métier qui rentre " ; certains même, explicitent bien le cercle vicieux de la violence en disant qu'ils attendent leur tour ! Quelques parents rencontrés au fil des consultations expriment parfois leur inquiétude, tout en disant qu'ils se rendent compte que leurs enfants leur cachent ce qu'ils subissent vraiment ! Un certain nombre abandonnent : on les retrouve, parfois plus heureux dans un autre stage plus épanouissant et plus humain, parfois résignés... PROPOSITIONS : La loi sur les horaires et les temps de repos nécessaires des apprentis de moins de 18 ans est très précise et, encore une fois, nous ne comprenons pas pourquoi nous devons user d'une telle énergie, en pure perte et sans obtenir sa simple application… Sans ce premier niveau "basique" et légal, il est utopique d’imaginer aller plus loin dans les recommandations…… Un autre exemple, moins dramatique, illustre bien, néanmoins que la formation des jeunes apprentis est centrée uniquement sur la logique des moindres coûts, qu'on leur enseigne toujours le dogme du moindre coût par rapport à la santé, à la prévention. Ici, l'on frôle le ridicule, mais on forme, finalement l'apprenti à ne pas se protéger : “Les moralistes les plus sérieux et les plus chevronnés se posent la question de savoir de quel côté se trouve la violence : du côté des pavés de l’insurrection qui en a l’apparence ou du côté des forces de l’ordre qui font respecter la loi ? La violence dit-on appelle la violence. Quand elle s’exerce d’un côté, c’est donc qu’elle s exerçait déjà de l’autre sous le couvert du respect. On reconnaît l’arbre à ses fruits et ce n’est pas par hasard ou selon les formules officielles, du fait d’éléments incontrôlés qu’elle surgit dans tous les champs de l’activité humaine : dans la relation conjugale et dans la famille, dans la relation sociale et dans l’usine, dans les rapports politiques nationaux et internationaux, dans la relation pédagogique et à l’université, dans la sphère morale et dans l’Eglise. 3 - L’HYPERSOLLICITATION : Nous voulons parler ici de l’hyper sollicitation au sens très large du terme. L’explosion des troubles musculo squelettiques et pathologies rachidiennes n’est plus à démontrer mais nous confirmons l’envahissement de nos cabinets par ces pathologies qui débouchent inéluctablement, un jour ou l’autre vers l’exclusion à un âge souvent jeune (nous reparlerons de ce problème plus loin). Nous voulons donc parler des conséquences ravageuses d’un usage sans limite des hommes et des femmes qui touche tous les secteurs d’activités. Nous citerons ici deux types d’exemples particulièrement parlants : dans le secteur médico - social et dans le bâtiment. SECTEUR MEDICO - SOCIAL : Dans une M.A.S., que l’un d’entre nous suit depuis bientôt huit ans : - En 1994 : premier rapport du médecin du travail à la direction : le médecin donne des chiffres sur l’ensemble de la population de pourcentages très élevés d’une part de pathologies ostéo-articulaires, d’autre part d’atteintes à la santé psychique. Le rapport est bien reçu par la direction, un dialogue s’instaure pour rechercher des solutions. Un C.H.S.C.T va être créé, les résidents étant des handicapés très lourds posant de gros problèmes de manutention : les moyens techniques (lève-malades), informations, formations, vont se multiplier. Néanmoins, au fil des consultations médicales annuelles et de longues visites de reprise pour tenter de comprendre les mécanismes d’action des accidents de travail et des autres pathologies ; on en arrive non pas à des problèmes matériels ou de formation insuffisante, mais au travail sous contrainte de temps, au manque d’effectif. Un cercle vicieux s’installe car les absents ne sont pas tous remplacés (le budget ne le permet pas) et ceux qui restent voient les contraintes peser encore plus lourdement sur eux. Les délégués au C.HS.C.T feront des analyses poussées des accidents de travail, la direction chiffrera le coût des arrêts répétés et des limites budgétaires aux remplacements. Point d’abus dans tout ça : le médecin est au contraire souvent obligé de freiner la volonté de reprise trop précoce des salariés qui aiment leur travail et sont solidaires les uns des autres car ils savent que leur absence pèse sur leur collègues. En soutien à toutes les actions de la direction, le médecin du travail ira rencontrer les responsables financeurs de l’instance de tutelle pour expliquer que quelques postes supplémentaires peuvent apporter un soulagement à ces salariés en danger, d’autant qu’il commence à craindre l’exclusion pour un certain nombre d’entre eux ; ce sera d’autant plus dramatique que l’investissement professionnel est extrêmement fort. - En 1997, deuxième rapport du médecin confirmant l’aggravation de la situation, et cette fois les premières inaptitudes médicales sont tombées ! Pourtant la recherche de solutions continue dans une coopération sérieuse et acharnée Pendant ce temps l’instance de tutelle a débloqué une forte somme d’argent pour déclencher un audit dans l’établissement. Passé le premier moment d’incompréhension car cette somme aurait pu couvrir le financement précieux de quelques postes, passée l’inquiétude devant le travail colossal supplémentaire qui est demandé aux salariés pour participer à l’audit (entretiens, réunion, listage et chronomètrage tâche par tâche de tous les postes de travail….), chacun décide de mettre espoir et confiance dans cette étude : le travail de l’audit conclura au travail remarquable de l’équipe et à l’insuffisance quantitative criante en effectifs. Parallèlement, le C.H.S.C.T. fera appel aux ingénieurs de la C.RA.M. pour un avis complémentaire dans la recherche des solutions préventives : après avoir rendu hommage au gros travail du C.H.C.S.T., ceux-ci concluront que les premiers niveaux de prévention sont largement remplis ; ils vont proposer une étude ergonomique qui rejoindra les constats du médecin et de l’audit . A ce jour toutes ces démonstrations n’ont abouti à aucune transformation, aucun effectif supplémentaire. La personne responsable du dossier à l’instance de tutelle n’a retenu qu’une petite phrase de l’audit qui parlait d’une éventuelle possibilité d’améliorer encore l’organisation du travail….. Une réflexion sur le passage aux 35 heures a aussi donné un espoir, mais rien n’est possible car le financement des postes nécessaires n’est pas non plus accordé …. La situation actuelle est plus que critique ; le découragement s’installe, pourtant il faut vraiment être à la dernière extrémité de l’usure pour envisager de quitter l’établissement : culpabilisé de s’être encore blessé chacun explique au médecin comment il a été dans l’impossibilité de se protéger pour venir en aide dans l’urgence à un résident qui était tombé ; ou pourquoi il n’a pas pu prendre le temps de seulement réaliser qu’il est dangereux de soulever un fauteuil électrique, parce qu’il a été appelé en urgence pour aider une famille alors qu’il était entrain de faire une toilette à l’autre bout de l’établissement. “ C’est l’apocalypse : les résidents sont de plus en plus dépendants et ils ont pour s’occuper d’eux une équipe de bras cassés ! ! ! ! ! ”. Ce qui est probablement le pire, c’ est que bien des familles, membres du conseil d’administration les considèrent comme des fainéants. Que de niveaux de violence dans ce gâchis et ce Non - sens. "Le traumatisme dénié est comme une blessure qui ne peut jamais guérir et qui recommence toujours à saigner" DANS LE SECTEUR DU BATIMENT : L’existence de risques physico-chimiques graves nécessiterait d’adapter les conditions de travail à l’homme, de mettre en place des moyens de prévention efficaces qui, pour la plupart, sont déjà disponibles, ceci afin d’éviter les dégâts sur la santé, prévisibles à plus ou moins long terme. Mais les très fortes contraintes de temps auxquelles sont soumis dans bien des cas les travailleurs de ce secteur, ne favorisent bien sûr pas la mise en œuvre de telles mesures. 1) C’est l’homme qui doit, coûte que coûte, s’adapter au travail ! En effet le constat est unanime : “ il faut aller vite ” “on n’a pas le temps ”, “ il faut sans arrêt courir ”. La recherche de la performance économique maximale aboutit à une accumulation de contraintes. Ainsi les difficultés, bien connues, de recrutement dans le BTP n’expliquent pas, à elles seules, la diminution régulière des effectifs des équipes de travail. Une véritable politique de “ DOWNSIZING ” est mise en œuvre dans certaines entreprises. Par exemple : dans une entreprise de travaux publics dont le client principal (une entreprise publique) exige qualité totale, disponibilité et délais très courts ainsi qu’une baisse régulière des tarifs. Cette entreprise a été rachetée par un grand groupe national qui exige, lui, une rentabilité accrue. Elle a donc réalisé cette année la réduction de ses équipes de chantier de 3 à 2 personnes (elles comptaient 5 personnes il y a quelques années...). Par ailleurs le Niveau Général des Exigences auxquelles doivent se soumettre les salariés, devient très élevé. Il y a la multiplication des réglementations normatives (accréditation, qualité) que l’entreprise doit s’engager à respecter (sinon pas de marché ! ) mais qu’ils ont la charge, eux, de mettre en œuvre sur le terrain, souvent avec les “ moyens du bord ”. La réactivité obligatoire à la demande qui empêche pratiquement toute planification de l’activité, rend tout “ urgent ” et oblige à travailler dans la précipitation avec tous les risques qui en découlent. Les délais de réalisation raccourcis de manière déraisonnable (avec menace de pénalité financière en cas de dépassement) sur lesquels s’engagent les responsables mais dont le respect va reposer, finalement, sur l’intensification obligatoire du travail. De même l’éloignement des donneurs d’ordre, et même des organisateurs du travail, des réalités du terrain entraîne trop souvent l’attribution de moyens trop mesurés, insuffisants pour “ bien faire le travail ”, comme nous disent certains salariés. 2) Cette recherche de rentabilité peut même aller jusqu'à violer la loi de manière délibérée dans les domaines où, pourtant, il n’y a pas si longtemps la question de la santé au travail a largement débordé dans le domaine public comme dans le cas de l’AMIANTE. Ainsi d’après des confrères du Groupement National des Médecins du Travail du BTP, la majeure partie des opérations de désamiantage se ferait de manière irrégulière, voire clandestine, sans mise en œuvre de la stricte réglementation en vigueur qui est pourtant justifiée par l’extrême gravité du risque à la fois pour les travailleurs concernés mais aussi pour le public en général. Lorsque le manque de personnel est trop criant, le recours aux formes légales de travail précaire (CDD, intérim) est largement pratiqué et l’on connaît bien tous les risques inhérents à ces modes d’utilisation de la main d’œuvre. Mais, récemment, en Bourgogne l’Inspection du Travail et les services de prévention de la CRAM ont dénoncé une forme d’emploi frauduleuse de la main d’œuvre qu’est le recours à la Fausse sous-traitance. Cette pratique serait, selon eux, extrêmement répandue et quasiment systématique dans les entreprises de plus de 10 salariés. Il s’agit là de l’emploi de salariés dissimulés de l’entreprise principale qui, elle, en recueuille tous les avantages économiques. Les travailleurs assument, eux, tous les risques en particulier dans les domaines de la sécurité et de la santé au travail. Cette catégorie de main d’œuvre ne bénéficie, bien entendu, d’aucun suivi en Médecine du Travail. Nous donnerons deux chiffres. ° Cette année, 16 maladies professionnelles ont été déclarées sur notre secteur ; 13 d’entre elles étaient directement en rapport avec l’usage excessif qui est fait des hommes sur les lieux de travail (troubles musculo squelettiques). ° Dans 23 cas l’inaptitude du salarié à continuer à occuper son poste de travail dans les conditions actuelles sans nuire gravement à sa santé, a dû être prononcée. Malgré toutes les possibilités théoriquement existantes aucun reclassement des inaptes relevant des entreprises du BTP n’a pu être réalisé dans aucune des entreprises où ils ont pourtant travaillé parfois pendant des années. Dans ce cas là l’action du Médecin du Travail ne s’apparenterait elle pas à une activité de “ Traitement des Déchets ” ? “ Allez à la Médecine du Travail vous faire mettre inapte, disait un Médecin de SECU récemment. ”. Cette recherche effrénée du profit, en faisant des coupes sombres, en particulier sur l’effectif, faisant pression sur ceux qui restent et ont “la chance d'avoir du travail” finit par dépasser l’entendement. Si du fait de l’hypersollicitation qui en découle, on fait tout vite, on finit aussi par tout faire n’importe comment ; mais chaque fois que c’est possible, l’analyse des mécanismes des accidents de travail et des pathologies professionnelles, nous montre que le salarié qui ne peut tout assurer commence invariablement par faire des coupes sombres sur le temps de prévention ; beaucoup racontent qu’ils sont aussi obligés de faire un travail bâclé et ils en souffrent. Tant qu’on ne touchera pas aux questions de l’ organisation du travail sous-tendues par l’incessante tyrannie du profit sur la santé, sur la sécurité , on peut mettre les meilleures équipes de santé que l’ on veut , elles seront en échec . Les dernières affaires spectaculaires : l’amiante, l’ERIKA, le déraillement du train de PADINGTON, via les médias, déroulent sous les yeux d’ un public traumatisé à chaque fois, la face hideuse de la loi du profit ; mais les prises de conscience sont fugaces et temporaires. Nous, nous ne pouvons les oublier car nous sommes confrontés tous les jours à ces mécanismes délétères : la coopération Médecins du Travail – Inspecteurs et ingénieurs C.R.A.M. fonctionne bien dans les abattoirs de volailles de notre secteur où le trio lutte pied à pied pour essayer de faire passer le discours préventif : mais le fond du problème, les cadences, reste un sujet intouchable : dans une politique de prévention qui ne soit pas uniquement de façade, il faut que les équipes préventives qui ont fait leur constats, donné leur conseils selon les indices de gravité, puissent imposer des actions. Malheureusement , pour le moment , les pavillons de complaisance flottent au-dessus du monde du travail. 4 – LES ATTEINTES A LA SANTE MENTALE : Les constats et les mécanismes étant les mêmes nous renvoyons à notre rapport de 1998 . Ils représentent une part importante de nos consultations . Deux points forts à noter : - la souffrance éthique des professionnels de santé médicaux, para-médicaux et travailleurs sociaux :ne pas pouvoir remplir la mission humaine pour laquelle on a choisi ce métier, se voir toujours évalué sur des critères financiers alors que l’on se confronte quotidiennement à des situations humaines graves voire désespérées, se sentir témoin impuissant, être obligé de faire des choses que l’on réprouve : les infirmières, les aide-soignantes, les travailleurs sociaux vivent tout cela dans beaucoup de souffrance, décompensent parfois gravement, pour les plus investis ; certains sont obligés d’arrêter. Notre profession est loin de l’ignorer :il n’est pas éthique de mettre les gens en situation d’échec chronique , de mission impossible surtout quand ils ont des responsabilités humaines importantes : les médecins du travail que nous sommes en savent quelque chose! - Il faut aussi signaler depuis un ou deux ans, qu’une stratégie défensive émerge : “pour ne plus y laisser sa peau on s’en fout”, effectivement certains reviennent en consultation, moins perturbés, moins souffrants mais totalement désinvestis du travail ; ce sont généralement, ceux qui quelques temps avant ont “touché le fond “ ! Nous le constatons : ce sont les plus engagés qui “décompensent le plus “: brillant résultat de l’ organisation du travail qui décourage ceux qu’ elle envoie en stage de motivation ! ACTIONS ET PERSPECTIVES : Une soirée avec des membres de l’association AIN PSY a permis une présentation de nos constats, analyses, pratiques et des échanges de points de vue. Leur expérience confirme la nôtre du point de vue des atteintes à la santé mentale face à l’objectif unique de compression des coûts. Depuis, une collaboration individuelle s’est avérée plus facile en particulier pour éviter l’exclusion des sujets présentant des pathologies mentales. Un travail collectif, en particulier pour la prise en charge du harcèlement psychique reste à mettre en place. 2 - LA PRISE EN CHARGE DE LA SANTE SUR LE MÊME MODE DE LA REDUCTION DES COUTS A TOUT PRIX : “ ALLEZ VOUS FAIRE METTRE INAPTES PAR LE MEDECIN DU TRAVAIL ! ” Cette gestion de la santé sous la bannière de la pensée unique de l’économique et de la primauté de l’objectif primordial de la compression des coûts à la fois de la prise en charge des soins et de l’arrêt de travail nécessaire à la restauration de la santé a rendu encore plus difficile notre activité de préventeurs de l’altération de la santé et aussi de l’exclusion. Un pan important de nos consultations et de “ notre faux – tiers temps ” a été occupé cette année à gérer des situations inextricables où des salariés blessés, malades, non rétablis et donc incapables d’exercer une activité quelle qu’elle soit, arrivent affolés ou révoltés mis en demeure par le médecin de sécurité sociale (mais aussi par leur médecin traitant), soit de reprendre le travail soit de “ se faire mettre inapte ”. C’est justement le cas de toutes ces pathologies d’hypersollicitation par mouvements répétitifs et par efforts excessifs qui, il y a dix ans encore grâce aux soins et au repos nécessaire finissaient toujours par guérir, sont maintenant pourvoyeuses d’incapacité définitive. Il faut d’ailleurs bien insister sur le fait qu’elles guérissent d’autant plus lentement et d’autant plus mal qu’elles ne sont pas reconnues, que la souffrance physique et morale qui a fini par aboutir à cette décompensation ne peut être entendue : Cette salariée turque en plasturgie travaille depuis plus de 20 ans dans la même entreprise ; elle n’a jamais fait parler d’elle, à chaque consultation avec le médecin du travail, elle est souriante et ne se plaint jamais : elle va se faire mal au dos en A.T., le chef d’atelier la rabroue et dénie l’accident, le médecin de sécurité sociale fera de même : puisque le scanner ne montre pas de hernie discale, elle abuse donc de ses droits, elle est sommée de reprendre ; le médecin du travail cherchera à comprendre ce qui a déstabilisé cette femme “sans histoire ”. Malgré les difficultés de la langue, il comprendra qu’elle est blessée dans son corps et dans son identité par l’injustice de la non reconnaissance de son mal ; il finit par savoir en insistant et grâce à sa fille qui vient servir d’interprète qu’elle ne dort plus ne mange plus et pleure toute la journée. Son histoire personnelle est aussi “accidentée” : il y a plus d’un an elle a perdu son frère, et depuis pour des raisons difficiles à comprendre par le médecin elle vivait déjà dans sa vie intime un sentiment d’injustice et d’exclusion (elle n’a pas pu rentrer dans son pays depuis !). Cette femme est usée, elle fait largement 20 ans de plus que son âge, a eu 8 enfants et travaille depuis l’âge de 7ans (dans l’agriculture dans son pays ) ; actuellement, elle présente tous les signes d’une dépression nerveuse. Le médecin a fait un long compte-rendu de la situation et demande la prise en charge au titre de l’arrêt maladie dans un premier temps en expliquant la nécessité d’une prise en charge spécialisée. L’arrêt a été refusé par le médecin de sécurité sociale . Outre la dureté de ce comportement, on peut s’interroger sur cette interprétation sommaire et au bout du compte comptable de la médecine : nous le constatons dès que nous pouvons prendre un peu de temps avec les salariés en souffrance : bien des traitements, bien des scanners et autres examens para-cliniques coûteux pourraient être évités par une approche compréhensive de la souffrance. Malheureusement, le système de santé s’emballe du côté de la technique et du travail à la chaîne. “ N’y a-t-il pas scandale à décréter pour autrui que ce qu’il éprouve comme un mal n’en est pas un et par là s’alléger soi du poids de sa souffrance puisqu’elle se voit déclarée vaine ? “ “ La douleur est un pur éprouvé, dont la subjectivité radicale ne peut être objectivée. - C’est le cas d’un salarié âgé de 58 ans et ne pouvant bénéficier d’une retraite anticipée, qui vient “sur les conseils ” du médecin de la sécurité sociale pour être déclaré inapte à son poste. En fait, il s’agit d’un homme usé, travaillant depuis l’âge de 14 ans, qui présente une polypathologie : syndrôme dépressif réactionnel à des événements familiaux couplé à une pathologie organique d’étiologie non professionnelle et qu’il aurait été légitime et médicalement justifié de prolonger en arrêt maladie ou de reconnaître en invalidité du fait d’une diminution manifeste de ses capacités fonctionnelles. C’est une notification de reprise qui l’a amené à consulter le médecin du travail… Un courrier au médecin conseil est demeuré sans réponse et les vaines explications que le médecin du travail tentait de donner au salarié ont été ressenties comme un refus à l’aide demandée…Pour finir, l’inaptitude a été prononcée pour que ce salarié ne se retrouve pas à la rue !. Certes, il était inapte à son poste de travail, mais il était avant tout dans l’incapacité de recouvrer une quelconque activité professionnelle, ce qui s’inscrivait donc plutôt dans le cadre d’une prise en charge par le système social. - Madame B, 56 ans, est adressée par le médecin spécialiste traitant (qui refuse une prolongation d’arrêt maladie) au médecin du travail, pour prononcer une inaptitude alors que les symptômes douloureux persistent et que les examens complémentaires demandés pour évaluer une solution thérapeutique chirurgicale n’ont pas encore été réalisés… Le médecin du travail refuse de certifier un quelconque avis avant d’avoir les résultats des examens prescrits. Par ailleurs, il n’y a pas eu notification de reprise de la part de la sécurité sociale ce qui permet de se laisser le temps de voir. Devant “l’urgence à attendre ” signifiée par le médecin du travail, la prolongation d’arrêt maladie sera prescrite par un médecin généraliste traitant, le spécialiste estimant qu’il n’est pas de son ressort de prescrire le repos. Monsieur V. myopathe, a pu tenir un poste durant 20 ans grâce à des aménagements financés par l’agefiph. Puis son état a empiré, il devenait reconnaissable en invalidité II, le médecin – conseil a refusé sous prétexte que ce salarié n’avait pas eu d’arrêts de travail assez nombreux et il devait reprendre une activité devenue impossible pour lui ….. - Beaucoup d’autres exemples, ont exigé de nous beaucoup de temps et beaucoup d’énergie alors qu’en réalité, il n’y avait pas à la base un réel problème de médecine du travail : salariée en hypo-thyroidie clinique et biologique, femme de ménage, pour laquelle le médecin refusait l’arrêt de travail alors que l’on sait bien que les problèmes endocriniens ont un fort retentissement sur l’état général et sont longs à se stabiliser : elle n’était pas inapte mais malade ! Elle a fini par être prolongée et après une “ relative ” consolidation , elle a repris son activité. - Nous terminerons par le cas caricatural, de cette secrétaire qui a présenté des chirurgies pelviennes itératives. Elle garde des douleurs et des incontinences anales qui l’obligent à des bains de siège réguliers ; le chirurgien envisage une reprise chirurgicale et a prolongé la salariée : le médecin de sécurité sociale trouve que cela dure depuis trop longtemps : il a demandé à la salariée de chercher un poste qui lui convienne ! ! ! ! ! Les statistiques récentes de la C.N.A.M. enregistrent une augmentation des Indemnités journalières de 6,6 % en 1998 / est- ce vrai ? Probablement, nous ne nous amuserons pas nous-même à pratiquer le déni. La question est l’analyse que l’on en fait : ce rapport dans sa totalité peut apporter bien des explications. Notre expérience de terrain nous prouve que les salariés vivent dans l’obsession de la peur du chômage, s’accrochent au travail dans les conditions délétères que nous décrivons depuis des années. Ils tiennent tant qu’ils peuvent, blessés non consolidés, non guéris, “ne dites rien, docteur, ne mettez rien sur la fiche d’aptitude ”. Nous témoignons de leur PRESENTEISME. Mais il faut rappeler la REALITE : l’être humain a encore des limites ! Chaque année, nos inaptitudes qui grossissent en nombre, ont les mêmes causes que celles que nous avons pointées comme priorités préventives (hypersollicitation, psychopathologie, aéropollution). Apporter donc pour toute analyse une déviance de la population (déviance des patients et déviance des soignants) paraît bien légère et rajoute encore une injustice supplémentaire, un degré de plus à la pensée unique “il faut comprimer les coûts”. Nous aimerions des études sur le coût caché de l’agressivité actuelle de cette lutte forcenée contre les coûts.
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