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Combattre la pauvreté

Rapport sur le développement dans le monde 2000/2001

Banque mondiale. Washington

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Les pauvres ne jouissent pas des libertés essentielles d’action et de choix que l’on tient généralement pour acquises. Beaucoup d’entre eux ne peuvent pas se nourrir, se loger, s’éduquer ni se soigner convenablement et n’ont par conséquent aucune possibilité d’épanouissement personnel. Ils sont aussi extrêmement exposés aux maladies, aux bouleversements économiques et aux catastrophes naturelles. Enfin, ils sont souvent maltraités par les institutions de l’État et de la société et n’ont aucune influence sur les grandes décisions qui modèlent leur existence. Tous ces handicaps représentent chacun une dimension de la pauvreté.

Au quotidien, ces multiples privations sont aussi intenses que douloureuses, comme en témoignent éloquemment les réflexions des pauvres sur leur vie (encadré 1). Il peut sembler à ceux qui vivent dans la misère qu’ils ne con-naîtront jamais autre chose. Mais ce n’est pas le cas. L’histoire de Basrabai, présidente d’un conseil de village en Inde, illustre simultanément les nombreuses facettes de la pauvreté et les potentialités d’action (page 2).

L’histoire de Basrabai sert de toile de fond à l’étude de la nature et des causes de la pauvreté et de ce que l’on peut faire. La pauvreté résulte de phénomènes économiques, politiques et sociaux qui interagissent et, souvent, se renforcent les uns les autres, aggravant ainsi le dénuement dans lequel vivent les pauvres. Le manque d’actifs, des marchés inaccessibles et des possibilités d’emploi rares condamnent les gens à la pauvreté matérielle. C’est pourquoi la création d’opportunités pour les pauvres est un élément essentiel de la lutte contre la pauvreté. Pour créer ces opportunités, il faut stimuler la croissance économique, rendre le fonctionnement des marchés plus favorable aux pauvres et aider ceux-ci à accumuler des actifs.

L’histoire de Basrabai

Basrabai habite à Mohadi, un village situé à 500 km d’Ahmedabad, dans l’État indien du Gujarat, au bord de la mer d’Oman 2 . Elle est la première femme à devenir sarpanch du panchayat (présidente du conseil local), à la suite d’amendements constitutionnels qui réservent aux femmes un tiers des sièges au conseil et un tiers des présidences.

Après un long trajet, nous franchissons un étroit bras de mer par une route impraticable à marée haute et nous arrivons au village. Le premier bâtiment qui s’ offre à nos regards est une nouvelle construction en béton : l’école primaire. L’année dernière, le pire cyclone qu’on ait connu de mémoire d’homme a emporté les paillotes des villageois et ceux-ci ont dû chercher refuge dans le seul bâtiment intact : l’école. Lorsque les secours sont arrivés, les villageois ont demandé d’autres constructions en béton et l’on en compte aujourd’hui une douzaine.

Nous arrivons chez Basrabai, une maison en béton d’une pièce con-struite à côté d’une paillote. Après les salutations d’usage, nous en venons à parler de l’école. Puisque c’est un jour de classe, nous de-mandons si nous pouvons assister à un cours. Basrabai nous apprend que le maître n’est pas là et qu’il n’est pas venu depuis un certain temps. En fait, il ne vient qu’une fois par mois, et encore. Protégé par le responsable éducatif du district, il agit plus ou moins comme bon lui semble.

Le maître vient le lendemain. La rumeur lui a appris que des visiteurs étaient arrivés au village. Il entre chez Basrabai et nous commençons à parler de l’école et des élèves. Pensant trouver une oreille compatissante auprès de ces visiteurs instruits, il s’épanche sur ses problèmes et sur la difficulté de faire la classe aux enfants, des sauvageons sortis de la jungle selon lui.

C’en est trop pour Meeraiben, membre de l’Organisation des travailleuses indépendantes (SEWA), l’organisatrice de cette visite. Elle fait remarquer au maître qu’il gagne 6 000 roupies par mois (plus de six fois le seuil de pauvreté en Inde), qu’il a un emploi sûr et que la moindre des choses serait qu’il assure son service. Les parents veulent que leurs enfants apprennent à lire et à écrire, même si cela empêche les garçons d’aider leur père à pêcher et les filles d’aider leur mère à aller chercher de l’eau et du bois et à travailler dans les champs.

Plus tard dans la soirée, Basrabai préside la réunion du village. Le premier des deux points principaux est l’indemnisation des victimes du cyclone : en dépit des programmes de secours annoncés en grande pompe dans la capitale de l’État, les choses laissent fortement à désirer au niveau local, où les fonctionnaires jouent l’ignorance. Les membres de SEWA relèvent le nom de ceux qui n’ont pas encore reçu les indemnisations auxquelles ils ont droit et il est convenu que Basrabai et elles rencontreront les fonctionnaires locaux la semaine prochaine.

Le deuxième grand point est l’interdiction de pêcher dans les eaux côtières imposée par l’État pour protéger les stocks de poissons. Les gros chalutiers sont responsables de la surexploitation mais ce sont les petits pêcheurs qui sont pénalisés. Les patrons des gros chalutiers peuvent continuer à pêcher tant qu’ils graissent la patte des fonctionnaires bien placés.

Tout à coup, un grand fracas se fait entendre. Le frère de Basrabai a reçu un coup de corne au visage en essayant de séparer deux vaches qui se battaient. Si la blessure n’est pas traitée immédiatement, elle risque fort de s’infecter, mais il est tard et le médecin le plus proche réside dans une agglomération située à 10 km de là. En temps normal, il aurait été impossible de rien faire, mais, par chance, notre Jeep est là et l’on peut conduire le frère de Basrabai chez le docteur.

Pendant notre séjour, nous avons l’occasion de voir les broderies et les batiks artisanaux que les femmes du village produisent depuis des générations. La demande est forte, grâce à l’engouement international pour l’artisanat indien et la redécouverte de leurs racines par les nouvelles classes moyennes du pays. Mais, profitant de l’isolement des femmes, les commerçants réussissent à obtenir les articles à bas prix.

Les autorités nationales et territoriales ont mis en place toutes sortes de programmes de soutien en faveur de l’artisanat traditionnel, mais aucun n’est vraiment efficace. Aussi, SEWA a-t-elle pris l’initiative d’organiser les travailleuses à domicile et de leur donner directement accès aux marchés internationaux. Nous examinons une broderie qui vaudrait 150 roupies sur le marché international, 60 roupies dans un magasin d’État et 20 roupies si elle était vendue à un commerçant.

Le dernier jour, nous nous rendons au champ de Basrabai, à une heure de marche de chez elle. Les aléas de l’agriculture ne sont que trop évidents. Faute de pluie, le sol est dur et desséché. S’il ne pleut pas d’ici quelques jours, la récolte de mil de Basrabai sera perdue et elle aura payé inutilement un conducteur de tracteur pour labourer son champ, dépense financée par la vente de ses articles d’artisanat. Quand nous la retrouvons à Ahmedabad quelques jours plus tard, il n’a toujours pas plu.

Nos entretiens avec Basrabai et avec les milliers de pauvres qui ont été consultés pour la préparation de ce rapport mettent en lumière les thèmes récurrents et familiers que sont le manque d’opportunités de revenu, l’insuffisance des liens avec le marché et le peu d’attention apporté aux besoins des pauvres par les institutions d’État. C’est aussi l’insécurité (risques de santé, risque de chômage et risques agricoles) qui fait que tout progrès est précaire. De tous les horizons, des villages de l’Inde aux favelas de Rio de Janeiro, en passant par les bidonvilles de Johannesburg et les fermes de l’Ouzbékistan, les problèmes présentés dans les récits se font écho.

Mais les conversations avec Basrabai et d’autres révèlent également des possibilités. Même si les fonctionnaires locaux et les structures of-ficielles ne sont pas encore comptables de leurs actes devant Basrabai et son village, une politique volontariste a permis que Basrabai soit élue sarpanch, illustrant l’influence de l’État. SEWA aussi montre comment les pauvres peuvent se faire entendre en s’organisant pour défendre leurs droits, profiter des opportunités offertes par le marché et se protéger contre les risques.

Mais ce n’est pas tout. Dans un monde où la répartition du pouvoir politique est inégale et souvent calquée sur celle du pouvoir économique, le mode de fonctionnement des institutions publiques peut être particulièrement désavantageux pour les pauvres. Aussi est-il fréquent, par exemple, que ces derniers ne profitent pas des investissements publics dans l’éducation et la santé. De plus, ils sont souvent victimes de la corruption et de l’arbitraire de l’État. Les normes et valeurs sociales et les mœurs — qui font que, au sein de la famille, de la communauté ou sur le marché, les femmes, certains groupes ethniques ou raciaux, ou les personnes socialement défavorisées sont exclus — influent puissamment sur le résultat des activités de lutte contre la pauvreté. C’est pourquoi les mesures visant à dé-marginaliser les pauvres, en rendant les institutions publiques et sociales plus attentives à leurs besoins, sont aussi un élément essentiel de la lutte contre la pauvreté.

La vulnérabilité des pauvres face à des événements extérieurs qui échappent en grande partie à leur contrôle, tels que la maladie, la violence, les chocs économiques, le mauvais temps, les catastrophes naturelles, contribue à leur mal-être, aggrave leur situation matérielle et tourne les rapports de force à leur désavantage. C’est pourquoi renforcer la sécurité matérielle, en réduisant les risques de guerre, de maladie, de crise économique et de catastrophe naturelle est aussi un ingrédient clé de la lutte contre la pauvreté, tout comme réduire la vulnérabilité des pauvres et mettre en place des mécanismes visant à les aider à faire face aux chocs défavorables.

La Parole est aux pauvres

L’étude intitulée La Parole est aux pauvres, fondée sur l’expérience vécue de plus de 60 000 femmes et hommes défavorisés dans 60 pays, a été réalisée en préparation du Rapport sur le développement dans le monde 2000/2001. Elle comporte deux volets : une analyse des études sur la pauvreté effectuées récemment dans 50 pays, portant sur quelque 40 000 personnes, et une nouvelle étude comparée menée en 1999 dans 23 pays, en consultation avec environ 20 000 femmes et hommes démunis. L’étude révèle que les pauvres agissent active-ment dans le cours de leur existence, mais qu’ils sont souvent incapables d’influer sur les facteurs sociaux et économiques qui déterminent leur niveau de vie.

Les citations ci-dessous illustrent ce qu’être pauvre veut dire.

La pauvreté ? Ne me demandez pas ce que c’est : vous l’avez rencontrée devant ma porte. Regardez la maison, comptez les trous. Regardez mes affaires et les vêtements que je porte. Regardez tout ce qu’il y a ici et écrivez ce que vous voyez. C’est ça la pauvreté.
— Un homme pauvre, Kenya

Evidemment, nos champs ne nous rapportent guère ; tous les produits, les articles achetés dans les magasins coûtent cher ; la vie est dure : nous travaillons et nous ne gagnons pas beaucoup, nous n’achetons presque rien ; nous manquons de tout, il n’y a pas d’argent et nous nous trouvons pauvres. S’il y avait de l’argent…
— Un groupe de femmes et d’hommes pauvres, Équateur

Quand mon mari tombe malade, c’est une calamité. Notre vie s’arrête jusqu’à ce qu’il guérisse et retourne au travail.
— Une femme pauvre, Zawyet Sultan, Égypte

La pauvreté, c’est l’humiliation, le sentiment de dépendance, être obligé de subir le mépris, les insultes et l’indifférence quand on cherche de l’aide.
— Une femme pauvre, Lettonie

Au début, j’avais peur de tout et de tout le monde : de mon mari, du sarpanch du village, de la police. Aujourd’hui, je n’ai peur de personne. J’ai mon propre compte en banque, je suis responsable du groupe d’épargne de mon village, …je parle de notre mouvement à mes sœurs. Et nous avons un syndicat de 40 000 adhérents dans le district.
— Un groupe de femmes et d’hommes pauvres, Inde

Source : Narayan, Chambers, Shah et Petesch, 2000 ; Narayan, Patel, Schafft, Rademacher et Koch-Schulte, 2000.

La pauvreté dans un monde d’inégalités

La pauvreté extrême voisine dans le monde avec l’abondance. Sur les 6 milliards d’habitants de la planète, 2,8 milliards, soit presque la moitié, ont moins de deux dollars par jour pour vivre, et 1,2 milliard (un cinquième), dont 44 % habitent en Asie du Sud, moins d’un dollar par jour (figure 1). Dans les pays riches, moins d’un enfant sur 100 meurt avant l’âge de cinq ans. Par contraste, dans les pays les plus pauvres, jusqu’à un enfant sur cinq risque de ne pas atteindre son cinquième anniversaire. Tan-dis que, dans les pays riches, moins de 5 % des enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition, ce problème peut toucher jusqu’à 50 % d’entre eux dans les pays pauvres.

Ce dénuement perdure quand bien même les conditions de vie se sont améliorées davantage durant le siècle écoulé que pendant tout le reste de l’histoire de l’humanité. La richesse mondiale, les liaisons internationales et les capacités techniques n’avaient jamais connu un tel développement. Pour autant, on ne peut qu’être frappé par l’inégalité de la répartition de ces bienfaits. Le revenu moyen des 20 pays les plus riches est 37 fois plus élevé que celui des 20 pays les plus pauvres (cet écart a doublé au cours des 40 dernières années). La situation des diverses régions du monde a évolué de façon fort différente (figure 2 ; voir également le tableau A.1 à la fin de l’Abrégé). En Asie de l’Est, le nombre de gens qui subsistent avec moins d’un dollar par jour est tombé d’environ 420 millions à quelque 280 millions entre 1987 et 1998, cela en dépit des ravages de la crise financière. En Amérique latine, en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, en revanche, le nombre des personnes défavorisées a augmenté. Quant aux pays d’Europe et d’Asie centrale en transition, ils ont vu se multiplier par plus de 20 le nombre des pauvres vivant avec moins d’un dollar par jour.

On observe de la même façon des avancées majeures contrastant avec des revers sérieux dans certains aspects non monétaires de la pauvreté. En Inde, le nombre des filles scolarisées a nettement progressé et, dans l’État le plus avancé, le Kerala, l’espérance de vie est plus grande qu’en d’autres points de la planète jouissant d’un niveau de revenu maintes fois supérieur (tels que la ville de Washington). Parallèlement, dans les pays africains touchés de plein fouet par l’épidémie de VIH/SIDA, comme le Botswana et le Zimbabwe, un adulte sur quatre est infecté, la charge représentée par les orphelins du sida de-vient rapidement insupportable, tant pour les mécanismes de soutien traditionnels que pour les mécanismes officiels, et tous les progrès réalisés dans l’allongement de l’espérance de vie depuis le début des années 50 sont sur le point d’être anéantis. Les disparités dans les taux de mortalité infantile autour du globe (celui de l’Afrique sub-saharienne est 15 fois plus grand que celui des pays à revenu élevé) donnent une idée de la multiplicité des situations (figure 3).

La situation est tout aussi contrastée au niveau des pays et pour les minorités ethniques et les femmes. La croissance ne profite pas également à toutes les régions d’un même pays, tant s’en faut. Ainsi, au Mexique, la pauvreté totale a reculé, quoique modérément, au début des an-nées 90, mais elle s’est aggravée dans le sud-est, plus pauvre. Il existe également des inégalités entre groupes ethniques. Dans certains pays africains, la mortalité infantile a baissé dans les groupes qui jouissent d’une grande influence politique et, en Amérique latine, les taux de scolarisation des groupes autochtones atteignent souvent moins des trois quarts des taux moyens observés chez les non-autochtones. Enfin, les femmes restent plus désavantagées que les hommes. En Asie du Sud, le nombre d’années de scolarisation des femmes ne représente qu’environ la moitié de celui des hommes et les taux de scolarisation féminins au niveau secondaire n’atteignent que les deux tiers des taux masculins.

Devant ce constat de pauvreté et d’inégalité et à la suite de diverses conférences organisées par les Nations Unies pendant les années 90, la communauté internationale s’est fixé plusieurs objectifs à atteindre dans les premières an-nées du siècle (encadré 2). Les objectifs internationaux de développement, à réaliser pour la plupart d’ici à 2015, comprennent la lutte contre la pauvreté absolue et de nombreuses formes de dénuement (les chiffres de référence sont ceux de 1990) :

Réduire de moitié la proportion de la population vivant dans l’extrême pauvreté (moins d’un dollar par jour).

Assurer l’enseignement primaire universel.

Assurer la parité des sexes dans l’enseignement primaire et secondaire (d’ici à 2005).

Réduire des deux tiers les taux de mortalité infantile et juvénile.

Réduire des trois quarts les taux de mortalité maternelle.

Offrir l’accès universel aux services de santé génésique.

Appliquer des stratégies nationales de développement durable d’ici à 2005, de manière à inverser les pertes de ressources environnementales d’ici à 2015.

Rappelons, dans ce contexte, que la population augmentera d’environ 2 milliards de personnes, dont 1,94 milliard dans les pays actuellement en développe-ment, au cours des 25 prochaines années. Les études effectuées sur le rythme des progrès à accomplir pour atteindre ces buts révèlent toute l’ampleur du défi. Par exemple, pour que la pauvreté baisse de moitié entre 1990 et 2015, il faudrait qu’elle recule à un taux composé de 2,7 % par an sur les 25 années de la période. Selon les dernières estimations de la Banque mondiale, elle n’a diminué que d’environ 1,7 % par an entre 1990 et 1998. La lenteur des progrès observés dans certaines régions est due au fait qu’elles ont connu des taux de croissance faibles ou négatifs. Dans certains cas, la montée des in-égalités a amplifié cet effet, particulièrement dans certains pays de l’ex-Union soviétique. Au rythme actuel de scolarisation, il est peu probable que l’enseignement primaire devienne universel dans le délai fixé, notamment en Afrique subsaharienne. Pour que la mortalité infantile baisse des deux tiers entre 1990 et 2015, il aurait fallu qu’elle recule de 30 % entre 1990 et 1998, alors que le taux de réduction effectif n’a été que de 10 %. Dans certaines régions de l’Afrique subsaharienne, la mortalité infantile est même en recrudescence, en partie à cause de l’épidémie de sida. Enfin, les taux de mortalité maternelle eux aussi baissent plus lentement qu’il ne faudrait.

La réalisation des objectifs internationaux de développe-ment passe par des mesures visant à stimuler la croissance économique et à réduire les inégalités de revenu. Toute-fois, même une croissance équitable ne suffira pas à assurer la réalisation des objectifs éducatifs et sanitaires. On ne pourra réduire la mortalité infantile et juvénile des deux tiers que si l’on parvient à stopper la propagation du VIH/SIDA, à renforcer les capacités des systèmes de santé publique des pays en développement et à faire bénéficier les pays en développement des progrès de la médecine 5 . S’agissant de la parité entre garçons et filles dans l’éducation, les gouvernements devront prendre des mesures spécifiques en vue d’éliminer les obstacles culturels, sociaux et économiques qui éloignent les filles de l’école 6 . Par ailleurs, les mesures visant à protéger l’environnement de manière plus durable contribueront à développer les actifs des pauvres et à réduire l’incidence de la pauvreté sur le long terme 7 . Ces mesures opéreront en synergie pour faciliter la réalisation des objectifs. C’est pourquoi la stratégie de lutte contre la pauvreté doit être à la fois plus vaste et plus intégrée.

Une stratégie de lutte contre la pauvreté

À mesure que la complexité du processus de développe-ment apparaissait plus clairement, on a été conduit à repenser les méthodes de lutte contre la pauvreté. Pendant les années 50 et 60, on pensait communément que les gros investissements dans le capital physique et les infrastructures étaient le principal ressort du développement.

Au cours des années 70, on s’est rendu compte que cela ne suffisait pas et que l’importance de la santé et de l’éducation était au moins aussi grande. De fait, le Rapport sur le développement dans le monde ,1980 expo-sait cette conception nouvelle et soutenait que l’amélioration de la santé et de l’éducation n’était pas seulement importante en soi, mais également en tant que facteur d’augmentation du revenu des pauvres.

La crise de l’endettement et la récession mondiale des années 80, et le contraste entre la situation en Asie de l’Est d’une part, et en Amérique latine, en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne d’autre part, ont donné lieu à une remise en question des priorités. Il est apparu qu’il fallait améliorer la gestion économique et laisser aux forces du marché un plus large champ d’action. Dans cette optique, le Rapport sur le développement dans le monde , 1990 : La Pauvreté proposait une double stratégie : promouvoir une croissance axée sur la main-d’œuvre par l’ouverture des économies et par des investissements dans les infrastructures, et fournir aux pauvres des services essentiels dans les domaines de la santé et de l’éducation.

Pendant les années 90, les regards se sont tournés vers la gestion des affaires publiques et vers les institutions, ainsi que vers la précarité aux niveaux local et national. Le rap-port de cette année s’inspire des stratégies antérieures, à la lumière des événements et de l’expérience des 10 dernières années. Il tient également compte de l’évolution de la conjoncture internationale et propose une stratégie visant à combattre la pauvreté sur trois fronts : le développement des opportunités, l’insertion et la sécurité matérielle.

Développement des opportunités. Les pauvres insistent sans exception sur l’importance des opportunités matérielles. On entend par là l’emploi, le crédit, les routes, l’électricité, les marchés pour écouler leurs produits, et les écoles, l’eau, l’assainissement et les services de santé, qui conditionnent la santé et les qualifications, deux actifs essentiels pour les travailleurs. Sans croissance économique, il ne saurait y avoir création d’opportunités. Mais on ne saurait pour autant négliger les modalités ou la qualité de la croissance. L’ouverture sur le marché est certes indispensable pour élargir les opportunités offertes aux pauvres, mais les réformes doivent tenir compte de l’état des institutions et des structures locales. Il faut aussi mettre en place des mécanismes capables de créer de nouvelles opportunités et de dédommager les perdants éventuels de la transition. Plus une société est inégalitaire, plus il est urgent de renforcer l’équité si l’on veut réduire rapidement la pauvreté. C’est là qu’intervient l’État pour faciliter le développement humain, l’accumulation d’actifs fonciers et la création d’éléments d’infrastructure appartenant aux pauvres ou accessibles pour eux.

Insertion. Pour que les mesures publiques répondent aux besoins des pauvres, il importe de les sélectionner et de les mettre en œuvre en fonction de l’interaction des processus politiques, sociaux et institutionnels au sens large. L’accès aux marchés et aux services du secteur public est souvent déterminé en grande partie par les institutions publiques et sociales, qui doivent être attentives aux besoins des pauvres et responsables vis-à-vis d’eux. C’est une démarche essentiellement politique, qui implique une étroite collaboration entre les pauvres, les classes moyennes et d’autres composantes de la société. Une collaboration active peut être grandement facilitée par des réformes rendant l’administration publique, les institutions juridiques et la prestation des services publics plus efficaces et plus responsables vis-à-vis des citoyens et par le renforce-ment de la participation des pauvres aux processus poli-tiques et aux décisions locales. Tout aussi importante est l’élimination des obstacles sociaux et institutionnels érigés par les distinctions de sexe, d’appartenance ethnique et de statut social. Des institutions compétentes et attentives sont non seulement bénéfiques pour les pauvres, mais également essentielles dans le processus de croissance en général.

Sécurité matérielle. Atténuer la vulnérabilité (aux chocs économiques, aux catastrophes naturelles, à la mauvaise santé, à l’invalidité et à la violence physique) fait intrinsèquement partie de l’amélioration du bien-être et encourage les investissements dans le capital humain et dans des activités à plus haut risque et plus profitables. À cet effet, il appartient à l’État de prendre des mesures efficaces pour gérer le risque de chocs économiques généraux et d’instaurer des mécanismes efficaces atténuant les risques auxquels sont confrontés les pauvres, y compris ceux liés à la santé et aux conditions météorologiques. Il faut aussi développer les actifs des pauvres, diversifier les activités des ménages et offrir un choix de mécanismes d’assurance en cas de choc préjudiciable, comme les travaux d’utilité collective, les programmes de maintien à l’école et l’assurance maladie.

Ces trois volets ne sont pas cités par ordre d’importance. Ils ont en effet un caractère profondément complémentaire. Chacun influe sur les causes sous-jacentes de la pauvreté auxquelles s’attaquent les deux autres. Par exemple, lorsqu’on accroît les opportunités en élargissant l’accès aux actifs et aux marchés, les pauvres deviennent plus indépendants et sont en meilleure position pour négocier avec l’État et la société, et donc mieux à même de maîtriser leur destin. La sécurité matérielle s’en trouve simultanément renforcée, dans la mesure où une réserve d’actifs suffisante amortit les chocs défavorables. Il en est de même du renforcement des institutions démocratiques et de l’insertion des femmes et des groupes ethniques et raciaux défavorisés qui, en éliminant notamment la discrimination juridique à leur endroit, élargissent les opportunités économiques des pauvres et des marginaux. Des organisations de pauvres plus fortes peuvent exiger la fourniture des services publics et faire en sorte que les décisions gouvernementales répondent aux besoins des pauvres. Elles peuvent aussi limiter la corruption et l’arbitraire dans l’action des autorités. Par ailleurs, si les pauvres participent davantage au suivi et au contrôle de la prestation des services sociaux au niveau local, ils auront plus de chances de profiter des dépenses publiques en période de crise. Enfin, aider les pauvres à faire face aux chocs et à gérer les risques les met mieux à même de profiter des opportunités créées par le marché. C’est pourquoi, dans ce rapport, nous préconisons une approche intégrée du combat contre la pauvreté.

De la stratégie à l’action

Il n’existe pas de formule simple et universelle pour passer à l’action. Les pays en développement doivent déterminer eux-mêmes les mesures les plus appropriées pour lutter contre la pauvreté, compte tenu des priorités nationales et des réalités du terrain. Les décisions seront dictées par le cadre économique, socio-politique, structurel et culturel des différents pays, voire même des différentes communautés.

Nous proposons dans ce rapport une approche plus globale, mais les priorités devront être établies dans les cas particuliers en fonction des ressources et de l’état des institutions. On peut remédier à certains aspects de la misère sans remédier à tous. Par exemple, on peut réduire sensiblement la mortalité infantile par des campagnes de réhydratation orale, même si le revenu des pauvres reste inchangé. Mais, dans la plupart des cas, il faut agir sur les trois fronts (opportunités, insertion et sécurité matérielle), en raison de leur caractère complémentaire.

Les mesures que prendront les pays développés et les organisations multilatérales seront décisives. Parmi les forces qui déterminent le cours de l’existence des pauvres, beaucoup échappent à leur influence ou à leur contrôle. À eux seuls, les pays en développement ne peuvent pas assurer la stabilité financière internationale, par exemple, ou accomplir des progrès majeurs dans la recherche médicale et agricole et dans l’ouverture des opportunités commerciales. C’est pourquoi l’action de la communauté internationale et la coopération pour le développement demeureront essentielles.

Voici les domaines d’action que nous suggérons, d’abord au niveau national puis au niveau international.

Opportunités

Pour créer des opportunités il faut prendre des mesures complémentaires visant à stimuler la croissance en général, à rendre le fonctionnement des marchés favorable aux pauvres et à développer leurs actifs. Cela englobe la réduction d’inégalités profondément ancrées dans la répartition d’avantages tels que l’éducation.

Encourager les investissements privés rentables. L’investissement et l’innovation technique sont les principaux moteurs de croissance de l’emploi et du revenu du travail. Pour stimuler l’investissement privé, il faut réduire les risques supportés par les investisseurs privés par une politique financière et monétaire stable, par un régime des investissements constant, par des systèmes financiers rationnels et par une législation commerciale claire et transparente. Cela implique également le règne de l’état de droit et la lutte contre la corruption : il faut émonder les branches d’activité s’appuyant sur la corruption, le traitement privilégié des gros investisseurs, les conditions préférentielles et les monopoles protégés.

Dans de nombreux pays, il faut prendre des mesures spéciales pour que les micro-entreprises et les petites entreprises, qui sont souvent les principales victimes des tracasseries administratives et de l’achat de privilèges par les gens bien placés, puissent participer effectivement aux activités du marché. Ces mesures comprennent l’accès au crédit, par la diversification des marchés des capitaux et la réduction des causes de défaillance des marchés ; l’abaissement des coûts de transaction associés aux activités d’exportation en élargissant l’accès à l’internet, en organisant des salons de l’exportation et en offrant des formations aux techniques modernes de gestion des entreprises ; et la construction de routes pour réduire les barrières physiques. La dérégulation et des réformes institutionnelles complémentaires peuvent contribuer à instaurer un climat d’affaires favorable aux pauvres et aux petites entreprises. On pense, par exemple, à la réduction des restrictions imposées au secteur informel, surtout celles qui affectent les femmes, et à l’élimination des carences de la législation foncière qui découragent les petits investissements.

Il convient que les investissements publics complètent les investissements privés, de manière à renforcer la concurrence et à créer de nouvelles opportunités commerciales. À cet égard, les investissements publics dans les infrastructures et les télécommunications et dans le perfectionnement de la main-d’œuvre sont particulièrement importants.

Expansion sur les marchés internationaux. Les marchés internationaux offrent des possibilités prodigieuses de croissance de l’emploi et des revenus, que ce soit dans l’agriculture, l’industrie ou les services. Tous les pays qui sont parvenus à réduire notablement la pauvreté absolue ont un commerce extérieur actif. Mais l’ouverture au commerce extérieur n’est pas dépourvue de risques et elle ne produit d’avantages substantiels que si les pays possèdent les infrastructures et les institutions nécessaires pour soutenir une forte réaction au niveau de l’offre. Le processus d’ouverture doit donc être soigneusement pensé et les législateurs doivent accorder une attention particulière aux conditions propres au pays et aux obstacles institutionnels et autres. Les mesures doivent être échelonnées de façon à encourager la création d’emplois et à gérer la disparition d’emplois. Un processus de libéralisation favorable aux pauvres n’est pas forcément plus lent, car une évolution rapide peut offrir plus d’opportunités aux pauvres. Quant aux coûts transitoires pour les pauvres, ils doivent être expressément compensés, comme cela a été fait dans le cas des petits producteurs de maïs mexicains, à qui des indemnités ont été versées à la suite de la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

L’ouverture du compte de capital doit être gérée avec prudence, au rythme du développement du secteur financier national, pour réduire les risques de forte volatilité des mouvements de capitaux. Si les investissements directs à long terme peuvent s’accompagner d’externalités positives, notamment le transfert du savoir, les apports à court terme, en revanche, s’accompagnent parfois d’externalités négatives, principalement l’instabilité. Il faut faire face à chacune séparément.

Développer les actifs des pauvres. Pour créer des actifs humains, physiques, naturels et financiers à l’intention des pauvres, qu’ils en soient propriétaires ou non, il faut agir sur trois fronts. On s’efforcera, dans un premier temps, de mieux centrer les dépenses publiques sur les pauvres, de développer l’offre de services économiques et sociaux essentiels et d’alléger les contraintes qui pèsent sur la demande (par exemple en offrant des bourses d’étude aux enfants pauvres). Dans un deuxième temps, on veillera à ce que les services fournis soient de bonne qualité, en prenant des mesures institutionnelles axées sur une bonne gestion des affaires publiques et l’utilisation des marchés et d’agents multiples. À cet effet, il faudra peut-être simultanément faire des réformes du service public (comme dans l’éducation) ou privatiser en veillant à ce que les services soient étendus aux pauvres, ce qui est souvent la démarche la plus logique dans le domaine de l’eau et de l’assainissement urbain. Enfin, on veillera à ce que les communautés et les ménages pauvres aient leur mot à dire dans le choix et dans la mise en œuvre des services, ainsi que dans leur suivi, afin que les prestataires soient comptables de leurs activités, comme cela a été tenté dans le cadre de projets en El Salvador, en Ouganda et en Tunisie. Parmi les programmes visant à développer les actifs des pauvres, on peut citer l’expansion de l’éducation avec la participation des parents et des communautés, des programmes de maintien des élèves dans le système éducatif, tels que ceux du Bangladesh, du Brésil, du Mexique et de la Pologne, des programmes de nutrition, de protection maternelle et infantile, de vaccination et autres interventions sanitaires, et des programmes dé-centralisés de protection des ressources en eau et d’autres éléments du milieu naturel.

Il existe d’importantes synergies entre les mesures relatives aux différents domaines d’action. Par exemple, vu les liens étroits qui unissent les actifs humains et physiques, on peut, en offrant aux pauvres de meilleurs services d’énergie ou de transport, améliorer leurs possibilités d’éducation et la rentabilité de celle-ci. La préservation de l’environnement peut également influer de façon marquée sur la pauvreté. Cela n’est plus à démontrer, par exemple, dans le domaine de la santé : la réduction de la pollution de l’air et de l’eau a des effets majeurs sur certaines des principales maladies affectant les pauvres, notamment les affections diarrhéiques des enfants et les infections respiratoires.

Remédier à l’inégalité de la répartition des actifs entre les sexes, les groupes ethniques, les races et les catégories sociales. Des mesures particulières s’imposent souvent pour lut-ter contre les inégalités d’origine sociale dans ce domaine. Il est difficile de faire évoluer les mentalités, pour des raisons d’ordre aussi bien politique que social, mais on trouve néanmoins de nombreux exemples de mécanismes qui fonctionnent, combinant dépenses publiques, changements institutionnels et concertation. C’est le cas des réformes foncières complétées par des mesures officielles visant à appuyer les petits paysans, comme au nord-est du Brésil et aux Philippines. La scolarisation des filles est un autre exemple. Certains pays, comme le Bangladesh, le Brésil et le Mexique, donnent aux familles de l’argent ou des vivres pour qu’elles scolarisent les filles ; d’autres, comme le Pakistan, recrutent des femmes enseignantes. Le soutien aux programmes de microcrédit axés sur les femmes est un autre type de mesure efficace.

Fournir des infrastructures et du savoir aux zones de pauvreté, rurales et urbaines. Il faut prévoir des mesures spécifiques à l’intention des zones défavorisées, où le manque d’actifs de toutes sortes, au niveau des communautés ou au niveau régional, peut empêcher les pauvres d’améliorer leur niveau de vie. Là encore, le soutien de l’État est indispensable et il importe de combiner différentes approches institutionnelles et participatives. On veillera à mettre en place des infrastructures sociales et économiques, telles que les services de transport, les télé-communications, l’électricité, des écoles et des centres sanitaires dans les zones éloignées et défavorisées. C’est ce que fait la Chine, dans le cadre de son programme d’aide aux régions pauvres. Dans les quartiers défavorisés, on mettra en place des services urbains essentiels dans le cadre d’une stratégie globale de développement urbain. Il importe également d’aider les villages pauvres à accéder à l’information, afin qu’ils puissent participer à la vie économique et surveiller les activités des autorités locales.

Insertion

Les institutions de l’État et de la société déterminent en grande partie les potentialités de croissance économique et de lutte contre la pauvreté. Les mesures améliorant le fonctionnement de ces institutions stimulent la croissance et accroissent l’équité, car elles abaissent les barrières administratives et sociales qui entravent l’activité économique et la mobilité sociale. Cependant, il est certain que, sans une ferme volonté politique, il est difficile de formuler et d’appliquer ce type de mesures, surtout lorsque le changement met en cause des valeurs sociales ou des intérêts puissants. Les gouvernants peuvent faire beaucoup pour influer sur le débat public et sensibiliser l’opinion aux bienfaits de l’action de l’État en faveur des pauvres et pour gagner son soutien.

Jeter les bases politiques et juridiques d’un développement bénéfique pour tous. Les institutions publiques doivent être ouvertes et responsables vis-à-vis de tous les citoyens. Autrement dit, elles doivent être transparentes et les mécanismes de décision et de suivi des décisions doivent être démocratiques et participatifs. Il faut en outre que le système juridique sur lequel elles sont fondées favorise lui-même la croissance économique et l’équité. Étant donné que les pauvres n’ont ni les ressources ni l’information nécessaires pour s’adresser au système juridique, l’assistance judiciaire et la diffusion d’informations sur les procédures juridiques, entre autres — comme le fait l’organisation Ain-O-Salish Kendra (ASK) au Bangladesh — sont particulièrement utiles pour créer des systèmes juridiques plus proches des citoyens et plus responsables.

Instituer des administrations publiques favorisant la croissance et l’équité. Les administrations publiques qui fonctionnent efficacement, exemptes de corruption et de chicaneries, aident le secteur public à mieux servir les citoyens et facilitent l’expansion du secteur privé. On encouragera les administrations publiques à être responsables et attentives à leur clientèle par des systèmes d’incitations appropriés. L’accès à des informations telles que les budgets, les mécanismes participatifs de budgétisation et le classement de la performance des services publics sont autant d’outils qui permettent aux citoyens d’influer sur les prestations du secteur public et d’exercer un certain contrôle, tout en limitant les possibilités de corruption. Les réformes qui rendent les administrations et d’autres entités publiques, comme la police, plus responsables et plus attentives aux besoins des pauvres, peuvent avoir un impact majeur sur la vie quotidienne de ces derniers.

Promouvoir une décentralisation et un développement communautaires bénéfiques pour tous. La décentralisation peut rapprocher les prestataires de services des communautés et des individus défavorisés et donc, théoriquement, permettre aux pauvres d’avoir plus d’influence sur les services auxquels ils ont droit. À cet effet, on devra renforcer les capacités locales et transférer les ressources financières nécessaires. On veillera également à ce que les classes privilégiées locales n’accaparent pas les ressources et les services. La décentralisation doit aller de pair avec la mise en place de mécanismes efficaces de participation  populaire et de suivi des organismes gouvernementaux par les citoyens. On pense, par exemple, à des réformes permettant aux collectivités de décider de l’utilisation des ressources et de jouer un rôle dans la mise en œuvre des projets. Par ailleurs, diverses options permettent de faire participer les collectivités et les ménages à certaines activités sectorielles. Ainsi, les parents aux questions d’éducation et les associations d’utilisateurs aux questions d’approvisionnement en eau et d’irrigation.

Promouvoir la parité des sexes. L’inégalité dans les relations hommes-femmes s’inscrit dans le contexte plus vaste des inégalités fondées sur les normes et les valeurs sociales. Mais le dossier de la parité hommes-femmes est présent dans tant de domaines d’activité qu’il mérite une attention particulière. Les manifestations de l’inégalité entre hommes et femmes varient considérablement d’une société à une autre, mais, dans presque tous les pays, la majorité des femmes et des filles ont relativement moins de pouvoir et de contrôle sur les ressources matérielles (dans la plupart des pays, les droits fonciers sont l’apanage des hommes), ce qui aggrave souvent leur insécurité (par exemple, en cas de décès de leur mari). Les femmes pauvres sont donc doublement désavantagées. De plus, le manque d’autonomie des femmes a des conséquences négatives non négligeables sur l’éducation et la santé des enfants.

Une plus grande égalité entre hommes et femmes est souhaitable non seulement en soi, mais également parce qu’elle se traduit par des avantages économiques et sociaux sur le terrain de la lutte contre la pauvreté. Certains progrès ont été réalisés, dans les domaines de l’éducation et de la santé, par exemple, mais il reste beaucoup à faire. L’expérience prouve qu’il faut combiner des mesures politiques, juridiques et des interventions directes du gouvernement. Trente-deux pays, de l’Argentine à l’Inde, ont légiféré pour accroître le nombre de femmes siégeant dans les assemblées locales et nationales. D’ores et déjà, cela a transformé la vie des femmes, qui peuvent désormais participer à la vie publique et aux processus de décision. Certains pays rectifient des dispositions juridiques défavorables aux femmes, comme la Colombie dans le cas de la Loi agraire de 1994. Au Bangladesh et au Pakistan, l’expérience montre que les subventions publiques en faveur de l’éducation des filles sont rentables. On a con-staté que diverses mesures de stimulation des activités productives, notamment les microcrédits et les intrants agricoles, avaient permis d’accroître les rendements (au Kenya, par exemple), de renforcer l’autonomie des femmes et d’améliorer l’état nutritionnel des enfants (au Bangladesh et dans la quasi-totalité des lieux où cette question a été étudiée).

Abaisser les barrières sociales. Les structures et les institutions sociales forment la trame des relations économiques et politiques et engendrent un grand nombre des dynamiques qui créent et font durer la pauvreté ou qui la réduisent, selon le cas. Les structures sociales qui contribuent à l’exclusion et à l’inéquité, telles que la stratification des classes ou les divisions fondées sur le sexe, sont des obstacles majeurs à la promotion sociale des pauvres. Le gouvernement peut encourager l’évolution de la société en promouvant le débat sur les pratiques exclusionnistes ou sur certains sujets tabous, et en facilitant l’engagement et la participation de groupes représentant les exclus de la société. Pour aider les catégories qui se heurtent à une discrimination active, les législateurs peuvent adopter à titre sélectif des mesures de discrimination positive. S’agissant des divisions sociales, on peut les atténuer en mettant les parties adverses en présence dans le cadre de forums formels et informels et en canalisant les énergies par le biais des processus politiques, plutôt que de leur laisser l’affrontement ouvert comme seul exutoire. On peut envisager également d’éliminer les dis-positions législatives et les procédures juridiques pénalisant les individus pour des raisons liées à l’origine ethnique, à la race et au sexe, et d’encourager les femmes et les groupes ethniques et raciaux à siéger et à se faire en-tendre au sein des organisations locales et nationales.

Promouvoir le capital associatif des pauvres. Les normes sociales et les réseaux sont des formes de capital essentielles pouvant aider à arracher les individus à la pauvreté. C’est pourquoi il est important de travailler avec les réseaux de pauvres et de les soutenir, ainsi que de renforcer leurs potentialités, en les reliant à des organisations intermédiaires, à des marchés plus vastes et aux institutions publiques. Ce faisant, on doit également améliorer le contexte juridique, réglementaire et institutionnel dans lequel opèrent les représentants des pauvres. Étant donné que les organisations de pauvres ont généralement un caractère localisé, il faut aussi les aider à se doter des moyens d’influer sur les politiques aux niveaux des collectivités territoriales et de la nation, par exemple en mettant les organisations locales en rapport avec des entités plus vastes.

Sécurité

Avant de pouvoir renforcer la sécurité, il faut savoir comment l’insécurité affecte l’existence et les perspectives des  pauvres. Là aussi, différents types de mesures doivent être combinés pour faire face aux risques de portée nationale ou régionale et pour aider les pauvres à affronter l’adversité au niveau individuel.

Aider les pauvres à gérer les risques par une approche modulaire. Différentes interventions sont à prévoir, au niveau des communautés, du marché et de l’État, selon le type de risque et le segment de la population considérés. Un panachage de mesures diverses pourra aider les communautés et les ménages à gérer les risques, selon le type de risque et les capacités institutionnelles du pays. Des pro-grammes de micro-assurance articulés sur les organisations de femmes peuvent compléter des programmes de microcrédit à l’intention des femmes défavorisées, comme dans le cas des programmes dirigés par SEWA dans le secteur informel en Inde. On peut développer les pro-grammes de travaux d’utilité collective à la suite de chocs locaux ou nationaux. Les programmes de distribution de vivres et les fonds sociaux conçus pour financer les pro-jets des communautés peuvent aussi constituer un moyen d’action efficace en cas de catastrophe.

Élaborer des programmes nationaux en vue de prévenir les chocs (financiers et naturels) au niveau macroéconomique, de s’y préparer et d’y réagir. Les chocs qui frappent un pays tout entier sont souvent ceux auxquels les communautés et les ménages pauvres ont le plus de mal à faire face, surtout lorsque ces chocs sont répétitifs, profonds ou persistants. Pour gérer les risques liés à des chocs financiers et aux termes de l’échange, rien ne remplace une bonne politique macroéconomique et des systèmes financiers solides. Mais cela doit aller de pair avec une ouverture mesurée du compte de capital, qui permet de réduire le risque de mouvements volatiles à court terme. Il convient en outre de prendre des mesures visant à soutenir le niveau des dépenses affectées aux programmes importants pour les personnes défavorisées en période de récession, à savoir les programmes sociaux et les transferts ciblés, étant entendu qu’on devra faire face à des besoins accrus. On n’oubliera pas non plus les filets de protection anticycliques, de caractère permanent, mais utilisés en cas de choc à l’échelle nationale. Ces mesures, ainsi que d’autres, peuvent aussi être utiles lors de catastrophes naturelles. Les caisses de financement des interventions en cas de catastrophe peuvent financer les opérations de secours et aider les pays à se doter de moyens modernes d’évaluation des risques. Investir et s’assurer en période de calme peut réduire les coûts personnels quand survient une catastrophe.

Élaborer des systèmes nationaux de gestion des risques sociaux favorisant la croissance. De nombreux pays ont besoin de systèmes nationaux de gestion des risques sociaux. La difficulté consiste à les formuler de façon qu’ils ne portent pas atteinte à la concurrence et que les pauvres en bénéficient. Voici quelques exemples : des systèmes qui fournissent parallèlement une assurance aux non-pauvres et une aide sociale aux pauvres (Chili) ; une assurance maladie offrant une couverture en cas de maladie catastrophique susceptible de réduire à néant les actifs familiaux (Costa Rica) ; et l’assurance chômage et les aides qui n’encouragent pas la marginalisation. Pour que les programmes de ce type portent tous leurs fruits, il importe toutefois que les pays soient à même de les gérer efficacement.

S’attaquer au problème des conflits civils. Les conflits civils sont dramatiques pour les pauvres : la majorité des conflits, pour la plupart des guerres civiles, se déroulent dans des pays défavorisés : plus de 85 % de tous les conflits ont eu pour théâtre le territoire national entre 1987 et 1997. Outre les pertes en vies humaines, ces conflits sont désastreux sur les plans social et économique et lais-sent derrière eux de profondes cicatrices psychologiques et sociales. Des enfants sont souvent recrutés comme combattants, comme en Sierra Leone, et les perspectives d’avenir de tous les enfants sont irrémédiablement assombries par la perte de leurs proches, la perturbation de leur scolarité et les séquelles psychologiques.

Bien entendu, la reconstruction de la société après un conflit est la principale priorité, comme au Cambodge et au Rwanda, mais il est tout aussi urgent de prendre des mesures en vue d’éviter les conflits. L’expérience semble prouver que le renforcement des institutions pluralistes est un facteur de paix non négligeable. Il faut aussi tenter d’amener les différents groupes à nouer des relations dans le cadre d’institutions politiques plus intégratrices et plus participatives, et par l’intermédiaire des institutions civiles. Comme on le verra ci-dessous, la communauté internationale doit également agir pour limiter l’accès aux ressources qui financent les conflits et pour réduire les ventes internationales de matériel militaire. Si les pays parviennent à s’engager dans la voie d’un développement économique bénéfique pour tous, ils peuvent passer d’un cercle vicieux à un cercle vertueux. Les conflits violents constituent l’un des domaines d’action les plus urgents et les plus épineux, et affectent certains des individus les plus démunis de la planète.

Lutter contre l’épidémie de VIH/SIDA. Le VIH/SIDA est d’ores et déjà l’un des principaux facteurs d’insécurité dans les pays les plus gravement touchés d’Afrique. Si l’épidémie exerce ses ravages les plus immédiats au niveau des individus et des ménages, elle n’en a pas moins des conséquences beaucoup plus vastes, dont pâtissent des communautés et des nations entières. Ainsi, elle met à rude épreuve les systèmes traditionnels d’accueil des enfants, impose des pressions intolérables aux systèmes de santé publique et fait perdre de nombreux travailleurs productifs. Plus de 34 millions d’individus sont infectés au VIH (90 % d’entre eux vivent dans les pays en développe-ment) et 5 autres millions contractent l’infection chaque année. Plus de 18 millions de personnes sont déjà mortes des maladies liées au sida. Pour ce qui est de l’avenir, il est impératif que la communauté internationale mette tout en oeuvre pour découvrir un vaccin contre le sida, mais l’expérience acquise dans différents pays montre que les facteurs les plus décisifs dans l’immédiat sont un leader-ship efficace et des changements de société qui préviennent la propagation du virus, ainsi que les soins donnés aux personnes atteintes. À cet effet, il faut, entre autres, briser les tabous relatifs à la sexualité, fournir des informations et un soutien ciblés aux groupes les plus exposés, comme les prostituées, et traiter les malades avec humanité. Le Brésil, l’Ouganda, le Sénégal et la Thaïlande offrent de bons modèles de ce qui peut être accompli lorsqu’on décide d’agir énergiquement.

Mesures à prendre par la communauté internationale

Dans la plupart des cas, il ne suffira pas d’agir aux niveaux national et local pour faire reculer rapidement la pauvreté.

Il existe de nombreux domaines où la communauté internationale, et particulièrement les pays industriels, doit intervenir pour que les pays pauvres et les habitants dé-munis du monde en développement connaissent un avenir meilleur. L’allégement de la dette et les mesures complémentaires visant à renforcer l’efficacité de l’aide au développement constituent un élément de réponse. Mais des mesures tout aussi importantes s’imposent dans d’autres secteurs, du commerce aux vaccins, en passant par des interventions visant à combler l’écart dans les domaines de l’information et du savoir, qui pourraient améliorer les opportunités, l’insertion et la sécurité matérielle des pauvres.

Opportunités. Dans le cadre d’un système commercial fondé sur des règles, les pays industriels pourraient créer des opportunités en ouvrant plus complètement leurs marchés aux exportations des pays pauvres, en particulier dans l’agriculture, les produits manufacturés à forte intensité de main-d’œuvre et les services. On estime que les droits de douane et les subventions de l’OCDE se traduisent par des pertes de bien-être annuelles de l’ordre de 20 milliards de dollars pour les pays en développement, soit l’équivalent d’environ 40 % de l’aide extérieure de 1998. Beaucoup de pays en développement pensent que, alors même qu’ils libéralisent leurs régimes commerciaux, d’importants aspects des régimes commerciaux des pays riches opèrent à leur désavantage. Qui plus est, les pays bailleurs de fonds pourraient aider les pays en développement à mieux utiliser l’aide extérieure pour lutter contre la pauvreté, en donnant plus aux pays qui suivent des politiques propices à la réduction de la pauvreté, et en n’imputant pas le financement de l’Initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés au budget de l’aide extérieure.

Insertion. La communauté internationale peut agir pour donner plus d’influence aux personnes et aux pays pauvres au sein des forums nationaux et mondiaux. L’aide doit être fournie de manière que les pays bénéficiaires en soient maîtres et elle doit être canalisée vers des pro-grammes de lutte contre la pauvreté voulus par les pays et axés sur les résultats. Ces programmes doivent être élaborés avec la participation active de la société civile et des acteurs du secteur privé. La voix des individus et des pays pauvres doit résonner plus fortement dans les forums internationaux, car c’est à cette condition que les priorités, les accords et les normes internationaux refléteront leurs besoins et leurs priorités, par exemple dans les domaines du commerce et des droits de propriété intellectuelle.

Il convient que les institutions financières internationales et les autres organisations internationales poursuivent leurs efforts pour appliquer des stratégies et des mesures entièrement transparentes, et pour mener un dialogue ouvert et régulier avec les organisations de la société civile, en particulier avec celles qui représentent les pauvres. Les organisations internationales doivent soutenir les coalitions mondiales de pauvres afin qu’elles puissent être entendues dans le débat mondial. Les sociétés multinationales peuvent aussi agir pour démarginaliser les pauvres, par exemple en appliquant des méthodes d’investissement éthiques et en adoptant des codes du travail.

Sécurité matérielle. Il faut réduire les risques nés de forces internationales adverses. En concertation avec les  gouvernements et le secteur privé, les institutions financières multilatérales doivent renforcer l’architecture financière internationale et améliorer sa gestion pour atténuer la volatilité économique, qui peut être catastrophique pour les pauvres. Les gouvernements des pays industriels devraient aussi appuyer davantage la production de biens publics internationaux, en coopération avec le secteur privé dans bien des cas, par exemple la recherche et la distribution de vaccins contre le VIH/SIDA, la tuberculose et le paludisme, et la recherche et la diffusion de techniques agronomiques avancées pour les climats tropicaux et semi-arides. La communauté internationale peut protéger l’environnement de façon à réduire les effets néfastes de la dégradation environnementale, qui peut affecter sévèrement certains pays pauvres. Enfin, la communauté internationale devrait s’efforcer de mettre fin aux conflits armés, qui frappent les pauvres de plein fouet, en prenant des mesures pour limiter le commerce international des armements, pro-mouvoir la paix et soutenir la reconstruction physique et sociale après les conflits.

Travailler ensemble pour combattre la pauvreté

La stratégie exposée dans ce rapport repose sur le principe que la pauvreté ne signifie pas seulement un revenu ou un développement humain insuffisants, mais également la précarité et l’impossibilité de s’exprimer, d’agir et d’être représenté. Cette vision des nombreuses facettes de la pauvreté implique nécessairement des stratégies de lutte contre la pauvreté d’une plus grande complexité, dans la mesure où elles doivent tenir compte d’un plus grand nombre de facteurs, tels que les forces sociales et culturelles.

De ce point de vue, l’action passe par l’insertion et la participation, au niveau local, national et international. Les gouvernements nationaux doivent rendre pleine-ment compte à leurs citoyens de la voie qu’ils ont choisie pour parvenir au développement. Les mécanismes participatifs peuvent donner la parole aux femmes et aux hommes, et surtout à ceux qui appartiennent à des catégories pauvres et marginales de la société. Les institutions et services décentralisés doivent être organisés compte tenu des paramètres locaux, des structures sociales, et des normes et de l’héritage culturels de la société considérée. Les institutions internationales doivent être à l’écoute des pauvres et promouvoir leurs intérêts. Les pauvres sont les principaux acteurs de la lutte contre la pauvreté et, à ce titre, ils doivent être au cœur des stratégies antipauvreté, que ce soit au stade de la conception, de l’exécution ou du suivi.

Les pays riches et les organisations internationales ont un rôle important à jouer à cet égard. Les pays en développement appliquant un programme de lutte contre la pauvreté voulu par eux, cohérent et efficace, méritent un soutien énergique qui les aidera à apporter la santé et l’éducation à leur population et à éliminer le besoin et la précarité. Parallèlement, il faut mettre les forces du monde entier au service des pauvres et des pays défavorisés, pour qu’ils ne restent pas en marge des progrès de la science et de la médecine. Promouvoir la stabilité financière et environnementale au niveau planétaire et abaisser les obstacles opposés aux produits et aux services en provenance des pays pauvres doivent constituer des éléments fondamentaux de la stratégie.

Un monde divisé ou un monde accueillant pour tous ? Un monde où sévit la pauvreté ou un monde exempt de pauvreté ? Par un ensemble de mesures visant à pro-mouvoir les opportunités, l’insertion et la sécurité matérielle, nous pouvons créer une nouvelle dynamique de changement qui permettra de lutter contre le dénue-ment et d’instaurer des sociétés justes ainsi que concurrentielles et productives. Si le monde en développement et la communauté internationale unissent leurs efforts pour mettre des ressources réelles, tant financières que celles qui sont incarnées par les gens et les institutions — leur expérience, leur savoir et leur imagination — au service de cette vision, le XXI e siècle sera une époque de progrès rapide dans le combat pour l’élimination de la pauvreté.