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Abolir la dette pour libérer le développement

Eric Toussaint
Président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde, membre du Conseil Scientifique

Université d’été d’ATTAC 2000
Module 6: "Régulations internationales : croissance et inégalités de développement"
26 août 2000

Cette contribution est composée de quatre parties : la première traite des enjeux politiques et géostratégiques de la crise de la dette ; la seconde analyse les résultats les plus récents des mesures d’allégement de dette prise par le G7, les institutions de Bretton Woods et les principaux créanciers publics du Nord ; la troisième propose des pistes de solutions et la quatrième indique l’ampleur des mobilisations récentes dans les pays du Sud.

Première partie : Enjeux politiques et géostratégiques de la crise de la dette

Dans les années qui précèdent 1968, l’endettement extérieur du Tiers Monde est très faible. Entre 1968 et 1980, il est multiplié par 12. Il atteint alors un niveau insupportable quand baissent les revenus d’exportation avec lesquels le Tiers Monde rembourse une dette extérieure dont le service croît à cause de la hausse des taux d’intérêt internationaux. Les taux d’intérêt ont connu une augmentation vertigineuse en 1980-1981 à une époque où chutaient les prix des matières premières. Cette baisse des revenus du Tiers Monde combinée à la hausse de ce qu’il fallait rembourser a débouché à partir de 1982 sur la crise de la dette. Cette longue crise d’endettement a plongé les pays de la Périphérie dans une situation de subordination supérieure à celle des années 1960. Les puissances les plus industrialisées, c’est-à-dire le Centre, en sortent renforcées (provisoirement ?). Quel processus a conduit à cette évolution ? Celle-ci répond-elle à des desseins précis ? Lesquels ? Qui a conçu ce dessein ? Qui l’a mis à exécution ? 

La Banque mondiale est un des cinq principaux protagonistes de cet endettement (les quatre autres sont respectivement les banques privées des pays les plus industrialisés, les gouvernements de ces pays, les gouvernements et les entreprises privées des pays de la Périphérie - pour une analyse détaillée de leur rôle, se reporter au livre “ La Bourse ou la Vie. La Finance contre les peuples ”). La Banque mondiale a très fortement encouragé l’endettement en augmentant les montants prêtés et en poussant les pays de la Périphérie à recourir à des emprunts. Sa logique est claire : “ L’unique limitation des activités de la Banque mondiale est la capacité des pays membres d’utiliser notre assistance de manière efficace et de rembourser nos prêts dans les termes et les conditions que nous déterminerions ” (Robert McNamara, 1968 in McNamara, 1973, p. 21). Entre 1968 et 1972, la Banque mondiale accorde des prêts pour un montant supérieur de 25% (13,4 milliards de dollars) à tout ce qu’elle a octroyé comme prêts pendant les vingt premières années de son existence (10,5 milliards de dollars). 

Manifestement, des enjeux politiques et géostratégiques ont guidé la Banque. Robert McNamara qui, à partir de 1968, a présidé aux destinées de cette institution dominée par les Etats-Unis, est une personnalité politique de première importance tant sur le plan américain que mondial. Il a occupé un poste de manager à la direction de la multinationale Ford puis a dirigé la guerre du Vietnam entre 1965 et 1968 (il a été secrétaire d’Etat à la défense pendant l’administration Lyndon B. Johnson, en pleine escalade de l’intervention US en Indochine). L’année 1968, où débute le mandat de McNamara à la présidence de la Banque mondiale, est marquée par une contestation planétaire de l’ordre capitaliste international : mouvements étudiants très radicaux au Sud comme au Nord ; grèves ouvrières massives ; offensive anti-américaine au Vietnam. La domination bureaucratique dans les pays de l’Est européen n’est pas épargnée (printemps de Prague). 

Quels étaient ces enjeux politiques et géostratégiques poursuivis ? 

— Stabiliser l’aire d’influence US dans la périphérie en soutenant des alliés (Mobutu au Zaïre, Suharto en Indonésie, la dictature brésilienne, arrivés tous trois au pouvoir en 1965. Plus tard, dans les années 1970, viendront les sinistres régimes dictatoriaux chiliens, argentins, uruguayens, etc.) ; 

— Amener les classes dominantes locales au pouvoir à abandonner toute politique favorisant l’indépendance économique de leur pays. Pour cela, il fallait contrecarrer la dynamique ouverte par la Conférence de Bandoeng (1955). Cette conférence des gouvernements du Sud avait fait suite à la défaite française au Vietnam (1954) et précédait la nationalisation du canal de Suez par Nasser (1956), les révolutions cubaine (1959) et algérienne (1962), les indépendances africaines (N’Krumah au Ghana, Lumumba au Congo, etc.) La CNUCED (Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement) est fondée en 1967 : elle est l’expression de la tentative des pays du Sud d’obtenir voix au chapitre dans le concert des “ grands ”. 

— Endiguer le développement des mouvements révolutionnaires à la Périphérie. McNamara a par exemple déclaré que “ la mort d’Ernesto Che Guevara en Bolivie à l’automne 1967 a porté un coup sévère aux espérances révolutionnaires castristes. Mais la seule riposte est une réponse insuffisante à ce problème ” (McNamara, 1968, p. 29). Plus tard, il précisait : “ Trop peu, trop tard, tel est l’épitaphe la plus généralisée dans l’histoire pour les régimes qui sont tombés devant la clameur des hommes sans terre, sans travail, marginalisés et soumis, poussés vers le désespoir. Pour cette raison, l’application de politiques destinées spécifiquement à réduire la pauvreté des 40% les plus pauvres de la population des pays en développement est recommandable non seulement pour une raison de principe ; mais aussi par prudence. La justice sociale n’est pas seulement une obligation morale, mais aussi un impératif politique ” (McNamara, 1973, p. 139-140).

— Augmenter la domination des principales puissances industrialisées en général, des Etats-Unis en particulier. 

Au bout d’un peu plus d’une vingtaine d’années, ces différents objectifs seront progressivement atteints selon les étapes suivantes : 

— L’explosion des prêts du Nord pour des projets tournant les économies du Sud vers les exportations à destination des pays les plus industrialisés. Cela a impliqué l’augmentation de l’exploitation des ressources naturelles (minerais, combustibles), l’abandon des projets de sécurité alimentaire au profit de l’exportation croissante des produits agricoles exotiques (café, bananes, cacao, thé…) et le développement des importations par le Sud de biens et de services fournis par le Nord (biens d’équipement jusqu’aux céréales de base en passant par la technologie).

— L’offre accrue de produits du Sud, dans un contexte d’essoufflement du rythme de croissance des pays les plus industrialisés au cours des années ’70, a fini par produire une chute des prix des produits exportés par les pays de la Périphérie. Endettés dans des proportions importantes, ils commencèrent à éprouver d’énormes difficultés de remboursement, difficultés qui se transformèrent en impossibilité quand les taux d’intérêt explosèrent en 1980-1982.

— Le FMI et les gouvernements du Nord les enfoncèrent alors en leur imposant les plans d’ajustement structurel qui achevèrent progressivement l’œuvre amorcée par la Banque mondiale. Les économies furent complètement ouvertes. Les gouvernements du Sud (à quelques rares exceptions près) furent complices de la dégradation de la situation en acceptant les mesures d’ajustement telles que définies par les institutions de Washington. Les tentatives de développement, orientées partiellement vers une croissance du marché intérieur ou/et dirigées vers la compétition à l’égard des producteurs des pays les plus industrialisés, furent largement abandonnées (le processus d’abandon est toujours en cours) et les gouvernements des pays de la Périphérie acceptèrent de ne plus jouer qu’un rôle supplétif par rapport aux économies du Nord.

Ainsi, une fois que la crise de la dette a éclaté en 1982, elle a été gérée au profit des pays les plus industrialisés et du couple FMI / Banque mondiale, institutions financières au service de ces pays. A cela s’ajoute l’OMC (l'Organisation Mondiale du Commerce qui a succédé au GATT en 1994), qui est un instrument supplémentaire pour domestiquer, discipliner, augmenter le degré de dépendance des économies de la Périphérie à l’égard des pays du Centre. Aussi, aujourd'hui, l'architecture mondiale ne laisse que peu de place aux pays du Tiers Monde. L'évolution décrite ci-dessus aboutit en effet à :

1) une domination renforcée à partir des centres de pouvoir des pays les plus industrialisés et des organes qui représentent les intérêts de ces pays ;

2) un transfert accru des richesses produites par les salariés et les petits producteurs du Sud au profit des capitalistes du Nord et du Sud (notamment au travers du remboursement de la dette).

Pour évaluer à quel point ce degré de dépendance n’a fait que croître au fil des vingt dernières années, il est intéressant d’analyser l’évolution - sur les plans économique, politique et militaire - de quelques pays du Sud :

— Le Mexique a connu, à partir de la fin des années 30 (sous le président Lazarro Cardenas) jusqu’au début des années 80, des périodes de développement avec une forte industrialisation. Cela s’est opéré dans le cadre de réformes radicales : nationalisation du pétrole et du crédit, réforme agraire, etc. Un recul formidable se manifeste après l’éclatement de la crise de la dette en août 1982. Tant et si bien qu’aujourd’hui, les revenus des exportations pétrolières du Mexique passent par un compte situé aux Etats-Unis ! Un magistrat américain a en effet l’autorisation de bloquer les flux qui vont de ce compte vers le Mexique si ce pays ne rembourse pas sa dette extérieure. 

— La Corée du Sud était en pleine phase de développement jusqu’en 1996-1997. Au point que certaines des entreprises coréennes étaient en compétition directe avec les multinationales des pays les plus industrialisés. Les entreprises coréennes, sur le marché des microprocesseurs et des semi-conducteurs, devançaient même leurs concurrentes nord-américaines. Le gouvernement coréen a accepté à partir de 1994 de déréglementer systématiquement l’économie du pays en suivant les préceptes néolibéraux (voir plus loin les louanges lancés par le FMI à l’égard de la Corée). Son économie s’en est trouvé complètement fragilisée. La politique monétaire appliquée sur le plan international avec le soutien du FMI et de la Banque mondiale a rendu les exportations coréennes moins compétitives. Le ratio d’endettement privé extérieur est monté en flèche atteignant 500% (BRI, 1998, p. 45). Quand la crise de sa dette extérieure a éclaté fin 1997, la Corée du Sud, malmenée par des attaques spéculatives contre sa monnaie, a dévalué fortement sa monnaie et a commencé à démanteler ses conglomérats industriels. Une partie de ceux-ci a été achetée par des multinationales américaines, européennes (et japonaises, à la marge).

On pourrait allonger la liste en citant des pays comme le Brésil, l'Argentine ou l'Inde. Les exemples foisonnent. Aujourd’hui, au niveau de la hiérarchie mondiale, les écarts se creusent entre les pays les plus industrialisés et les pays, comme ceux cités ci-dessus, qui avaient conquis une certaine marge de manoeuvre. En outre, il ne faut pas oublier toutes les économies d’Europe orientale qui avaient également conquis (sans faire l’analyse des horreurs et de tout ce qu’il y a d’inacceptable dans les régimes de type stalinien) une autonomie économique par rapport aux pays les plus industrialisés. Aujourd'hui, la Banque mondiale s'étonne que les pays de l'Est enregistrent les plus fortes hausses d'appauvrissement du monde. Parallèlement, les pays les plus pauvres (on devrait, en réalité, parler des pays les plus exploités) n’ont jamais pu conquérir une véritable marge de manoeuvre économique. Leur “largage” est par conséquent sans cesse plus dramatique. Ces pays sont les pays d’Afrique subsaharienne (sauf la République d’Afrique du Sud), d’Amérique centrale, de la Caraïbe, certains pays andins et de l’Asie pacifique.

Les écarts se creusent et ce n’est pas simplement un problème de revenus. L’augmentation de la subordination des pays de la Périphérie à l’égard du Centre tient également aux rapports de pouvoir, à l’abandon de stratégies endogènes de la part des gouvernements des pays de la Périphérie, à leur renoncement à mener des politiques de développement adaptées à leurs besoins et leurs richesses culturelles. 

Néanmoins, le mode d’accumulation et de domination actuel dénommé mondialisation n’est pas sans faille. Il est traversé de contradictions internes (lutte entre puissances industrielles, instabilité financière et boursière, crise interne à la Banque mondiale –départ de son économiste en chef, Joseph Stiglitz - et du directeur du rapport annuel sur le développement dans le monde, Ravi Kanbur -, crise de légitimité de la Bm, du FMI et de l’OMC…) et provoque des résistances. Au travers de celles-ci, se forgent de nouvelles alliances citoyennes nationales et internationales, voire planétaires. Celles-ci sont essentielles, car l'alternative citoyenne devrait combiner un ancrage local et une solidarité globale, afin d'éviter le repli sur soi (sur la nation ou sur la religion). 

Deuxième partie : Les limites des mesures d’allégement de dette

Depuis plus de dix ans, les plans d’allégement et de restructuration de dette succèdent aux rééchelonnements, leur objectif : assurer le remboursement régulier de la dette et doter les créanciers d’instruments permettant d’imposer aux pays de la Périphérie les politiques d’ajustement favorables aux intérêts des détenteurs de capitaux des pays les plus industrialisés.

Après le dernier sommet en date du G7+1 tenu à Okinawa (fin juillet 2000), il est temps de faire le bilan des promesses d'annulation des pays du Tiers Monde. Voici plus d'un an, en juin 99, à Cologne, la coalition plurielle Jubilé 2000 remettait 17 millions de signatures aux dirigeants du G7 afin de les amener à annuler la dette de 50 pays du Tiers Monde. Le G7 donna une réponse qui parut positive et s'engagea à annuler rapidement jusqu'à 90% des dettes de 41 pays pauvres très endettés (PPTE) en donnant la priorité à la lutte contre la pauvreté. Cent milliards de dollars allaient être consacrés à cette initiative généreuse qui reçut un large écho médiatique.

Dans les enceintes internationales, les effets d'annonce se succédèrent. Devant l'assemblée du FMI et de la Banque mondiale, Michel Camdessus lut la lettre des deux jeunes Guinéens morts dans le train d'atterrissage d'un avion de la Sabena et déclara que leur appel avait été entendu grâce à l'initiative de Cologne. En septembre 99, le président Bill Clinton annonça 100% d'annulation de la dette des pays pauvres à l'égard de son pays. Il fut suivi par Gordon Brown, chancelier de l'Echiquier en Grande Bretagne, par Jacques Chirac, etc.

A l'époque, le Comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) joua les Cassandre en dénonçant cette initiative comme une vaste supercherie et en appelant à la mise en œuvre de solutions véritables.

Qu'en est-il, en effet, un an après Cologne?

Sur les 100 milliards de dollars annoncés, à peine 2,5 milliards de dollars ont été effectivement réunis. Cela représente environ 1,2% de la dette des 41 PPTE (dette qui a poursuivi depuis son ascension) ou 0,12% de la dette totale du Tiers Monde (2.070 milliards de dollars sans tenir compte de l'ex bloc de l'Est). On est bien loin des 90, voire 100% d'annulation annoncés ! Au-delà d'une discussion sur l'ampleur exacte de l'effort accompli, tous s'accordent aujourd'hui à reconnaître que très peu a été fait.

La générosité des pays les plus riches est vraiment chiche. Le Congrès américain a alloué aux réductions de dettes 63 millions de dollars en l'an 2000, 69 millions en 2001, soit un quart de millième du budget annuel de la défense des Etats-Unis qui s'élève à quelque 280 milliards de dollars. Par ailleurs, on prévoit un excédent budgétaire de 100 milliards de dollars pour les dix années à venir. On devine que l'intention du Capitole et du Pentagone est d'en utiliser une partie au projet militaire de bouclier anti-missiles (cher à Ronald Reagan dans les années 80…) plutôt qu'à l'annulation de la dette du Tiers Monde.

Selon nos calculs, aucun pays créancier du Nord ne fera un effort supérieur à 1% de ses dépenses militaires. C'est ainsi que le gouvernement belge a prévu d'allouer une somme de 800 millions de francs belges (environ 20 millions d’Euros) à l'effort d'allégement de la dette du Tiers Monde. Encore faut-il préciser que cette somme n'a pas encore été (pour l'essentiel) effectivement dépensée. Au rythme de 800 millions de francs belges par an, il faudra 100 ans pour annuler les 92 milliards de francs belges que les PPTE doivent à la Belgique. Il est également utile de préciser que les sommes affectées par les Etats industrialisés à l’allégement de la dette sont utilisées pour indemniser des entreprises privées allemandes, françaises, belges,… qui ont participé à la réalisation d’éléphants blancs dans les pays aujourd’hui écrasés sous le fardeau de la dette (notamment des installations inadaptées aux besoins locaux tel le barrage d’Inga sur le bas Congo ou la sidérurgie Klöckner au Cameroun). Eléphants blancs achetés par des régimes qui ont reçu de la part de ces entreprises des commissions afin d’accepter prêts et projets “ clé sur porte ”. D’énormes contrats étaient en jeu et les entreprises en question bénéficiaient de la complicité des gouvernements occidentaux qui voulaient maintenir des liens étroits avec leurs anciennes colonies (France, Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne, Espagne, Portugal) ou conquérir de nouveaux marchés en s’assurant d’alliés stratégiques (Etats-Unis). L’essentiel de la dette des PPTE trouve son origine dans les années 1970 et 1980. 

Tout aussi grave : certaines sommes affectées à l‘indemnisation des créanciers privés sont à charge des budgets de la coopération au développement. Bref les sommes annoncées par les gouvernements du Nord ne vont pas vers les populations du Sud, elles sont à charge de la collectivité et bénéficient pour partie à des entreprises privées qui pourtant sont largement responsables du désastre des pays du Tiers Monde. On peut se demander légitimement pourquoi il est nécessaire d’indemniser des créanciers privés qui ont déjà largement tiré profit de contrats juteux avec les pays endettés ainsi que de subsides publics de la part des gouvernements du Nord.

Par ailleurs, la France et le Japon qui prétendent annuler les dettes des PPTE à leur égard mentent de manière honteuse. En réalité, ils exigent le remboursement de la dette. Après avoir perçu le remboursement, la France et le Japon feront don des sommes perçues. Parler d’annulation est un abus de langage. Le Japon exige explicitement que l’argent rendu aux pays du Sud soit utilisé par ceux-ci pour acheter des marchandises et des services fournis par des entreprises japonaises. Bref, la dette est bel et bien remboursée et l’argent soit disant offert rentre dans les coffres des entreprises du pays “ donateur ”. 

C’est sous cet angle qu’il faut considérer l’annonce faite à Okinawa le 23 juillet 2000, l’“ effort ” de 15 milliards de la part du Japon afin de soutenir le développement d’Internet dans les pays du Tiers Monde. Il s’agit une fois de plus d’une aide liée qui vise à amener les pays bénéficiaires à acheter du matériel informatique japonais. La France est plus discrète à ce propos car, depuis de nombreuses années, d’importants mouvements progressistes critiquent de manière acerbe l’“ aide liée ”. Rappelons cependant que le Président Jacques Chirac propose depuis plusieurs années aux PPTE de bénéficier d’annulations de dette à condition de privatiser leurs entreprises au profit de multinationales françaises. Bouygues, Vivendi et autres grandes multinationales françaises ont acheté à des prix bradés des secteurs économiques entiers dans les anciennes colonies françaises d’Afrique grâce à cette politique.

Enfin, n’oublions pas que toutes ces initiatives d’allégement de dette sont liées à l’imposition par les pays créanciers de politiques d’ajustement structurel qui, même si elles sont rebaptisées “ Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté ” impliquent, à la fois, la poursuite de l’ouverture forcée des pays concernés aux productions du Nord, l’extension d’une politique fiscale qui fait peser le poids des impôts sur les pauvres (en Afrique de l’Ouest, la TVA oscille entre 18 et 21 % tandis que sous le prétexte de favoriser l’investissement privé, il n’y a pas d’impôt direct sur le capital). Ces politiques impliquent aussi la privatisation généralisée des services de distribution d’eau et d’énergie (Vivendi applaudit), le maintien d’une politique du tout à l’exportation au détriment de la sécurité alimentaire (abandon des cultures vivrières au profit des cultures d’exportation) et aux dépens de la préservation des ressources naturelles (déforestation et exploitation extrême des ressources en matières premières et en combustible), la privatisation des terres communales, la réduction des salaires faméliques de la fonction publique, bref l’application du modèle néolibéral pur et dur saupoudré d’un peu de subventions ciblées vers les pauvres “ absolus ”. 

En conclusion, les initiatives actuelles sont soit totalement insuffisantes, soit inacceptables purement et simplement. 

Troisième partie : Pistes de solution

Pour mettre en pratique de véritables solutions, il faut lever le voile sur la réalité de l'endettement du Tiers Monde : celui-ci est un mécanisme de transfert de richesses du Sud vers le Nord. Selon les chiffres les plus récents fournis par la Banque mondiale, les 41 PPTE ont transféré en 1998 vers les créanciers du Nord 1.680 millions de dollars de plus que ce qu'ils ont reçu (in Banque mondiale, “ Global Development Finance ”, table "Net flows and transfers on debt", avril 2000). C'est colossal. Les PPTE enrichissent les pays les plus riches : telle est la réalité.

Si nous élargissons le champ à l'ensemble des pays en développement, le scandale prend des proportions inouïes. En 1999, ces pays ont réalisé un transfert net de 114,6 milliards de dollars au profit des créanciers du Nord (op. cit. p. 188) ! C’est au moins l’équivalent du Plan Marshall, transféré en un an seulement.

Une autre indication : l'ensemble des pays en développement a remboursé (en principal et en intérêts) 350 milliards de dollars en 1999 (op. cit "Tables" p. 24), soit sept fois plus que l'ensemble de l'Aide Publique au Développement qui s'est élevée cette année-là à 50 milliards de dollars !

Quelles véritables solutions apporter?

Il faut partir de la satisfaction des besoins humains fondamentaux garantis par la déclaration universelle des droits de l’homme. Plutôt que de pérorer sur les possibilités offertes aux pays du Sud par l’accès aux marchés financiers et sur les bénéfices supposés de la mondialisation, ayons en tête que l’Afrique subsaharienne rembourse chaque année près de 15 milliards de dollars soit quatre fois plus que ce qu’elle dépense pour la santé et l’éducation. Or selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, avec 40 milliards de dollars par an, en dix ans, on pourrait à la fois rendre universel l’accès à l’éducation primaire (1.000 millions d‘analphabètes dans le monde) ; garantir à l’échelle de la planète l’accès à l’eau potable aux 1.300 millions d’êtres humains qui en sont privés ; fournir des soins de santé au 2.000 millions qui n’y ont pas accès ; assurer une alimentation suffisante aux 2.000 millions d’anémiés. 

Si l'on veut un véritable développement humain, un développement durable et socialement juste, plusieurs mesures urgentes s'imposent.

1) Annuler la dette extérieure publique du Tiers Monde (celui-ci a remboursé plus de quatre fois ce qu'il devait en 1982 quand la crise de la dette a éclaté). Cette dette publique extérieure s’élève à environ 1.600 milliards de dollars, soit moins de 5% de la dette mondiale qui s’élève à près de 40.000 milliards de dollars. La dette publique des Etats-Unis (275 millions d’habitants) s’élève à 5.000 milliards de dollars soit plus de trois fois la dette publique extérieure de l’ensemble du Tiers Monde (qui compte plus de 4.500 millions d’habitants). La dette publique de la France s’élève grosso modo à 750 milliards de dollars soit trois plus que l’ensemble de la dette extérieure publique de l’Afrique sub-saharienne (600 millions d’habitants). Annuler la dette du Tiers Monde, c’est exiger des différents créanciers réunis qu’ils effacent dans leur compte 5% de leurs actifs. Ce n’est pas trop. 

2) Mener à bien des poursuites judiciaires pour mettre fin à l'impunité de ceux qui se sont enrichis illicitement aux dépens de leur peuple ainsi que de ceux qui, au Nord, ont été leurs complices. La fortune de feu Mobutu est évaluée au bas mot à 8 milliards de dollars alors que la dette de la République démocratique du Congo s'élève à 13 milliards. Il faut exproprier ces biens mal acquis et les rétrocéder aux populations spoliées via un fonds de développement local contrôlé démocratiquement.

3) Abandonner les politiques d'ajustement structurel si funestes pour les populations du Tiers Monde.

4) Appliquer une taxe de type Tobin et affecter la majeure partie des recettes à des projets de développement socialement juste et écologiquement durable. 

5) Réaliser les engagements pris par les Etats au sein des Nations Unies en portant l’Aide Publique au Développement (l’APD) à 0,7% du Produit Intérieur Brut des pays industrialisés (elle ne s’élève aujourd’hui qu’à 0,24% pour l’ensemble de l’OCDE). L’APD devrait être entièrement versée sous forme de don (alors qu’aujourd’hui une partie de celle-ci est octroyée sous forme de prêts…).

6) Arrêter la déréglementation des échanges commerciaux car elles affectent directement les populations du Tiers Monde.

Ces propositions sont certes insuffisantes pour remédier à l'ensemble des injustices qui régissent les relations entre le Nord et le Sud; elles n'en sont pas moins nécessaires si l'on veut donner une chance réelle au développement humain et à la justice.

Quatrième partie : Les mobilisations dans les pays du Sud

Si on en croit les médias, les mobilisations contre la mondialisation néolibérale/pour une autre mondialisation, les initiatives des mouvements sociaux pour l’annulation de la dette se déroulent surtout dans les pays industrialisés (à l’occasion des réunions du G7, FMI et Bm, OMC, mobilisation de Jubile 2000 avec en-tête des militants et des artistes du Nord comme Bono) . A l’analyse, on se rend compte qu’heureusement la réalité est différente car de puissants mouvements se développent dans les pays du Sud (et commencent également en Europe de l’Est –Prague en sept 2000-).

Des mobilisations ont lieu dans les pays du Tiers Monde: peu connues en occident vu le blocage d’information des grands médias mais extension de l’information quand même via Internet et les moyens de communication “ alternatifs ” .

Amérique latine : les néo-zapatistes en 1994 ont marqué un tournant (du local au mondial, d’une lutte spécifique à toutes les luttes) ; les tribunaux populaires contre l’endettement illégitime dans différents pays d’Amérique latine ; la grève générale et la manifestation de 100.000 personnes à Buenos Aires en juin 2000 pour la rupture de l’accord avec le FMI et l’arrêt du paiement de la dette extérieure (Argentine) ; en Equateur en janvier 2000, le soulèvement des Indiens et l’occupation du palais présidentiel (notamment pour exiger l’arrêt du paiement de la dette extérieure) puis à l’été 2000, la campagne de la CONAIE –la Confédération des Nations Indigènes de l’Equateur- et d’autres mouvements sociaux qui a recueilli 1.500.000 signatures pour le non paiement de la dette (ainsi que pour d’autres revendications); les référendums populaires pour le non paiement à l’échelle du continent latino-américain dans le cadre de la campagne “ El grito de los excluidos ” (Le cri des Exclus) . L’exemple le plus récent: au Brésil, plus de 6 millions de personnes ont participé entre le 6 et le 20 septembre 2000 à un réferendum organisé par des mouvements sociaux –Mouvement des Sans Terre, CUT, par Jubileo 2000, par la conférence nationale des Evêques,…-. Sur 6.030.329 votants, 5.646.862 votèrent en faveur de la rupture de l’accord entre le FMI et le gouvernement brésilien (première question) ; 5.675.954 votèrent pour l’arrêt du paiement de la dette extérieure tant qu’un audit de celle-ci n’aurait pas été organisé. Prochain grand rendez-vous : du 25 au 30 janvier 2001 à Porto Alegre (Brésil) se tiendra le Forum Social Mondial.

Asie : mobilisations des paysans contre les projets de la Bm, lutte contre les Droits de Propriété Intellectuelle tels que définis dans l’OMC, les OGM (Inde) ; luttes syndicales en Corée du Sud contre les modifications du Code du Travail ; mobilisations contre les impositions du FMI (Indonésie, Corée, Philippines). Prochaine grande mobilisation : Séoul du 17 au 20 octobre à l’occasion du 3e sommet Asie-Europe. Les syndicats et les ONG coréennes réaliseront un imposant contre sommet et ont convoqué une manifestation de masse pour le 20 octobre à Séoul (NB : le CADTM, Jubilé Sud et ATTAC France seront présents).

Nous n’avons pas la place ici pour faire le point sur les mobilisations au Nord (cela fera l’objet d’une prochaine contribution). Notons cependant avec satisfaction que la problématique de l’annulation de la dette et du nécessaire abandon des politiques d’ajustement fait dorénavant partie de l’agenda de plusieurs grands mouvements (au-delà des ONG, des mouvements de solidarité Nord/Sud et des coalitions Jubile 2000) : ATTAC, des confédérations syndicales mondiales (la CMT, la CISL) et nationales, la Marche Mondiale des Femmes… 

Du point de vue des mobilisations futures : ce qui est très prometteur, c’est le développement du mouvement Jubilé Sud qui est l’émanation de la volonté de nombreuses coalitions nationales Jubilé 2000 des pays du Sud de se coordonner entre elles sans attendre une initiative venant du Nord. Jubilé Sud a pris l’initiative d’engager un processus de dialogue avec les campagnes Jubilé 2000 du Nord et des réunions de travail ont eu lieu en Amérique du Nord et en Europe entre mai et octobre 2000. 

La rencontre Dakar 2000/Afrique : des résistances aux alternatives (11-14 décembre 2000) sera suivie d’une rencontre internationale organisée par Jubilé Sud du 15 au 17 décembre 2000 (dans les mêmes installations à Dakar).

Au moment où plusieurs grandes ONG du Nord ont décidé de stopper la campagne Jubile 2000 afin de donner la priorité à d’autres mobilisations les deux rencontres de Dakar auront une responsabilité fondamentale au niveau de la nécessité de trouver un second souffle pour l ‘énorme mouvement qui s’est mis en branle autour de la problématique de l’annulation de la dette.

Bibliographie : 

Banque mondiale (1999), Global Development Finance, vol. 1, Washington, 1999 (2000), Global Development Finance, vol. 1, Washington, 2000
Banque des Règlements Internationaux (BRI), 68ème rapport annuel, Bâle, 1998
McNamara Robert S. (1968), The Essence of Security: Reflections in Office, Hodder and Stoughton, Londres, 1968
McNamara Robert S. (1973), Cien paises, Dos mil millones de seres, Editorial Tecnos, Madrid, 1973, 172p
McNamara Robert S. (1995), In Retrospect: The Tragedy and Lessons of Vietnam, Times Book, 1995, 414p
Toussaint Eric, La Bourse ou la Vie. La finance contre les peuples , Ed Luc Pire – Bruxelles / CADTM – Bruxelles / Syllepse – Paris / CETIM – Genève, 2e édition 1999, 422 pp. Edité également en anglais, allemand, espagnol, néerlandais et turc. 
Toussaint Eric et Zacharie Arnaud, Le bateau ivre de la mondialisation. Escales au sein du village planétaire, co-édition CADTM –Bruxelles / Syllepse -Paris, 264 pages, 720 BEF (120 FRF, 30 FS et 18 EUR).