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La corrosion financière des modèles asiatiques

Patrice Geoffron, Professeur à l’Université Paris XIII - CREI

et Dominique Plihon, Professeur à l’Université Paris XIII - CEDI

Les évolutions de la crise asiatique de 1997-98 interpellent la collectivité des économistes. Bien peu peuvent produire des travaux antérieurs à son déclenchement en juillet 1997 pour attester d’une anticipation des évènements. Les modèles asiatiques de développement ont souvent fait référence jusqu’à la veille de la crise. Krugman (1998b) se prévaut de qualités de visionnaire pour ne s'être trompé qu’à 90 % dans ses travaux antérieurs, alors que la plupart des observateurs faisaient erreur, selon lui, à 150 %… Une des raisons de ce manque de clairvoyance tient au peu d'indices macroéconomiques permettant d'annoncer une telle crise ; en particulier, les déséquilibres budgétaires qui étaient au centre des crises latino-américaines des années 80 ne sont pas apparus dans la zone asiatique, même s'il en ira différemment de certaines économies, comme la Russie, placées ensuite sur la ligne de propagation. L'apparition de tensions dans les systèmes bancaires locaux fut généralement considérée comme des conditions nécessaires, mais non suffisantes pour l'apparition d'une crise d'une telle violence (Radelet & Sachs 1998a)

La crise asiatique pose aussi questions aux économistes industriels, à plusieurs titres. Primo, Cette crise s'apparente à un processus de "corrosion financière" des modèles industriels asiatiques. On entend par là que ce sont moins les principes d'organisation industrielle ou les choix de spécialisation qui sont remis en cause dans cette crise, que leur combinaison avec des modes de financement plus libéralisés. Il est en effet troublant de constater que, durant la même décennie, le Japon et la Corée qui avaient mieux en œuvre des modes d'organisation industrielle très spécifiques — à l'aide, notamment, de politiques industrielles volontaristes — ont été fragilisés du fait de la conduite mal contrôlée de processus de déréglementation financière. Secundo, les turbulences asiatiques éclairent également les formes et les risques spécifiques de la concurrence au sein des industries financières. La concurrence s'est organisée en Asie du Sud-Est entre des entités financières mal capitalisées, ne disposant pas de l'expertise requise, souvent dotées de statuts hétérogènes et parfois implicitement couvertes par des pouvoirs publics finalement incapables d'assumer les garanties octroyées. Ce syndrome n'est certes pas spécifique à l'Asie, tant ont été fréquentes les défaillances d'établissements financiers au sein des économies occidentales durant les deux dernières décennies. Le fait est cependant que cette concurrence financière inappropriée n'a jamais produit des effets d'une telle violence parmi les économies occidentales pourtant parfois frappées durement comme ce fut le cas des Etats-Unis ou de la Suède.

L’objectif de cette chronique est démonter les mécanismes de cette "corrosion financière" en revenant à la fois sur l'origine de la crise (partie I) et en tentant de dégager certains enseignements concernant la transformation des systèmes financiers nationaux et du système financier international (partie II). Au total, il s'agira de mieux comprendre pourquoi, le pôle d'industrialisation asiatique vient d'être ébranlé par la crise financière et comment définir des règles de prévention et la gestion de tels événements. L'exercice est délicat car il faut bien comprendre que l'on ne peut considérer que la crise est achevée et déjà entrée dans l'histoire économique.

Aux sources de la crise asiatique

La crise a surpris pour avoir affecté des économies dont on ne voulait retenir jusqu'alors que les résultats en terme de croissance et d'évolution de la production et des exportations industrielles. De sorte qu'un interrogation fondamentale traverse les réflexions qui, a posteriori, sont conduites : les économies asiatiques étaient-elles affectées de longue date de problèmes structurels dont l'ampleur a été révélée par la crise ? ou bien, le fonctionnement du système financier international ne produit-il pas un effet d'amplication formidable qui seul peut expliquer la violence de cette crise et ses enchaînements ? Autrement dit : s'agit-il d'une crise des économies nouvellement industrialisées ou bien du système financier international ?

Les symptômes de la crise

La crise asiatique est survenue après plusieurs décennies de performances économiques remarquables. La croissance annuelle du PIB dans l’ASEAN a été de l’ordre de 8 % sur la dernière décennie et, en remontant plus loin dans le temps, on constate que le revenu par habitant coréen a décuplé en 30 ans. Cette réussite est également observable au niveau de l’espérance de vie dans la zone qui est passée de 57 ans en 1970 à 68 ans en 1995, ainsi qu’au niveau du taux d’alphabétisation des adultes qui a progressé de 73 % à 91 %. En outre, les bénéfices de la croissance économique ont été assez largement partagés à travers la population. En Indonésie, par exemple, la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté est tombée de 60 % dans les années en 1960 à 15 % en 1996. On a souvent réduit la trajectoire de ces économies à un volontarisme public appliqué au développement industriel. Cette vision qui, de façon sous-jacente, oppose l’Etat au marché est probablement trop schématique comme tendent à l’indiquer des travaux récents. Ces travaux privilégient une lecture moins manichéenne : "Instead of viewing government and the market as the only alternatives, and as mutually exclusive substitutes, we examine the role of government policy to facilitate or complement private-sector coordination[…]. The capabilities of the private sector are more limited in developing economies. The market-enhancing view thus stresses the mechanisms whereby governement policy is directed at improving the ability of the private sector to solve the coordination problems and overcome other market imperfections" (Aoki & alii 1997 p.1-2).

La croissance asiatique s’est progressivement appuyée durant les années 90 sur des financements externes, alors que dans les années 80 l’épargne locale était restée la ressource de base. Un flux important de capitaux à court terme s’est constitué, jusqu’à hauteur du 10 % du PIB en moyenne en Thaïlande par exemple. Cette évolution est à mettre en relation avec une appréciation des taux de change sensible (+25 % en moyenne) entre 1990 et 1997 et avec un ralentissement de la croissance des exportations (exprimée en dollars courants), puis leur recul en 1996. Cet afflux de capitaux externe a largement transité par les banques locales. En Thaïlande, Corée et Malaisie, les créances des banques sur le secteur privé ont atteint 140 % du PIB en moyenne en 1996.

Les premiers symptômes de la crise remontent au début de 1997 avec la faillite de Hanbo Steel, cheabol coréen, en janvier. D’autres problèmes ont affecté certains cheabols durant la première partie de l’année, mais c’est en Thaïlande que les difficultés les plus sérieuses se sont manifestées avec la chute du prix de l’immobilier à partir de la fin 1996, phénomène conduisant la compagnie Somprasong Land à ne pas honorer une dette contractée sur l’étranger en février 1997. La fragilité croissante de la Thaïlande dans ce secteur devait finalement conduire le gouvernement à laisser flotter le baht en juillet 1997, provoquant une suspicion généralisée à l’ensemble de la zone. À partir de la mi-1997, le flux net de capitaux s’est inversé provoquant notamment une chute des monnaies locales de 20 % en septembre. Globalement, les flux de capitaux privés en direction des économies les plus affectées ont reculé de 100 milliards de dollars en 1997, mouvement concentré sur le 2ème semestre.

 

Le financement extérieur de cinq pays asiatiques (a) (milliards de dollars)

 

1996

1997

Variation

1996-1997

Capitaux privés

Investissements directs

Investissements de portefeuille

Capitaux du secteur bancaire

Autres créanciers non bancaires

93.0

7.0

12.1

55.5

18.4

-12.1

7.2

-11.6

-21.3

13.7

-105.1

+0.2

-23.7

-76.8

-4.7

Capitaux publics et officiels

-0.2

27.2

+27.4

Financement extérieur total net

92.8

15.2

-77.6

Corée du sud, Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Philippines
Source : Institute of International Finance, " Capital flows to Emerging Economies", January 1998

 

Selon Radelet & Sachs (1998b), le déroulement de la crise peut être décomposé en plusieurs phases :

Dans un premier temps, les créditeurs étrangers n'ont pas établi des distinctions dans la région et ont postulé que si la Thaïlande connaissait des difficultés, les économies voisines devaient se trouver dans une situation peu différente. Avec la dépréciation des taux de change, les créditeurs ont refusé d’accorder de nouveaux prêts ou de renouveler les lignes de crédit. Les débiteurs locaux ont dû trouver des devises pour tenter de clore leurs positions, ce qui a accru le mouvement sur les taux de change. Ces débiteurs ont subi de plein fouet le risque de change contre lequel ils ne s’étaient pas couverts. Les agences de rating ont commencé à dégrader la notation des économies de la région, accroissant ainsi le retrait des créditeurs. La stratégie adoptée par les gouvernements de la région et la communauté internationale n’a pas suscité la confiance des créditeurs et, rapidement, la conviction a été acquise par ces derniers que la contraction économique dans la région serait plus forte que prévue initialement. Ces anticipations ont accentué le mouvement de panique et accéléré le retrait des capitaux privés

Une différence importante entre la crise asiatique et la crise de la dette des années 80 ou celle du peso de 1994-95 est que la politique fiscale et la dette publique n'ont pas contribué à la fragilisation des économies de la zone. L'origine des problèmes tient largement à un boom de l'investissement privé et à un afflux de capitaux externes. Dans le cas du peso de 94-95, les détenteurs de créances ont noté que l'Etat était solvable, mais illiquide en détenant 28 milliards de dollars de dettes à court terme libellées en dollars tout en ne disposant que de 6 milliards de réserves. On peut juger de la solvabilité mexicaine en notant que ce volume de dette ne représentait que 10 % du PIB mexicain. Ainsi, l'Etat s'est retrouvé en point de mire dans la crise du peso et non pas le secteur privé comme dans les cas asiatiques (Alba & alii 1998). Cette distinction est importante puisqu'elle renvoie à des symptômes spécifiques dans le cas asiatique et, en particulier, la formation de bulles spéculatives sur les marchés d'actifs patrimoniaux (action et immobilier).

Une crise de fondamentaux ou panique financière ?

Les éclairages théoriques sur la crise présentent une certaine diversité. Une ligne de séparation peut cependant être établie entre les tenants d’une explication " fondamentaliste " (Krugman 1998, Corsetti, Pesenti & Roubini 1998) et ceux qui privilégient une interprétation en termes de panique financière pure (notamment Radelet & Sachs 1998a,b). Les deux types d’interprétation ne sont d’ailleurs pas incompatibles car, de toute évidence, ces deux familles de mécanismes de sont mêlées pour aboutir à la crise. La question est plutôt de déterminer quel type de phénomène a été prédominant. Cette hierarchisation est importante dans la mesure où, dans un ou l’autre de ces cas de figure, les solutions politiques ne sont pas les mêmes. En cas de panique, l'apport rapide de liquidités est susceptible d'interrompre la diffusion des désordres ; en revanche, si les problèmes sont d'ordre structurel, le même type de mesure ne peut produire des effets que dans le court terme et, éventuellement, retarder la mise en œuvre de réformes et présenter alors un caractère contre-productif.

Selon Krugman (1998a), il s’agit d’une crise des fondamentaux qui ne peut être analysée en faisant appel aux modèles antérieurs qu’ils soient de la première génération (Krugman 1979 ; Flood and Garber 1984) ou de la deuxième (Obstfeld 1994). Contrairement aux modèles de la première génération, la crise asiatique n'aurait pas pour origine des déficits budgétaires, et ne serait pas liée à une perte de crédibilité des politiques économiques conduites par les autorités locales comme dans les modèles de la deuxième génération. L'origine de la crise serait liée à l'évolution des structures financières : " The problem began with financial intermediaries. The excessive risky lending of these institutions created inflation - not of goods but of asset prices. The overpricing of assets was sustained in part by a sort of circular process, in which the proliferation of risky lending drove up the prices of risky assets, making the financial condition of the intermediaries seem sounder than it was. And then the bubble burst". (Krugman 1998a).

Au-delà de l'analyse de Krugman, les tenants du "fondamentalisme" mettent principalement en avant les facteurs suivants : des déficits commerciaux croissants financés par l'accumulation de dettes à court terme libellées en devises étrangères et sans couverture du risque de change ; un cercle vicieux de dévaluations compétitives ; un surinvestissement dans des projets risqués et à faible profitabilité ; un surendettement et un surengagement dans la sphère financière en raison d'aléas de moralité et d'une garantie implicite et explicite des gouvernements (Corsetti, Pesenti and Roubini 1998).

Radelet & Sachs (1998ab) présentent eux une analyse laissant une place plus grande aux mécanismes de panique financière. Selon eux, la base de la crise tient à l'afflux de capitaux étrangers particulierement vulnérables à des comportements de panique. En dépit de difficultés structurelles au sein de ces économies, tant au plan micro que macroéconomique, les déséquilibres n'étaient pas de nature à induire une crise de l'ampleur de celle qui s'est développée à parti de la mi-97. La panique s'explique à la fois par la spécificité des détenteurs de créances, des erreurs de politique par les autorités locales et par la mise en œuvre de plans de sauvetage inappropriés par la communauté internationale. Ainsi, selon ces auteurs, les explications qui pointent les déséquilibres macroéconomiques, le cadre institutionnel des activités financières ou la corruption généralisée au sein des économies frappées par la crise, ne permettent pas de donner une base suffisante à l'analyse de la crise. Radelet & Sachs repoussent également l'argument de Krugman suggérant que les apporteurs de capitaux pensaient être couverts par des garanties implicites ou explicites. Ils soulignent que pour la moitié des flux de capitaux (accordés à des entreprises non financières), il est difficile de penser que les créanciers aient pu réellement fonder l'espoir de bénéficier d'une garantie des autorités locales.

La conviction principale de Radelet & Sachs est que les marchés internationaux de capitaux sont soumis au risque de crises auto-entretenues dans lesquelles les créditeurs individuels peuvent agir rationnellement tout en suscitant des retournements de flux de capitaux qui ne sont pas justifiés par les évolutions fondamentales. Ce qui fait dire à Krugman (1998b) que Sachs considère la crise asiatique "as basically a modern, high-tech, multicultural version of a good old-fashioned financial panic".

Une dérive des systèmes financiers nationaux

Qu'il s'agisse d'une crise d'ordre fondamental ou d'une explosion provoquée par la panique, les auteurs ne nient finalement pas l'existence de problèmes structurels dans l'organisation des systèmes financiers asiatiques, même s'ils n'y accordent pas la même place dans le déroulement des événements. Ces facteurs de vulnérabilité peuvent être perçus dans l'architecture des systèmes financiers nationaux et les modalités du corporate governance.

Des réformes financières mal contrôlées.

Les économies est-asiatiques ont généralement mis en œuvre des processus de libéralisation financière à partir du milieu des années 80, souvent en parallèle à une libéralisation des échanges commerciaux. Les transformations du fonctionnement des sphères financières asiatiques ont été opérées en partie sous la pression des pays développés (notamment dans le cadre des négociations du GATT) et confortée par une croissance à deux chiffres, une hausse des taux de profits et du prix des actifs. La libéralisation a souvent débuté par un abandon de la réglementation interdisant l'émission de crédits en devises aux institutions privées locales et l'organisation des dépôts en devises. Ces transformations n'ont toutefois pas seulement été entreprises sous pression étrangères. Le développement et l'internationalisation des marchés boursiers devaient permettre aux institutions locales de diversifier leurs risques, tandis que la déréglementation des activités en devises était de nature à accélérer le flux d'IDE (Contamin & Lacu 1998). Ces évolutions ont conduit à une augmentation du nombre d'établissements a abouti à une intensification de la concurrence traduite par une réduction sensible des marges d'intermédiation.

 

Source : Ramos, 1997

 

Cette volonté d'une libéralisation interne et externe a contribué à accroître la concurrence entre les firmes financières et à induire la mise en œuvre de stratégies risquées. En particulier, l'émergence de firmes financières non bancaires — soumises à des réglementations et une supervision plus lâches — a été un facteur important d'accroissement de la concurrence financière. La conduite des politiques de déréglementation a donc produit une fragilité des systèmes financiers. Cette fragilité s'est manifestée sous des combinaisons diverses selon les cas nationaux comme a tenté de le mettre en lumière Ramos (1997) dans le graphique précédent. Se sont ainsi combinées une insuffisante capitalisation des banques et des non-banques, des niveaux d'engagement trop élevés par emprunteur ou groupes d'emprunteurs ou bien encore une faible transparence des opérations financières. Quoi qu'il en soit, le processus de libéralisation financière est indubitablement à placer en amont de la crise comme l'indiquent Alba & alii (1998) dans leur schéma. En permettant l'afflux de capitaux, la libéralisation, non précédée d'aménagements de la supervision, a contribué :

A un boom des investissements propice à la formation de bulles financières et immobilières ; à accroître la concurrence entre les firmes financières sans aménagement des conditions prudentielles ou du cadre de la supervision ; à faire reposer l'octroi de prêts sur des collatéraux dont la valeur était artificiellement gonflée du fait de la formation des bulles.

Source : Alba & alii 1998

Des formes de corporate governance peu compatibles avec l'apport de capitaux externes.

Il est d'usage de différencier les modes de corporate governance relationnels et ceux qui sont basés sur le marché. Les économies est-asiatiques entrent dans la première catégorie avec comme caractéristiques majeures :

Une forte concentration du capital associée à une faible protection légale et réglementaire contre les abus des insiders. Les firmes asiatiques sont souvent détenues et dirigées par des majorités parfois à caractère familial. En moyenne, les trois plus importants actionnaires détiennent plus de 50 % des parts des dix première firmes non financières asiatiques. Cette caractéristique est favorable à la concentration des risques. Une absence de "discipline" de marché due notamment à des participations croisées entre firmes industrielles et financières. Dans ce contexte, une relation de connivence s'établit entre les demandeurs de capitaux industriels et les institutions financières en charge de l'offre de ces capitaux, facteur également favorable à une accumulation des risques.

Ce type de système de corporate governance présente des vertus qui ont en particulier été mises en évidence dans le cas nippon avec l'existence de solidarités banque-industrie et, à la clef, la possibilité de mettre en œuvre des stratégies industrielles de long terme. Il ne s'agit pas de réinstruire ici, à la lumière de la crise, la débat sur les vertus des modèles de corporate governance. On peut cependant constater, que le flux de capitaux externes qui a pénétré les économies asiatiques durant la décennie 90 s'est inséré dans des infrastructures institutionnelles peu adaptées à établir des contrats entre les sources de financements externes et les emprunteurs locaux. Comme le soulignent Raghuram & Zingales (1998), " the arm’s-length capital was lent to a relationship-based system that did not have adequate price signals to deploy the massive inflow of capital properly ". Il apparaît ainsi que le cadre institutionnel était particulièrement inadapté pour accueillir des capitaux issus du monde du corporate governance marchand. Pour cette raison, les investisseurs étrangers ont déployé leurs engagements sur le court terme principalement, dans la mesure où ils ne disposaient pas des sécurités permettant de garantir leurs apports sur un plus long terme. "Yet it seems to us that much of what happened can be explained as the consequence of two financial systems that are essentially incompatible coming into contact with each other. Not having either power that is the currency in relationship systems or contractual safeguards that are essential to an arm’s-length system, foreign investors protected themselves by keeping the exits clear. An unexpected bad shock led them to head for the exits." (Raghuram & Zingales 1998).

Quelles sont les réformes à entreprendre ?

Que la crise résulte d'une vulnérabilité de systèmes financiers nationaux ou qu'elle soit liée à une systèmes financier international propice au développement de comportement de panique, la question des réformes à entreprendre s'est imposée très tôt autour de deux séries de questions :

Comment prévenir de nouvelles crises ? Comment gérer les crises une fois qu’elles se sont déclenchées ?

La prévention des crises financières

Les turbulences asiatiques ont suscité une abondante littérature sur les moyens de prévenir à l’avenir de nouvelles crises financières. Étymologiquement, le mot " prévenir " a deux significations : avertir et faire de la prévention. Les réflexions récentes ont appliqué ces deux acceptions aux crises financières : il s’agit, d’une part, d’améliorer la qualité de l’information afin de mieux anticiper les crises, et d’autre part, de créer ex-ante des conditions de nature à éviter l’émergence de crises futures. Des propositions intéressantes et parfois novatrices, émanant d’instances officielles et d’économistes, ont été effectuées à ce sujet. On commencera par analyser les propositions du FMI, dont le rôle pendant la crise a été fortement contesté. Puis on montrera que ces propositions demeurent néanmoins insuffisantes pour prévenir efficacement l’occurrence de nouvelles crises financières.

Les propositions du FMI

Le FMI et son Directeur Général, M. Camdessus, se sont beaucoup exprimés ces derniers mois face aux critiques dont ils ont été l’objet. Trois séries de propositions ont été mises en avant dont certaines représentent une inflexion notable de la doctrine de l’organisation internationale : améliorer la qualité de l’information offerte par les pays aux instances internationales et aux marchés ; renforcer les systèmes bancaires et financiers en améliorant leur supervision ; assurer des politiques prudentes et progressives de libéralisation des mouvements de capitaux.

Améliorer la qualité de l’information

Les crises des pays émergents ont montré que la communauté financière internationale était mal informée sur la situation financière exacte de ces pays. Il est bien établi que le manque de transparence de l’information offerte aux créanciers des pays asiatiques a joué un rôle déterminant dans le déclenchement et l’amplification de la crise. Car c’est la découverte de la réalité, jusque-là sous-estimée, quant à l’état critique des banques et des finances extérieures de ces pays, qui a conduit à la perte de confiance des investisseurs et le comportement de surréaction de ces derniers.

Parmi les propositions faites pour prévenir les crises financières en améliorant la qualité de l’information, il y a cette idée de construire des indicateurs avancés de vulnérabilité des banques et des systèmes financiers. Les économistes proches du FMI ont initié des travaux dans cette voie (Goldfajn et Valdes 1997 ; Kaminski et alii 1997). L’objectif est de prévoir, afin de mieux les corriger, les configurations macroéconomiques ou financières susceptibles de provoquer une attaque spéculative de la part des investisseurs internationaux.

Parmi les indicateurs avancés de vulnérabilité, deux " fondamentaux" macroéconomiques ont une place importante : le taux de change et l’équilibre extérieur (Cartapanis et alii 1998). Les tests empiriques montrent, en effet, que les crises récentes ont été précédées par un processus de surévaluation des monnaies des dragons asiatiques, qui a dégradé leur compétitivité, d’une part, et de dégradation du solde des paiements courants, éloignant l’équilibre extérieur de son niveau soutenable à moyen terme, d’autre part. Les écarts constatés entre le niveau effectif et le niveau d’équilibre de ces deux fondamentaux donnent une mesure du degré de vulnérabilité ou d’insoutenabilité des situations macroéconomiques des pays.

Il a également été proposé d’utiliser comme indicateurs avancés de vulnérabilité des variables représentatives de la fragilité des systèmes bancaires et financiers : indicateurs de risque de défaillance ou d’illiquidité au sein des systèmes bancaires, indicateurs de distorsions des prix sur les marchés boursiers ou immobiliers, ... Des travaux récents ont en effet montré que, au cours des vingt dernières années, la plupart des crises de change et financières ont été précédées par des crises bancaires (Kaminski et Reinhart 1996). Toutefois, les indicateurs avancés de vulnérabilité soulèvent plusieurs questions. Il y a tout d’abord le problème de leur interprétation : les situations étant très différentes d’un pays à l’autre, la construction d’indicateurs globaux standards a nécessairement un caractère réducteur. De plus, ceux-ci risquent d'être mal interprétés et pourraient induire des attaques spéculatives injustifiées.

Par ailleurs, à l’occasion de la crise récente, on s’est aperçu que la question de la qualité de l’information se pose en des termes nouveaux et plus complexes. Lors des crises précédentes (crise de la dette des années 1980), les débiteurs étaient principalement des acteurs publics dont le nombre était limité, tandis que les opérations financières sont le fait cette fois d’un grand nombre d’opérateurs privés (banques, investisseurs, entreprises). Il est beaucoup plus difficile d’obtenir des informations sur les mouvements de capitaux privés que sur l’état des finances publiques (Stiglitz 1998). Le problème informationnel est beaucoup plus d’ordre microéconomique que macroéconomique. Enfin, l’opacité de l’information provient de la nature même des instruments financiers utilisés par les opérateurs, et en particulier de l’importance prise par les opérations de hors-bilan des établissements bancaires et financiers. En effet, l’état de la position extérieure des pays asiatiques était caché par les opérations menées par les établissements privés et les banques centrales sur les marchés de produits dérivés.

Renforcer la surveillance des systèmes bancaires

On sait aujourd’hui que la carence de la supervision a constitué l’une des causes principales de la vulnérabilité des systèmes bancaires et financiers asiatiques. C’est parce que les établissements n’étaient pas correctement contrôlés que ceux-ci ont pu prendre des risques importants à l’insu de leurs créanciers et actionnaires. Une condition d’efficacité de la supervision est que les autorités en question soient indépendantes du pouvoir politique et des établissements qu’elles sont chargées de superviser. Or on a pu constater dans plusieurs pays du sud-est asiatique une situation de corruption et de collusion entre superviseurs et supervisés, dénoncée notamment par Krugman dès 1994. L’absence de transparence qui en résultait a largement contribué à la perte de confiance des investisseurs à l’égard des systèmes financiers asiatiques.

Les instances internationales ont fait des propositions pour aider les pays émergents à se doter de dispositifs de supervision plus efficaces. Le Comité de Bâle de contrôle bancaire a ainsi publié en 1998 une charte intitulée " les principes fondamentaux pour un contrôle bancaire efficace". Ce document a été élaboré dans le cadre d’un groupe de travail composé de représentants du Comité de Bâle et des pays émergents. De son côté, le FMI a publié en 1998 un document intitulé " Vers un cadre de référence pour la stabilité financière"  qui définit les principes de la politique de surveillance que l’organisation internationale se propose de mettre en œuvre à l’avenir.

Le renforcement du contrôle prudentiel dans les pays émergents se heurte à d’importantes difficultés. Tout d’abord, la mise en place d’un tel dispositif est le résultat d’un processus long, comme le montre l’expérience des pays industrialisés (Stiglitz 1998). On doit donc s’attendre à ce que les systèmes bancaires et financiers des pays émergents restent encore fragiles de ce point de vue dans un avenir proche. Il s’agit, en effet, de remettre en cause des pratiques répandues dans ces pays, notamment en ce qui concerne la corruption. Il faut également savoir que, face à la complexité des instruments financiers actuels la supervision des risques implique que les établissements des pays émergents mettent en place des procédures de "contrôle interne", à l’instar des établissements des pays industrialisés. Or il n’est pas sûr que ceux-ci aient les moyens humains et financiers pour atteindre rapidement cet objectif.

Une libéralisation prudente du compte de capital

La doctrine des organisations internationales et des économistes libéraux, qui était le point de vue largement dominant jusqu’à ce qu’éclate la crise financière récente, était que la libéralisation des mouvements de capitaux avait des effets très largement bénéfiques par une allocation optimale du capital dans l’économie mondiale. Le fait que les capitaux se dirigent massivement vers les pays émergents, où les taux de croissance économique et de rentabilité financière étaient les plus élevés, était la preuve que la libéralisation financière était éminemment favorable à tous les pays.

L’optimisme naïf du dogme libéral a été sérieusement mis à mal par la crise financière récente, étant donné la gravité de ses effets néfastes sur les pays émergents et sur l’ensemble de l’économie mondiale. Des économistes, par ailleurs favorables au libre-échange, ont ainsi montré la libéralisation des mouvements de capitaux est beaucoup plus dangereuse que celle des échanges commerciaux et devait, de ce fait, être entourée de précautions particulières (Bhagwati 1998). En d’autres termes, les bienfaits de la convertibilité des monnaies au titre du compte des transactions courantes ne sont pas transposables au cas de la convertibilité des opérations du compte de capital. Des travaux récents ont montré que la plupart des crises bancaires et financières enregistrées dans le monde, dans les pays industrialisés comme dans les pays émergents, depuis une vingtaine d’années, ont été précédées par des politiques de libéralisation financière dans les pays concernés (Miotti 1998). La conclusion qui se dégage de ce constat est que la libéralisation financière a été le plus souvent trop rapide et mal maîtrisée, et a été la cause principale des crises financières récurrentes dans l’économie mondiale depuis les débuts de la globalisation financière.

Du point de vue des politiques économiques, l’une des leçons majeures enseignées par les crises financières est que la libéralisation du compte de capital doit suivre, et non pas précéder, le renforcement du système bancaire et financier (Wyplosz 1998). Celle-ci doit être considérée comme une étape ultime, intervenant lorsque le pays considéré a des structures économiques et financières solides, avec des autorités de supervision adaptées.

Dans ce contexte, le très libéral FMI a dû infléchir sa doctrine et admettre que la libéralisation du compte de capital devait être prudente et progressive. Son directeur général a même énoncé les conditions aux termes desquelles la libéralisation pouvait être décidée : une situation macroéconomique saine, l’accomplissement de réformes destinées à consolider les systèmes bancaires et financiers (Camdessus 1998).

Des propositions plus radicales pour maîtriser les mouvements internationaux de capitaux

De nombreuses analyses considèrent que la prévention des crises nécessite d’aller plus loin qu’une "libéralisation prudente du compte de capital" : même si cela implique de procéder à une re-réglementation, il peut être souhaitable de contrôler et de taxer les flux financiers internationaux.

Le contrôle et la taxation des mouvements de capitaux

L’idée que l’importation de capitaux étrangers est utile au développement des pays émergents n’est pas contestée. Ces dernières années, les capitaux privés ont représenté la source essentielle du financement des pays en développement. Multipliés par sept depuis 1990, ils ont dépassé 250 milliards de dollars (1400 milliards de francs) en 1997. Ils représentent 85 % des ressources à long terme de ces pays. Toutefois, ces mouvements de capitaux posent deux problèmes majeurs : d’une part, les flux internationaux se concentrent sur une dizaine de pays émergents ; la majorité des pays les plus pauvres restent totalement dépendants des apports publics. D’autre part, ces capitaux privés se caractérisent par une grande instabilité qui pèse sur la croissance des pays emprunteurs, comme vient de le montrer la crise asiatique. Un objectif pour ces pays, et pour la communauté financière internationale, est donc de réduire cette volatilité intrinsèque des capitaux privés.

La solution réside dans une meilleure maîtrise des mouvements de capitaux. L'objectif est d’agir préventivement sur les entrées de capitaux, d’une manière sélective : les différentes formes d’entrées de capitaux ne sont pas à mettre sur le même plan. À ce sujet, la plupart des analyses convergent pour indiquer qu’une solution est de soutenir les capitaux à long terme stables, essentiellement les investissements directs, et de limiter les financements à court terme ou à caractère volatile. Les données montrent clairement que, lors de la crise asiatique, l’instabilité des capitaux est venue principalement des capitaux privés du secteur bancaire, d’une part, et des investissements de portefeuille, d’autre part.

Dans un passé récent, plusieurs pays, notamment le Chili et la Colombie, ont pris des mesures pour décourager les entrées de capitaux à court terme de nature spéculative. Les autorités chiliennes ont ainsi imposé des réserves obligatoires de 30 % sur tous les dépôts en dollars dans le système bancaire, ce qui avait pour effet de réduire la rentabilité des placements à court terme dans cette économie largement " dollarisée ". Plusieurs études économétriques ont montré, dans le cas chilien, que ces mesures désincitatives ont contribué à réduire l’importance des entrées de capitaux à court terme (Agosin 1996 ; Budnevich et Le Fort, 1997). De nombreux observateurs considèrent que cette régulation des capitaux spéculatifs (associée à une politique macroéconomique rigoureuse) explique pourquoi le Chili et la Colombie ont été parmi le petit nombre de pays latino-américains à ne pas être touchés par la crise tequila " de 1994-95, et par la crise asiatique de 1997-98.

Ces politiques de contrôle des capitaux conduites avec une certaine réussite pourraient faire école. Elles ont le mérite d’être simples et d’être compatibles avec le libre jeu des mécanismes de marché. D’ailleurs, les trois principales autorités financières internationales (FMI, Banque Mondiale et BRI) ont reconnu l’intérêt de ces politiques. Outre le fait qu’elles contribuent à réduire l’instabilité des mouvements de capitaux, ce type de mesures présente deux avantages dont la Colombie et le Chili ont su profiter. Cela permet à la politique monétaire de retrouver une autonomie par rapport à la contrainte extérieure : les réserves obligatoires sur les placements à court terme imposées à des non résidents se traduisent par une déconnexion entre les taux d’intérêt domestiques et les taux pratiqués pour les opérations internationales ; grâce à cette déconnexion, les autorités monétaires chiliennes ont pu utiliser l’arme de la politique monétaire pour maintenir des taux élevés afin de maîtriser un risque de surchauffe inflationniste, au début des années 1990, au moment où les taux internationaux étaient orientés à la baisse. En second lieu, la réduction des entrées de capitaux a eu pour effet d’éviter une surévaluation des monnaies, dangereuse pour l’économie et qui est à l’origine de la plupart des crises de change, comme on l’a vu précédemment.

La nécessité d’une supervision internationale des mouvements de capitaux

Les politiques nationales de contrôle des capitaux sont insuffisantes face à la puissance de feu des opérateurs internationaux. Il suffit de citer les chiffres suivants pour constater la disproportion des forces en présence : d’après le dernier rapport annuel de la BRI, les réserves officielles de change détenues par les banques centrales des pays industrialisés représentent seulement 3 % (cette proportion est de 1.3 % pour les réserves des pays asiatiques) du portefeuille global détenu par les investisseurs internationaux, évalué à 21 000 milliards de dollars. On estime que 10 % de ce portefeuille est internationalement diversifié.

Par ailleurs, le problème posé par les mesures purement nationales de régulation des capitaux est que cette approche revient à faire peser le fardeau du contrôle uniquement sur les pays emprunteurs, et donc principalement sur les pays émergents ou en développement. Or les créanciers sont autant, si ce n’est plus, responsables des mouvements spéculatifs et de la volatilité des flux financiers internationaux. Imposer des mesures internationales tend à réduire cette asymétrie. Les propositions ne manquent pas à ce sujet. S’agissant des capitaux bancaires à court terme, le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire a fait des propositions tendant à renforcer les règles de provisionnement des banques pour couvrir les pertes potentielles sur les prêts dans les pays à risque. Il est nécessaire de réformer le fameux ratio Cooke, qui oblige les banques à couvrir leurs risques par un montant minimum de fonds propres. En effet, il est avéré que ce ratio de solvabilité, dans sa forme actuelle, a des effets pervers dans la mesure où il tend à encourager les banques à faire des prêts à court terme : le taux de couverture en fonds propres est de 20 % seulement pour les prêts dont la durée à courir est inférieure à un an, tandis que ce taux est de 100 % pour les prêts dont la durée est supérieure à un an !

Mais c’est surtout pour les investissements de portefeuille émanant d’opérateurs non bancaires, dont la volatilité est considérable, que le cadre réglementaire existant est totalement insuffisant à l’échelle internationale (Griffith-Jones 1998). Les investisseurs internationaux, et notamment les fameux " hedge funds"  spéculatifs, ne font l’objet d’aucune véritable réglementation prudentielle. Il y a là un important " gap " réglementaire qu’il est urgent de combler. Il apparaît nécessaire d’imposer aux investisseurs des ratios de solvabilité comparables à ceux appliqués aux banques internationales. Ces ratios devraient être calculés en fonction des risques des pays emprunteurs. Serait prise en compte la situation macroéconomique du pays emprunteur, c’est-à-dire l’état de son solde extérieur, de ses réserves de change, de ses finances publiques… Il en résulterait que les investissements les plus risqués seraient découragés, car leur rentabilité serait moindre dans la mesure où la couverture en provisions et en fonds propres exigés serait plus élevée dans les pays à risques. Ces ratios pourraient être calculés par les instances internationales (BRI, FMI) et par les agences de notation.

D’autres propositions plus radicales ont été faites pour prévenir les crises financières. Il faut citer la proposition de Soros (1997), l’un des principaux spéculateurs internationaux (!), qui est de créer une Compagnie internationale d’assurance de crédit (International Credit Insurance Company – ICIC) dont la fonction serait de garantir les prêts internationaux. L’ICIC fixerait des plafonds d’emprunts pour chaque pays en fonction de ses risques qui seraient garantis contre paiement d’une prime d’assurance modérée. Seraient ainsi identifiés les seuils au-delà desquels les prêts internationaux seraient considérés comme risqués. Cette approche aurait le mérite, selon son auteur, d’assurer aux pays emprunteurs des flux réguliers de capitaux à des conditions raisonnables tout en décourageant les opérations risquées et spéculatives. L’inconvénient majeur de cette proposition est de faire porter le coût de cette procédure sur les seuls emprunteurs qui paieraient la couverture des risques.

La proposition la plus radicale pour réduire la spéculation internationale, en s’attaquant directement aux spéculateurs eux-mêmes, est la fameuse taxe de Tobin proposée en 1978. Il s’agit d’une taxe appliquée à toutes les transactions sur le marché des changes au comptant, dont le taux moyen serait faible et inversement proportionnel à la durée des transactions, de façon à dissuader les opérations à court terme dont l’objet unique est de réaliser des gains de change de nature spéculative. Cette mesure permettrait d’atteindre plusieurs objectifs. En premier lieu elle permettrait, selon l’expression de Tobin, de " mettre du sable dans les rouages trop bien huilés " de la finance internationale en freinant les opérations d’arbitrage et de spéculation. En second lieu, cette mesure redonnerait plus d’autonomie aux autorités monétaires qui pourraient se concentrer sur leurs objectifs domestiques de politique économique. Par ailleurs, la taxe de Tobin permettrait aux taux de change de mieux refléter la valeur de leurs déterminants fondamentaux de long terme, car les écarts entre les taux du marché les fondamentaux — les " bulles spéculatives " — seraient réduits. Enfin, le produit de la taxe de Tobin permettrait d’alimenter un fonds international destiné à financer une aide aux pays émergents et en développement affectés par les dysfonctionnements du système financier international. La proposition de Tobin bénéficie d’une grande popularité et a suscité un vaste débat. Les économistes sont très divisés, comme on peut le constater à l’occasion du " Policy forum " organisé par l’Economic Journal anglais en 1995, ou dans l’ouvrage collectif édité par Haq, Kaul et Grunberg en 1996. Certains économistes ont conclu qu’il s’agit d’une mesure efficace : c’est le cas de Dornbusch, Eichengreen, Kenen et Wyplosz. Pour d’autres, cette mesure est inapplicable, car il n’est pas possible de remettre en cause la libéralisation financière ; de plus les opérateurs financiers, dont l’ingéniosité n’a pas de limites, trouveront toujours le moyen de contourner cette barrière fiscale qui se révèlera inefficace et source de distorsions dangereuses (Garber, Taylor, Dooley).

La gestion des crises financières

Même si elles sont mises en œuvre, les mesures de prévention qui viennent d’être envisagées ne permettront pas d’éliminer le risque de crises financières, inhérent au fonctionnement de la finance internationale globalisée. Il est donc essentiel de prévoir des dispositifs destinés à gérer les crises dès qu’elles éclatent. Sur ce sujet également, les difficultés rencontrées à l’occasion de la crise asiatique ont conduit à un vaste débat et à des propositions intéressantes autour de la question du prêteur en dernier ressort international et des plans de sauvetage (bail-out).

Le rôle du prêteur en dernier ressort international (PDRI)

L'objectif est de fournir en urgence de la liquidité à des institutions bancaires et financières en difficultés. La justification de cette intervention est de lutter contre le risque systémique et donc de préserver la stabilité financière en cas de crise : il s’agit d’éviter que la défaillance d'établissements se généralise à l’ensemble du système bancaire et financier d’un ou plusieurs pays. Le débat a porté sur la question de savoir si le FMI était en mesure de jouer efficacement ce rôle de PDRI. Le FMI considère que cette mission lui revient car il a déjà été conduit à jouer ce rôle lors de la crise "tequila" de 1994 en injectant près de 50 milliards de dollars de liquidité dans le système financier mexicain en état de cessation de paiement, et lors de la récente crise asiatique en prêtant des liquidités pour des montants encore plus importants. Toutefois il apparaît que, pour certains responsables politiques ainsi que pour la majorité des économistes (notamment : Meltzer 1998 ; Radelet-Sachs 1998 ; Vasquez 1998), les statuts du FMI ne lui permettent pas d’assurer la fonction de PDRI. La preuve en est que le FMI n’a pas été en mesure d’éviter la contagion systémique à l’occasion de la crise de 1997-98.

Les arguments avancés sont que le FMI traite avec les gouvernements, tandis que le PDRI a pour fonction d’intervenir auprès des acteurs privés sur les marchés. L’expérience historique montre que le prêteur en dernier ressort est une prérogative discrétionnaire des banques centrales, fondée sur le principe de " l’ambiguïté constructive " destiné à réduire le risque d’aléa moral. Au contraire, le FMI agit à la demande des gouvernements après de longues négociations dans le cadre de contrats qui définissent les obligations de chaque partie. L’action du PDR vise la liquidité par des transactions de courte durée. Le PDR peut prendre des formes très variées et aller jusqu’à faire agir des banques teneurs de marché, sans intervenir lui-même directement. L’action du FMI s’inscrit dans la durée et cherche à modifier les équilibres macroéconomiques ou les structures économiques (Aglietta 1998). À l'échelle internationale, en l’absence d’une banque centrale supranationale, la fonction de PDRI ne peut résulter que de la coopération entre les banques centrales nationales les plus concernées par l’apparition du risque systémique dans telle ou telle région du monde. La BRI, qui est le lieu privilégié de rencontre des autorités monétaires des principaux pays industrialisés, pourrait être le lieu de cette coordination.

Les plans de sauvetage (bail-out)

Ces plans, mis en œuvre sous l’égide du FMI pour aider les Etats en difficulté, ont fait l’objet de nombreuses critiques et ont également donné lieu à des propositions pour en réformer la philosophie. C’est tout d’abord l’idée selon laquelle l’intervention du FMI introduit un aléa de moralité, au sens où les Etats et les acteurs du marché — prêteurs et emprunteurs — ne sont pas incités à gérer rigoureusement leurs risques car ils savent qu’in fine le FMI interviendra pour socialiser ces risques et les faire porter par la communauté financière internationale. Toutefois, l’argument de l’aléa de moralité concernant les emprunteurs a été contesté au motif que le coût élevé des crises financières et de change est assez dissuasif pour amener ces acteurs à s’auto-discipliner (Strauss-Kahn 1998). Ainsi, l’aléa de moralité concernerait plus le comportement des créanciers qui, grâce aux plans de sauvetage, ne supporteraient pas les risques liés à leurs décisions en tant qu’investisseurs. À ce sujet, une critique de fond souvent adressée au FMI est que sa politique revient à faire porter principalement sur les pays surendettés le poids de l’apurement des crises, alors qu’il est admis que les créanciers, par leur myopie et leur " aveuglement au désastre ", ont une grande part de responsabilité dans l’émergence des crises financières. Il y a désormais un consensus dans la communauté internationale pour considérer qu’il est nécessaire d’impliquer directement les créanciers privés dans la résolution des crises financières (Fischer 1998). Il a ainsi été proposé de mettre en place des procédures de faillite et de moratoire internationaux (Wyplosz 1998) qui permettraient de répartir plus équitablement le fardeau des crises financières entre créanciers et débiteurs.

L’expérience accumulée pendant les crises des pays émergents a amené de nombreux économistes à faire un autre reproche de taille au FMI : c’est d’imposer systématiquement aux pays en crise des politiques macroéconomiques restrictives avec des hausses d’impôts, des réductions de dépenses publiques et un resserrement des politiques monétaires. Ces politiques imposées par le FMI, dans le cadre d’accords de conditionnalité nécessaires aux pays en cessation de paiement pour continuer à recevoir des financements, aggravent les conséquences sociales douloureuses des crises financières. Ainsi, les économies asiatiques ont connu une véritable explosion du chômage à la suite d’une chute brutale de leur activité estimée pour 1998 à -18 % en Indonésie, -8 % en Thaïlande, - 6 % en Malaisie. L’analyse économique montre qu’il est préférable, contrairement à la doctrine officielle, de permettre aux pays en difficulté de se consacrer à leurs objectifs domestiques et de ne pas sacrifier la croissance à la contrainte extérieure. Car la perte de croissance rend la résolution de la crise et des problèmes structurels encore plus difficiles (Wyplosz 1998 ; Feldstein 1998). Ce constat est particulièrement fondé dans le cas des pays asiatiques dont les fondamentaux macroéconomiques étaient généralement bons, avec des taux d’épargne élevés, des finances publiques saines et une dette souveraine extérieure faible (Ito-Portes 1998).

* * *

Comme on l’a montré dans la première partie de cette chronique, la crise de 1997-98 a eu des causes principalement financières (bulle spéculative, vulnérabilité des systèmes bancaires et financiers) et appelait donc surtout des remèdes financiers (intervention du PDRI à court terme, consolidation des structures financières). Si cette crise ne doit pas conduire à "brûler" les modèles de développement industriel asiatiques qui avaient concentré toutes les attentions depuis dix ans, elle doit, pour le moins, aboutir à des interrogations sur la compatibilité de ces modèles avec les principes d'une finance libéralisée. Toute la zone asiatique, Japon compris, est aujourd'hui fragilisée par une libéralisation conduite sans ordre cohérent et sans aménagement des principes de supervision ou de capitalisation. Mais la clairvoyance des autorités locales n'est pas seule en cause. La responsabilité du développement d'un système financier international sujet à des crises auto-entretenues est par définition collective.

 

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Texte paru sur la liste "Attac-talk" - Mars 1999