Cette volonté d'une libéralisation interne et externe a contribué à
accroître la concurrence entre les firmes financières et à induire la mise en
uvre de stratégies risquées. En particulier, l'émergence de firmes financières
non bancaires soumises à des réglementations et une supervision plus lâches
a été un facteur important d'accroissement de la concurrence financière. La
conduite des politiques de déréglementation a donc produit une fragilité des systèmes
financiers. Cette fragilité s'est manifestée sous des combinaisons diverses selon les
cas nationaux comme a tenté de le mettre en lumière Ramos (1997) dans le graphique
précédent. Se sont ainsi combinées une insuffisante capitalisation des banques et des
non-banques, des niveaux d'engagement trop élevés par emprunteur ou groupes
d'emprunteurs ou bien encore une faible transparence des opérations financières. Quoi
qu'il en soit, le processus de libéralisation financière est indubitablement à placer
en amont de la crise comme l'indiquent Alba & alii (1998) dans leur schéma. En
permettant l'afflux de capitaux, la libéralisation, non précédée d'aménagements de la
supervision, a contribué :
A un boom des investissements propice à la formation de bulles financières et
immobilières ; à accroître la concurrence entre les firmes financières sans
aménagement des conditions prudentielles ou du cadre de la supervision ; à faire
reposer l'octroi de prêts sur des collatéraux dont la valeur était artificiellement
gonflée du fait de la formation des bulles.
Des formes de corporate governance peu
compatibles avec l'apport de capitaux externes.
Il est d'usage de différencier les modes de corporate governance relationnels
et ceux qui sont basés sur le marché. Les économies est-asiatiques entrent dans
la première catégorie avec comme caractéristiques majeures :
Une forte concentration du capital associée à une faible protection légale et
réglementaire contre les abus des insiders. Les firmes asiatiques sont souvent détenues
et dirigées par des majorités parfois à caractère familial. En moyenne, les trois plus
importants actionnaires détiennent plus de 50 % des parts des dix première firmes
non financières asiatiques. Cette caractéristique est favorable à la concentration des
risques. Une absence de "discipline" de marché due notamment à des
participations croisées entre firmes industrielles et financières. Dans ce contexte, une
relation de connivence s'établit entre les demandeurs de capitaux industriels et les
institutions financières en charge de l'offre de ces capitaux, facteur également
favorable à une accumulation des risques.
Ce type de système de corporate governance présente des vertus qui
ont en particulier été mises en évidence dans le cas nippon avec l'existence de
solidarités banque-industrie et, à la clef, la possibilité de mettre en uvre des
stratégies industrielles de long terme. Il ne s'agit pas de réinstruire ici, à la
lumière de la crise, la débat sur les vertus des modèles de corporate governance. On
peut cependant constater, que le flux de capitaux externes qui a pénétré les économies
asiatiques durant la décennie 90 s'est inséré dans des infrastructures
institutionnelles peu adaptées à établir des contrats entre les sources de financements
externes et les emprunteurs locaux. Comme le soulignent Raghuram & Zingales (1998), "
the arms-length capital was lent to a relationship-based system that did not have
adequate price signals to deploy the massive inflow of capital properly ".
Il apparaît ainsi que le cadre institutionnel était particulièrement inadapté pour
accueillir des capitaux issus du monde du corporate governance marchand. Pour cette
raison, les investisseurs étrangers ont déployé leurs engagements sur le court terme
principalement, dans la mesure où ils ne disposaient pas des sécurités permettant de
garantir leurs apports sur un plus long terme. "Yet it seems to us that much of
what happened can be explained as the consequence of two financial systems that are
essentially incompatible coming into contact with each other. Not having either power that
is the currency in relationship systems or contractual safeguards that are essential to an
arms-length system, foreign investors protected themselves by keeping the exits
clear. An unexpected bad shock led them to head for the exits." (Raghuram &
Zingales 1998).
Quelles sont les réformes à entreprendre ?
Que la crise résulte d'une vulnérabilité de systèmes financiers
nationaux ou qu'elle soit liée à une systèmes financier international propice au
développement de comportement de panique, la question des réformes à entreprendre s'est
imposée très tôt autour de deux séries de questions :
Comment prévenir de nouvelles crises ? Comment gérer les crises une fois
quelles se sont déclenchées ?
La prévention des crises financières
Les turbulences asiatiques ont suscité une abondante littérature sur
les moyens de prévenir à lavenir de nouvelles crises financières.
Étymologiquement, le mot " prévenir " a deux significations : avertir et
faire de la prévention. Les réflexions récentes ont appliqué ces deux acceptions aux
crises financières : il sagit, dune part, daméliorer la qualité
de linformation afin de mieux anticiper les crises, et dautre part, de créer ex-ante
des conditions de nature à éviter lémergence de crises futures. Des
propositions intéressantes et parfois novatrices, émanant dinstances officielles
et déconomistes, ont été effectuées à ce sujet. On commencera par analyser les
propositions du FMI, dont le rôle pendant la crise a été fortement contesté. Puis on
montrera que ces propositions demeurent néanmoins insuffisantes pour prévenir
efficacement loccurrence de nouvelles crises financières.
Les propositions du FMI
Le FMI et son Directeur Général, M. Camdessus, se sont beaucoup
exprimés ces derniers mois face aux critiques dont ils ont été lobjet. Trois
séries de propositions ont été mises en avant dont certaines représentent une
inflexion notable de la doctrine de lorganisation internationale : améliorer
la qualité de linformation offerte par les pays aux instances internationales et
aux marchés ; renforcer les systèmes bancaires et financiers en améliorant leur
supervision ; assurer des politiques prudentes et progressives de libéralisation des
mouvements de capitaux.
Améliorer la qualité de linformation
Les crises des pays émergents ont montré que la communauté
financière internationale était mal informée sur la situation financière exacte de ces
pays. Il est bien établi que le manque de transparence de linformation offerte aux
créanciers des pays asiatiques a joué un rôle déterminant dans le déclenchement et
lamplification de la crise. Car cest la découverte de la réalité,
jusque-là sous-estimée, quant à létat critique des banques et des finances
extérieures de ces pays, qui a conduit à la perte de confiance des investisseurs et le
comportement de surréaction de ces derniers.
Parmi les propositions faites pour prévenir les crises financières en
améliorant la qualité de linformation, il y a cette idée de construire des
indicateurs avancés de vulnérabilité des banques et des systèmes financiers. Les
économistes proches du FMI ont initié des travaux dans cette voie (Goldfajn et Valdes
1997 ; Kaminski et alii 1997). Lobjectif est de prévoir, afin de mieux les
corriger, les configurations macroéconomiques ou financières susceptibles de provoquer
une attaque spéculative de la part des investisseurs internationaux.
Parmi les indicateurs avancés de vulnérabilité, deux
" fondamentaux" macroéconomiques ont une place importante : le taux
de change et léquilibre extérieur (Cartapanis et alii 1998). Les tests empiriques
montrent, en effet, que les crises récentes ont été précédées par un processus de
surévaluation des monnaies des dragons asiatiques, qui a dégradé leur compétitivité,
dune part, et de dégradation du solde des paiements courants, éloignant
léquilibre extérieur de son niveau soutenable à moyen terme, dautre part.
Les écarts constatés entre le niveau effectif et le niveau déquilibre de ces deux
fondamentaux donnent une mesure du degré de vulnérabilité ou dinsoutenabilité
des situations macroéconomiques des pays.
Il a également été proposé dutiliser comme indicateurs
avancés de vulnérabilité des variables représentatives de la fragilité des systèmes
bancaires et financiers : indicateurs de risque de défaillance ou
dilliquidité au sein des systèmes bancaires, indicateurs de distorsions des prix
sur les marchés boursiers ou immobiliers, ... Des travaux récents ont en effet montré
que, au cours des vingt dernières années, la plupart des crises de change et
financières ont été précédées par des crises bancaires (Kaminski et Reinhart 1996).
Toutefois, les indicateurs avancés de vulnérabilité soulèvent plusieurs questions. Il
y a tout dabord le problème de leur interprétation : les situations étant
très différentes dun pays à lautre, la construction dindicateurs
globaux standards a nécessairement un caractère réducteur. De plus, ceux-ci risquent
d'être mal interprétés et pourraient induire des attaques spéculatives injustifiées.
Par ailleurs, à loccasion de la crise récente, on sest
aperçu que la question de la qualité de linformation se pose en des termes
nouveaux et plus complexes. Lors des crises précédentes (crise de la dette des années
1980), les débiteurs étaient principalement des acteurs publics dont le nombre était
limité, tandis que les opérations financières sont le fait cette fois dun grand
nombre dopérateurs privés (banques, investisseurs, entreprises). Il est beaucoup
plus difficile dobtenir des informations sur les mouvements de capitaux privés que
sur létat des finances publiques (Stiglitz 1998). Le problème informationnel est
beaucoup plus dordre microéconomique que macroéconomique. Enfin, lopacité
de linformation provient de la nature même des instruments financiers utilisés par
les opérateurs, et en particulier de limportance prise par les opérations de
hors-bilan des établissements bancaires et financiers. En effet, létat de la
position extérieure des pays asiatiques était caché par les opérations menées par les
établissements privés et les banques centrales sur les marchés de produits dérivés.
Renforcer la surveillance des systèmes bancaires
On sait aujourdhui que la carence de la supervision a constitué
lune des causes principales de la vulnérabilité des systèmes bancaires et
financiers asiatiques. Cest parce que les établissements nétaient pas
correctement contrôlés que ceux-ci ont pu prendre des risques importants à linsu
de leurs créanciers et actionnaires. Une condition defficacité de la supervision
est que les autorités en question soient indépendantes du pouvoir politique et des
établissements quelles sont chargées de superviser. Or on a pu constater dans
plusieurs pays du sud-est asiatique une situation de corruption et de collusion entre
superviseurs et supervisés, dénoncée notamment par Krugman dès 1994. Labsence de
transparence qui en résultait a largement contribué à la perte de confiance des
investisseurs à légard des systèmes financiers asiatiques.
Les instances internationales ont fait des propositions pour aider les
pays émergents à se doter de dispositifs de supervision plus efficaces. Le Comité de
Bâle de contrôle bancaire a ainsi publié en 1998 une charte intitulée " les
principes fondamentaux pour un contrôle bancaire efficace". Ce document a été
élaboré dans le cadre dun groupe de travail composé de représentants du Comité
de Bâle et des pays émergents. De son côté, le FMI a publié en 1998 un document
intitulé " Vers un cadre de référence pour la stabilité
financière" qui définit les principes de la politique de surveillance que
lorganisation internationale se propose de mettre en uvre à lavenir.
Le renforcement du contrôle prudentiel dans les pays émergents se
heurte à dimportantes difficultés. Tout dabord, la mise en place dun
tel dispositif est le résultat dun processus long, comme le montre
lexpérience des pays industrialisés (Stiglitz 1998). On doit donc sattendre
à ce que les systèmes bancaires et financiers des pays émergents restent encore
fragiles de ce point de vue dans un avenir proche. Il sagit, en effet, de remettre
en cause des pratiques répandues dans ces pays, notamment en ce qui concerne la
corruption. Il faut également savoir que, face à la complexité des instruments
financiers actuels la supervision des risques implique que les établissements des pays
émergents mettent en place des procédures de "contrôle interne", à
linstar des établissements des pays industrialisés. Or il nest pas sûr que
ceux-ci aient les moyens humains et financiers pour atteindre rapidement cet objectif.
Une libéralisation prudente du compte de capital
La doctrine des organisations internationales et des économistes
libéraux, qui était le point de vue largement dominant jusquà ce quéclate
la crise financière récente, était que la libéralisation des mouvements de capitaux
avait des effets très largement bénéfiques par une allocation optimale du capital dans
léconomie mondiale. Le fait que les capitaux se dirigent massivement vers les pays
émergents, où les taux de croissance économique et de rentabilité financière étaient
les plus élevés, était la preuve que la libéralisation financière était éminemment
favorable à tous les pays.
Loptimisme naïf du dogme libéral a été sérieusement mis à
mal par la crise financière récente, étant donné la gravité de ses effets néfastes
sur les pays émergents et sur lensemble de léconomie mondiale. Des
économistes, par ailleurs favorables au libre-échange, ont ainsi montré la
libéralisation des mouvements de capitaux est beaucoup plus dangereuse que celle des
échanges commerciaux et devait, de ce fait, être entourée de précautions
particulières (Bhagwati 1998). En dautres termes, les bienfaits de la
convertibilité des monnaies au titre du compte des transactions courantes ne sont pas
transposables au cas de la convertibilité des opérations du compte de capital. Des
travaux récents ont montré que la plupart des crises bancaires et financières
enregistrées dans le monde, dans les pays industrialisés comme dans les pays émergents,
depuis une vingtaine dannées, ont été précédées par des politiques de
libéralisation financière dans les pays concernés (Miotti 1998). La conclusion qui se
dégage de ce constat est que la libéralisation financière a été le plus souvent trop
rapide et mal maîtrisée, et a été la cause principale des crises financières
récurrentes dans léconomie mondiale depuis les débuts de la globalisation
financière.
Du point de vue des politiques économiques, lune des leçons
majeures enseignées par les crises financières est que la libéralisation du compte de
capital doit suivre, et non pas précéder, le renforcement du système bancaire et
financier (Wyplosz 1998). Celle-ci doit être considérée comme une étape ultime,
intervenant lorsque le pays considéré a des structures économiques et financières
solides, avec des autorités de supervision adaptées.
Dans ce contexte, le très libéral FMI a dû infléchir sa doctrine et
admettre que la libéralisation du compte de capital devait être prudente et progressive.
Son directeur général a même énoncé les conditions aux termes desquelles la
libéralisation pouvait être décidée : une situation macroéconomique saine,
laccomplissement de réformes destinées à consolider les systèmes bancaires et
financiers (Camdessus 1998).
Des propositions plus radicales pour maîtriser les mouvements internationaux de
capitaux
De nombreuses analyses considèrent que la prévention des crises
nécessite daller plus loin quune "libéralisation prudente du compte de
capital" : même si cela implique de procéder à une re-réglementation, il
peut être souhaitable de contrôler et de taxer les flux financiers internationaux.
Le contrôle et la taxation des mouvements de capitaux
Lidée que limportation de capitaux étrangers est utile au
développement des pays émergents nest pas contestée. Ces dernières années, les
capitaux privés ont représenté la source essentielle du financement des pays en
développement. Multipliés par sept depuis 1990, ils ont dépassé 250 milliards de
dollars (1400 milliards de francs) en 1997. Ils représentent 85 % des ressources à
long terme de ces pays. Toutefois, ces mouvements de capitaux posent deux problèmes
majeurs : dune part, les flux internationaux se concentrent sur une dizaine de
pays émergents ; la majorité des pays les plus pauvres restent totalement
dépendants des apports publics. Dautre part, ces capitaux privés se caractérisent
par une grande instabilité qui pèse sur la croissance des pays emprunteurs, comme vient
de le montrer la crise asiatique. Un objectif pour ces pays, et pour la communauté
financière internationale, est donc de réduire cette volatilité intrinsèque des
capitaux privés.
La solution réside dans une meilleure maîtrise des mouvements de
capitaux. L'objectif est dagir préventivement sur les entrées de capitaux,
dune manière sélective : les différentes formes dentrées de capitaux
ne sont pas à mettre sur le même plan. À ce sujet, la plupart des analyses convergent
pour indiquer quune solution est de soutenir les capitaux à long terme stables,
essentiellement les investissements directs, et de limiter les financements à court terme
ou à caractère volatile. Les données montrent clairement que, lors de la crise
asiatique, linstabilité des capitaux est venue principalement des capitaux privés
du secteur bancaire, dune part, et des investissements de portefeuille, dautre
part.
Dans un passé récent, plusieurs pays, notamment le Chili et la
Colombie, ont pris des mesures pour décourager les entrées de capitaux à court terme de
nature spéculative. Les autorités chiliennes ont ainsi imposé des réserves
obligatoires de 30 % sur tous les dépôts en dollars dans le système bancaire, ce
qui avait pour effet de réduire la rentabilité des placements à court terme dans cette
économie largement " dollarisée ". Plusieurs études
économétriques ont montré, dans le cas chilien, que ces mesures désincitatives ont
contribué à réduire limportance des entrées de capitaux à court terme (Agosin
1996 ; Budnevich et Le Fort, 1997). De nombreux observateurs considèrent que cette
régulation des capitaux spéculatifs (associée à une politique macroéconomique
rigoureuse) explique pourquoi le Chili et la Colombie ont été parmi le petit nombre de
pays latino-américains à ne pas être touchés par la crise tequila " de
1994-95, et par la crise asiatique de 1997-98.
Ces politiques de contrôle des capitaux conduites avec une certaine
réussite pourraient faire école. Elles ont le mérite dêtre simples et
dêtre compatibles avec le libre jeu des mécanismes de marché. Dailleurs,
les trois principales autorités financières internationales (FMI, Banque Mondiale et
BRI) ont reconnu lintérêt de ces politiques. Outre le fait quelles
contribuent à réduire linstabilité des mouvements de capitaux, ce type de mesures
présente deux avantages dont la Colombie et le Chili ont su profiter. Cela permet à la
politique monétaire de retrouver une autonomie par rapport à la contrainte
extérieure : les réserves obligatoires sur les placements à court terme imposées
à des non résidents se traduisent par une déconnexion entre les taux dintérêt
domestiques et les taux pratiqués pour les opérations internationales ; grâce à
cette déconnexion, les autorités monétaires chiliennes ont pu utiliser larme de
la politique monétaire pour maintenir des taux élevés afin de maîtriser un risque de
surchauffe inflationniste, au début des années 1990, au moment où les taux
internationaux étaient orientés à la baisse. En second lieu, la réduction des entrées
de capitaux a eu pour effet déviter une surévaluation des monnaies, dangereuse
pour léconomie et qui est à lorigine de la plupart des crises de change,
comme on la vu précédemment.
La nécessité dune supervision internationale des mouvements de capitaux
Les politiques nationales de contrôle des capitaux sont insuffisantes
face à la puissance de feu des opérateurs internationaux. Il suffit de citer les
chiffres suivants pour constater la disproportion des forces en présence :
daprès le dernier rapport annuel de la BRI, les réserves officielles de change
détenues par les banques centrales des pays industrialisés représentent seulement
3 % (cette proportion est de 1.3 % pour les réserves des pays asiatiques) du
portefeuille global détenu par les investisseurs internationaux, évalué à 21 000
milliards de dollars. On estime que 10 % de ce portefeuille est internationalement
diversifié.
Par ailleurs, le problème posé par les mesures purement nationales de
régulation des capitaux est que cette approche revient à faire peser le fardeau du
contrôle uniquement sur les pays emprunteurs, et donc principalement sur les pays
émergents ou en développement. Or les créanciers sont autant, si ce nest plus,
responsables des mouvements spéculatifs et de la volatilité des flux financiers
internationaux. Imposer des mesures internationales tend à réduire cette asymétrie. Les
propositions ne manquent pas à ce sujet. Sagissant des capitaux bancaires à court
terme, le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire a fait des propositions tendant à
renforcer les règles de provisionnement des banques pour couvrir les pertes potentielles
sur les prêts dans les pays à risque. Il est nécessaire de réformer le fameux ratio
Cooke, qui oblige les banques à couvrir leurs risques par un montant minimum de fonds
propres. En effet, il est avéré que ce ratio de solvabilité, dans sa forme actuelle, a
des effets pervers dans la mesure où il tend à encourager les banques à faire des
prêts à court terme : le taux de couverture en fonds propres est de 20 %
seulement pour les prêts dont la durée à courir est inférieure à un an, tandis que ce
taux est de 100 % pour les prêts dont la durée est supérieure à un an !
Mais cest surtout pour les investissements de portefeuille
émanant dopérateurs non bancaires, dont la volatilité est considérable, que le
cadre réglementaire existant est totalement insuffisant à léchelle internationale
(Griffith-Jones 1998). Les investisseurs internationaux, et notamment les fameux
" hedge funds" spéculatifs, ne font lobjet daucune
véritable réglementation prudentielle. Il y a là un important
" gap " réglementaire quil est urgent de combler. Il apparaît
nécessaire dimposer aux investisseurs des ratios de solvabilité comparables à
ceux appliqués aux banques internationales. Ces ratios devraient être calculés en
fonction des risques des pays emprunteurs. Serait prise en compte la situation
macroéconomique du pays emprunteur, cest-à-dire létat de son solde
extérieur, de ses réserves de change, de ses finances publiques
Il en résulterait
que les investissements les plus risqués seraient découragés, car leur rentabilité
serait moindre dans la mesure où la couverture en provisions et en fonds propres exigés
serait plus élevée dans les pays à risques. Ces ratios pourraient être calculés par
les instances internationales (BRI, FMI) et par les agences de notation.
Dautres propositions plus radicales ont été faites pour
prévenir les crises financières. Il faut citer la proposition de Soros (1997), lun
des principaux spéculateurs internationaux (!), qui est de créer une Compagnie
internationale dassurance de crédit (International Credit Insurance Company
ICIC) dont la fonction serait de garantir les prêts internationaux. LICIC fixerait
des plafonds demprunts pour chaque pays en fonction de ses risques qui seraient
garantis contre paiement dune prime dassurance modérée. Seraient ainsi
identifiés les seuils au-delà desquels les prêts internationaux seraient considérés
comme risqués. Cette approche aurait le mérite, selon son auteur, dassurer aux
pays emprunteurs des flux réguliers de capitaux à des conditions raisonnables tout en
décourageant les opérations risquées et spéculatives. Linconvénient majeur de
cette proposition est de faire porter le coût de cette procédure sur les seuls
emprunteurs qui paieraient la couverture des risques.
La proposition la plus radicale pour réduire la spéculation
internationale, en sattaquant directement aux spéculateurs eux-mêmes, est la
fameuse taxe de Tobin proposée en 1978. Il sagit dune taxe appliquée à
toutes les transactions sur le marché des changes au comptant, dont le taux moyen serait
faible et inversement proportionnel à la durée des transactions, de façon à dissuader
les opérations à court terme dont lobjet unique est de réaliser des gains de
change de nature spéculative. Cette mesure permettrait datteindre plusieurs
objectifs. En premier lieu elle permettrait, selon lexpression de Tobin, de
" mettre du sable dans les rouages trop bien huilés " de la finance
internationale en freinant les opérations darbitrage et de spéculation. En second
lieu, cette mesure redonnerait plus dautonomie aux autorités monétaires qui
pourraient se concentrer sur leurs objectifs domestiques de politique économique. Par
ailleurs, la taxe de Tobin permettrait aux taux de change de mieux refléter la valeur de
leurs déterminants fondamentaux de long terme, car les écarts entre les taux du marché
les fondamentaux les " bulles spéculatives " seraient
réduits. Enfin, le produit de la taxe de Tobin permettrait dalimenter un fonds
international destiné à financer une aide aux pays émergents et en développement
affectés par les dysfonctionnements du système financier international. La proposition
de Tobin bénéficie dune grande popularité et a suscité un vaste débat. Les
économistes sont très divisés, comme on peut le constater à loccasion du
" Policy forum " organisé par lEconomic Journal anglais en
1995, ou dans louvrage collectif édité par Haq, Kaul et Grunberg en 1996. Certains
économistes ont conclu quil sagit dune mesure efficace :
cest le cas de Dornbusch, Eichengreen, Kenen et Wyplosz. Pour dautres, cette
mesure est inapplicable, car il nest pas possible de remettre en cause la
libéralisation financière ; de plus les opérateurs financiers, dont
lingéniosité na pas de limites, trouveront toujours le moyen de contourner
cette barrière fiscale qui se révèlera inefficace et source de distorsions dangereuses
(Garber, Taylor, Dooley).
La gestion des crises financières
Même si elles sont mises en uvre, les mesures de prévention qui
viennent dêtre envisagées ne permettront pas déliminer le risque de crises
financières, inhérent au fonctionnement de la finance internationale globalisée. Il est
donc essentiel de prévoir des dispositifs destinés à gérer les crises dès
quelles éclatent. Sur ce sujet également, les difficultés rencontrées à
loccasion de la crise asiatique ont conduit à un vaste débat et à des
propositions intéressantes autour de la question du prêteur en dernier ressort
international et des plans de sauvetage (bail-out).
Le rôle du prêteur en dernier ressort international (PDRI)
L'objectif est de fournir en urgence de la liquidité à des
institutions bancaires et financières en difficultés. La justification de cette
intervention est de lutter contre le risque systémique et donc de préserver la
stabilité financière en cas de crise : il sagit déviter que la
défaillance d'établissements se généralise à lensemble du système bancaire et
financier dun ou plusieurs pays. Le débat a porté sur la question de savoir si le
FMI était en mesure de jouer efficacement ce rôle de PDRI. Le FMI considère que cette
mission lui revient car il a déjà été conduit à jouer ce rôle lors de la crise
"tequila" de 1994 en injectant près de 50 milliards de dollars de liquidité
dans le système financier mexicain en état de cessation de paiement, et lors de la
récente crise asiatique en prêtant des liquidités pour des montants encore plus
importants. Toutefois il apparaît que, pour certains responsables politiques ainsi que
pour la majorité des économistes (notamment : Meltzer 1998 ; Radelet-Sachs
1998 ; Vasquez 1998), les statuts du FMI ne lui permettent pas dassurer la
fonction de PDRI. La preuve en est que le FMI na pas été en mesure déviter
la contagion systémique à loccasion de la crise de 1997-98.
Les arguments avancés sont que le FMI traite avec les gouvernements,
tandis que le PDRI a pour fonction dintervenir auprès des acteurs privés sur les
marchés. Lexpérience historique montre que le prêteur en dernier ressort est une
prérogative discrétionnaire des banques centrales, fondée sur le principe de
" lambiguïté constructive " destiné à réduire le risque
daléa moral. Au contraire, le FMI agit à la demande des gouvernements après de
longues négociations dans le cadre de contrats qui définissent les obligations de chaque
partie. Laction du PDR vise la liquidité par des transactions de courte durée. Le
PDR peut prendre des formes très variées et aller jusquà faire agir des banques
teneurs de marché, sans intervenir lui-même directement. Laction du FMI
sinscrit dans la durée et cherche à modifier les équilibres macroéconomiques ou
les structures économiques (Aglietta 1998). À l'échelle internationale, en
labsence dune banque centrale supranationale, la fonction de PDRI ne peut
résulter que de la coopération entre les banques centrales nationales les plus
concernées par lapparition du risque systémique dans telle ou telle région du
monde. La BRI, qui est le lieu privilégié de rencontre des autorités monétaires des
principaux pays industrialisés, pourrait être le lieu de cette coordination.
Les plans de sauvetage (bail-out)
Ces plans, mis en uvre sous légide du FMI pour aider les
Etats en difficulté, ont fait lobjet de nombreuses critiques et ont également
donné lieu à des propositions pour en réformer la philosophie. Cest tout
dabord lidée selon laquelle lintervention du FMI introduit un aléa de
moralité, au sens où les Etats et les acteurs du marché prêteurs et emprunteurs
ne sont pas incités à gérer rigoureusement leurs risques car ils savent quin
fine le FMI interviendra pour socialiser ces risques et les faire porter par la
communauté financière internationale. Toutefois, largument de laléa de
moralité concernant les emprunteurs a été contesté au motif que le coût élevé des
crises financières et de change est assez dissuasif pour amener ces acteurs à
sauto-discipliner (Strauss-Kahn 1998). Ainsi, laléa de moralité concernerait
plus le comportement des créanciers qui, grâce aux plans de sauvetage, ne supporteraient
pas les risques liés à leurs décisions en tant quinvestisseurs. À ce sujet, une
critique de fond souvent adressée au FMI est que sa politique revient à faire porter
principalement sur les pays surendettés le poids de lapurement des crises, alors
quil est admis que les créanciers, par leur myopie et leur " aveuglement
au désastre ", ont une grande part de responsabilité dans lémergence
des crises financières. Il y a désormais un consensus dans la communauté internationale
pour considérer quil est nécessaire dimpliquer directement les créanciers
privés dans la résolution des crises financières (Fischer 1998). Il a ainsi été
proposé de mettre en place des procédures de faillite et de moratoire internationaux
(Wyplosz 1998) qui permettraient de répartir plus équitablement le fardeau des crises
financières entre créanciers et débiteurs.
Lexpérience accumulée pendant les crises des pays émergents a
amené de nombreux économistes à faire un autre reproche de taille au FMI :
cest dimposer systématiquement aux pays en crise des politiques
macroéconomiques restrictives avec des hausses dimpôts, des réductions de
dépenses publiques et un resserrement des politiques monétaires. Ces politiques
imposées par le FMI, dans le cadre daccords de conditionnalité nécessaires aux
pays en cessation de paiement pour continuer à recevoir des financements, aggravent les
conséquences sociales douloureuses des crises financières. Ainsi, les économies
asiatiques ont connu une véritable explosion du chômage à la suite dune chute
brutale de leur activité estimée pour 1998 à -18 % en Indonésie, -8 % en
Thaïlande, - 6 % en Malaisie. Lanalyse économique montre quil est
préférable, contrairement à la doctrine officielle, de permettre aux pays en
difficulté de se consacrer à leurs objectifs domestiques et de ne pas sacrifier la
croissance à la contrainte extérieure. Car la perte de croissance rend la résolution de
la crise et des problèmes structurels encore plus difficiles (Wyplosz 1998 ;
Feldstein 1998). Ce constat est particulièrement fondé dans le cas des pays asiatiques
dont les fondamentaux macroéconomiques étaient généralement bons, avec des taux
dépargne élevés, des finances publiques saines et une dette souveraine
extérieure faible (Ito-Portes 1998).
* * *
Comme on la montré dans la première partie de cette chronique,
la crise de 1997-98 a eu des causes principalement financières (bulle spéculative,
vulnérabilité des systèmes bancaires et financiers) et appelait donc surtout des
remèdes financiers (intervention du PDRI à court terme, consolidation des structures
financières). Si cette crise ne doit pas conduire à "brûler" les modèles de
développement industriel asiatiques qui avaient concentré toutes les attentions depuis
dix ans, elle doit, pour le moins, aboutir à des interrogations sur la compatibilité de
ces modèles avec les principes d'une finance libéralisée. Toute la zone asiatique,
Japon compris, est aujourd'hui fragilisée par une libéralisation conduite sans ordre
cohérent et sans aménagement des principes de supervision ou de capitalisation. Mais la
clairvoyance des autorités locales n'est pas seule en cause. La responsabilité du
développement d'un système financier international sujet à des crises auto-entretenues
est par définition collective.
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