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Agriculture, développement et libéralisme économique.

Jean-Pierre Llabrés
Economiste, consultant international

Publié sur la liste de discussion francophone (avril 2000)

Les producteurs du Sud victimes du libéralisme.

En privilégiant les intermédiaires, la privatisation des économies du tiers-monde pénalise les producteurs, incapables de maîtriser la commercialisation de leurs récoltes.

Depuis quelques années, les carences et la gabegie des organismes publics intervenant dans les économies agricoles des pays en voie de développement ont entraîné une libéralisation et une privatisation de ces économies, mouvement rendu possible par le triomphe légitime des tenants du capitalisme libéral sur ceux de l'économie planifiée. Ce mouvement privilégie les opérateurs privés tels les commerçants, les transporteurs, les transformateurs, etc. en partant du principe que l'amélioration des filières doit avoir des effets induits positifs en amont, c'est-à-dire que le producteur agricole devrait en voir son revenu amélioré. Ce raisonnement est théoriquement exact, mais il est myope.

En effet, il présuppose que, la libre concurrence jouant pleinement entre tous les opérateurs, les retombées de la libéralisation se répartiront équitablement entre eux à proportion de leur efficacité. Cela postule un rapport de forces équilibré entre les diverses catégories d’opérateurs privés. Ce postulat est erroné et a des conséquences graves en matière de produits vivriers.

C'est une évidence trop souvent oubliée que le producteur est le premier opérateur privé, puisque les produits locaux commercialisés sont produits par lui à 100 %. Mais cette situation de départ ne lui apporte aucun avantage ; au contraire, en cas de flambée des prix, ce n'est pas lui qui empoche les superprofits réalisables en année de pénurie.

La raison en est extrêmement simple. Les produits vivriers, à cycle annuel et conservables, sont récoltés durant une courte période (deux à trois mois) et les producteurs, légitimement désireux de percevoir le revenu de leur travail, en commercialisent une très grande partie immédiatement après la récolte.

Des excédents inévitables

Or la demande des consommateurs ne peut excéder, mensuellement, 8,33 %[1] de son volume annuel. Dans ces conditions, si l'on suppose un pays autosuffisant dans lequel l'offre est égale a la demande (100), les ventes des producteurs, égales à 75 % de ce total, durant trois mois, sont le triple de la demande de cette période. C'est ce qui explique la chute des cours observable partout durant la période de récolte.

Cet énorme excédent est acheté à bas prix par les intermédiaires, qui le stockent en vue d'une mise en marché ultérieure en réalisant des profits, liés à leur effort de conservation, qui échappent aux producteurs et les privent d'un stimulant puissant à la productivité. Il ne s'agit pas ici de crier « haro ! » sur les intermédiaires qui ne sont pas responsables de la structure naturelle de la commercialisation. Cela n'empêche nullement de vouloir modifier la condition paysanne, car elle lui est défavorable en année excédentaire comme en année déficitaire.

Dans le cas où l'offre globale annuelle des producteurs serait de 125 pour une consommation de 100, si on retient l'hypothèse de ventes de 75 % durant trois mois aux environs de la période de récolte, l'offre est égale à 3,75 fois la demande de la même époque. On peut en imaginer les effets sur les prix au producteur !

Mais, ô paradoxe !, dans des pays le plus souvent déficitaires, on peut observer le même phénomène lorsque l'offre globale des producteurs n'atteint, par exemple, que 75 % de la demande. Dans ce cas, malgré le déficit global de 25 %, l’offre est 2,25 fois supérieure à la demande durant la période de récolte. Là encore, les cours au producteur ne peuvent que baisser.

Par parenthèse, pour qu'il n'y ait pas d'excédent apparent sur la période de récolte, il faut que l'offre globale des producteurs ne soit pas supérieure à 33 % de la demande globale annuelle!

On observe, bien sûr, que les prix de récolte d'une année déficitaire sont supérieurs à ceux d'une année excédentaire. Mais, il ne faut pas perdre de vue le fait que les rendements leur sont inversement proportionnels et que, au total, le revenu paysan se trouve identique d'une année à l'autre.

Maîtrise du calendrier

Il convient d'ajouter qu'en année déficitaire les cours, hors de la période de récolte, s'envolent vers des sommets considérables (surtout s'il y a des carences en matière d'importation), qui engendrent des superprofits dépassant largement la rémunération de la seule conservation. Est-il utile de préciser que ces superprofits restent chez les intermédiaires et non chez les producteurs ? Dans ces conditions, comment espérer que les producteurs puissent investir pour améliorer leur productivité ? C'est ce phénomène qui explique la permanence des récoltes déficitaires, et non pas les conditions climatiques qui, sauf catastrophe, ne sont qu'un facteur aggravant ou atténuant.

Certes, la régulation du marché a été tentée par l'intervention d'organismes publics de commercialisation (offices, marketing boards, etc.) qui, achetant à la récolte, devaient soutenir les cours au producteur et vendant avant la récolte suivante devaient protéger également le consommateur. Mais ces organismes n'ont pu se rentabiliser car, au lieu de pratiquer une véritable régulation des marchés, sur la base d'une rotation annuelle des stocks, ils se sont inconsciemment[2] consacrés à la gestion des stocks de sécurité, qui se renouvellent tous les deux ou trois ans, et ne peuvent être que financièrement déficitaires car les profits[3] réalisés annuellement sur la moitié ou le tiers du stock ne peuvent couvrir les charges relatives à son ensemble.

Mais, quand bien même la régulation aurait été bien conduite par ces organismes, ce qui est tout à fait possible et démontré, les producteurs n'auraient bénéficié que de l'amélioration globale des conditions de marché, mais n'auraient rien perçu des profits réalisés par ces organismes. En effet, le bénéfice ne se réalise qu'au moment de la vente et ne profite qu'au dernier détenteur du produit : l’organisme de régulation et non pas le producteur qui pourrait réaliser la même tâche à travers ses coopératives (à créer), si les moyens lui en étaient donnés véritablement.

Il apparaît donc que l’on ne peut attendre de progrès décisif de la libéralisation-privatisation des économies agricoles tant que ne sera pas fondamentalement transformée la condition naturelle du producteur agricole en matière de commercialisation, à savoir, tant qu’il il ne restera pas propriétaire des produits stockés aussi longtemps que possible avant la récolte suivante.

Si le mouvement de libéralisafion-privatisation en cours n'apporte pas au producteur la maîtrise du calendrier de la mise en marché, sa situation ne s’améliorera pas, et celui qui est le premier opérateur privé restera un « laissé pour compte ». Dans cette triste perspective, il est inutile d'espérer un accroissement des productions qui assurerait l’approvisionnement des populations.

Les produits vivriers doivent devenir des produits de rente !

Du bon usage de l’annulation de la dette, de la Taxe Tobin et de l’Aide Publique au Développement (APD)

La valorisation des produits vivriers est un exemple caractéristique du mauvais usage d’importantes ressources financières, dons et emprunts, qui a été fait dans le passé et se poursuit actuellement. Ce gaspillage, dont la responsabilité incombe aux bailleurs et aux bénéficiaires, implique une question essentielle : Annuler la dette, pour quoi faire ?

Si c’est pour persister dans la voie actuelle, les dons provenant de l’Aide Publique au Développement (APD) et les nouveaux emprunts continueront de se perdre dans la stérilité des projets actuels de développement. Dans ce cas, faute de retour sur investissement, les fonds de l’APD, avec ou sans un apport de la Taxe Tobin, demeureront infructueux pour les bénéficiaires et les emprunts s’accumuleront à nouveau jusqu’à ce que se repose le problème de l’annulation de la nouvelle dette…

Alain Saumon, au paragraphe « Limites et contraintes de l’endettement extérieur » de  la Terminologie attachée à son texte « La dette des Tiers Mondes »[1], affirme que « les cultures vivrières sont souvent abandonnées au profit des cultures d’exportation (café, cacao, …) ».

Cette affirmation est erronée. Il est démontré, depuis longtemps, que les agriculteurs s’adonnant aux cultures d’exportation, cultures de rente, sont technologiquement les plus performants pour produire des cultures vivrières. Et ils en produisent. Cependant, leur production demeure limitée et, en règle générale, n’exploite pas tout le potentiel de productivité dont leur pays dispose bien qu’il serait éminemment souhaitable que la production vivrière soit au niveau maximum afin de contribuer au mieux à la sécurité alimentaire.

Si la production vivrière des agriculteurs demeure limitée, ce n’est pas parce que les cultures de rente interdisent sa croissance. Les agriculteurs n’ont pour objectif que la production de cultures vivrières en quantité suffisante pour assurer leur autoconsommation. Les excédents commercialisables ne sont que le fruit de circonstances climatiques favorables. C’est pourquoi la disponibilité en cultures vivrières est si fragile dans les pays émergents : dès que les circonstances climatiques sont un tant soit peu défavorables, les excédents commercialisables s’amenuisent ou disparaissent.

En réalité, les agriculteurs ne trouvent aucune incitation à la production d’excédents commercialisables. En effet, comparativement aux cultures d’exportation, la commercialisation des produits vivriers n’apporte pas un revenu satisfaisant aux agriculteurs. Mais, on ne peut pas dire que les cultures vivrières sont mal rémunérées parce que les cultures d’exportation sont mieux rémunérées : il n’existe pas de relation de cause à effet.

Les cultures vivrières se rentabilisent mal parce que leur commercialisation est défavorable au producteur, indépendamment de celle plus favorable des cultures d’exportation. Elle lui est défavorable parce qu’il ne maîtrise pas le calendrier de la mise en marché des excédents commercialisables ; quand ils existent. En résumé, la production apparaît durant la très courte période de récolte ; les agriculteurs ont des besoins financiers impérieux ; ils vendent massivement dès la récolte ; les prix baissent énormément (même en année déficitaire) ; les commerçants achètent cette offre massive ; ils la stockent et la vendent progressivement, à des prix croissants, tout au long de l’année ; jusqu’à la récolte suivante où le cycle recommence[2].

Durant des dizaines d’années, il a été tenté de corriger ce mécanisme défavorable au producteur de vivriers et identifié depuis très longtemps. Cette volonté de correction a donné lieu à la création des offices céréaliers dans les pays émergents. La stratégie de ces offices était basée sur le principe de la régulation de marché consistant à offrir un « prix juste » au producteur et un « prix acceptable » au consommateur : le « commerce équitable » était né, même si cette appellation n’est que d’invention récente.

Tous les offices céréaliers ont été des échecs retentissants ! Sur le plan fonctionnel comme sur le plan financier. Personne n’est en mesure d’indiquer quelles sommes ont été ainsi gaspillées de par le monde mais il est certain que le chiffre doit être énorme.

L’objet du présent texte n’est pas de développer les raisons de cet échec mais il convient de mentionner qu’il fut provoqué par des stratégies commerciales erronées et non par la nocivité intrinsèque du concept de régulation de marché. Sans entrer dans le détail, disons simplement que le défaut majeur des stratégies commerciales en cause résidait dans la pratique de prix de vente inférieurs aux prix de revient et dans une rotation absurde des stocks détenus par ces offices.

Des analystes libéraux à œillères conclurent de cet échec que le concept de régulation de marché était intrinsèquement nocif. Tous les offices céréaliers voués à la régulation de marché furent donc liquidés. De leurs cendres naquirent les stocks de sécurité censés assurer la sécurité alimentaire. Leur naissance fut assistée financièrement comme le fut celle de feu les offices.

Las, les stocks de sécurité n’apportent aucune sécurité alimentaire et, de plus, ils ne sont pas rentables. Ici encore, il serait trop long d’entrer dans le détail qui n’est pas l’objet principal du présent texte.

Cependant, il est nécessaire de dire que les stocks de sécurité, vendus à prix de marché à la demande solvable, ne font que se substituer à l’économie marchande. Quant à la demande insolvable, elle doit, par définition, faire l’objet d’un geste gratuit sous forme d’argent lui permettant de s’approvisionner sur le marché ou sous forme de produits alimentaires que le donateur peut acquérir sur le marché sans qu’il soit besoin d’entretenir un stock de sécurité.

Même dans les pays enclavés, on constate qu’il existe des flux permanents d’exportation et d’importation, de produits alimentaires notamment. Ces flux existent à proportion de la demande solvable. En conséquence, la solvabilité d’un donateur garantit la permanence des flux nécessaires à l’approvisionnement de la population insolvable. Indépendamment de l’inexistence d’un stock de sécurité ; a fortiori, de son existence.

Par ailleurs, les stocks de sécurité sont coûteux car ils nécessitent des frais de fonctionnement liés à leur maintenance. Ils le sont encore plus lorsqu’ils doivent être distribués gratuitement à des populations insolvables. Donc, partant du principe que l’approvisionnement alimentaire de ces populations constitue un coût, il vaudrait mieux réduire celui-ci des frais de maintenance du stock de sécurité et s’en tenir à la constitution d’une réserve financière permettant d’acquérir les produits sur le marché.

De ce qui précède, il résulte que les offices céréaliers d’hier et les stocks de sécurité d’aujourd’hui ont englouti, et continuent d’engloutir, en pure perte, une part importante[3] des ressources financières provenant de l’APD, financée par les pays riches, ainsi que des emprunts contractés par les pays émergents. Il est extrêmement probable qu’il en a été et qu’il en est de même dans bien d’autres secteurs du développement. En d’autres termes, on a créé de la pauvreté à partir de la richesse potentielle que constitue, annuellement, une récolte de produits vivriers.

L’annulation de la Dette Publique des pays émergents allégerait leurs finances de 2.000 milliards d’Euros[4] environ ce qui leur permettrait d’accroître leur capacité d’autofinancement de leur développement et, si insuffisant, de redéployer leur capacité d’emprunt en faveur du développement. Actuellement, l’APD se situe aux environs de 40 milliards d’Euros, annuellement ; sur 7 ans, de 1987 à 1993, elle fut de 38 milliards d’Euros par an.

Par ailleurs, la Taxe Tobin pourrait dégager quelques 166 milliards d’Euros de ressources financières supplémentaires en faveur, éventuellement, du financement du développement des pays émergents.

Pourquoi pas ? Mais, avant d’investir de nouvelles ressources financières dans le développement des pays émergents, n’y aurait-il pas lieu de réexaminer la pertinence et la viabilité des programmes de développement en cours et en projet ?

À défaut de procéder à cet examen minutieux, les nouveaux investissements risquent de s’avérer des gaspillages aussi énormes que ceux qui ont eu lieu dans le passé et se poursuivent aujourd’hui. Pour s’en tenir aux seules « cultures vivrières », si l’on ne parvient à mettre en œuvre des politiques rentables de commercialisation en faveur du producteur, celles-ci ne parviendront pas au statut de « cultures de rente » au même titre que les « cultures d’exportation ».

Dans ce cas, il n’y aura pas lieu d’espérer une éradication de l’insécurité alimentaire, de la sous-nutrition, voire de la famine. Et, dans certains pays, il faudra désespérer aussi de l’éradication de certaines « cultures meurtrières », telles que chanvre indien, coca, pavot, etc., cultures d’exportation par excellence…



[1]100 % consommés en 12 mois = 8,33 %

[2]Tellement inconsciemment que les bailleurs de fonds, Banque Mondiale en tête, interprètent leurs désastreux résultats comme une condamnation de la régulation de marché et prônent la mise en place de stocks de sécurité, dont la justification mériterait quelque développement, et sont la cause même de ces désastres.

[3]Quand les prix de vente sont supérieurs au prix d’achat (sans parler de prix de revient).



[1] Sur le site Internet du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers‑Monde, CADTM.

[2] Pour en savoir plus : Cf. « Les producteurs du Sud victimes du Libéralisme », Jean‑Pierre Llabrés ; Le Monde (29 septembre 1992).

[3] Même si le chiffre n’est pas connu. Il y faudrait une enquête pour le déterminer.

[4] Sur la base d’une parité 1 € = 1 $.