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Les retraites face à la capitalisation ouverte ou rampante

Jean-Marie Harribey

Professeur de sciences économiques et sociales à l’Université Montesquieu-Bordeaux IV.
Economie et politique, n° 550-551, mai-juin 2000, p. 43-48.

 

Depuis dix ans, un débat sur l’avenir des retraites agite la société française. La publication d’un Livre blanc sur les retraites[1], rapport remis au premier Ministre Michel Rocard en 1991, en avait donné le coup d’envoi, suivi, entre autres, du rapport du Commissariat au Plan présenté par Raoul Briet en 1995[2]. Entre temps, le gouvernement d’Edouard Balladur avait en 1993 porté la durée de cotisations des salariés du privé de 37,5 ans à 40 ans, et la loi Thomas, votée en 1997 mais jamais appliquée, prévoyait la création de plans d’épargne-retraite facultatifs. Ensuite, le débat sur les retraites s’est emballé au point de verser dans l’irrationalité la plus totale. Au cours de l’été 1998, le Conseil d’Analyse Economique avait publié un rapport dans lequel on trouvait une justification savante du recours à un système de financement des retraites par capitalisation. Ce système, expliquait Olivier Davanne[3], a un rendement supérieur à celui d’un système par répartition qui ne peut, en tendance, faire mieux que la croissance économique. Au printemps 1999, le rapport du Commissaire au Plan Jean-Michel Charpin[4] prenait le relais en indiquant qu’il était nécessaire d’allonger jusqu’à 42,5 ans la durée de cotisations tout en acceptant que le taux de chômage reste à un niveau élevé de 6 à 9% selon les scénarios envisagés. Ce rapport apparaissant comme provocateur, sauf aux yeux d’un patronat ravi, des contre-feux étaient allumés quelques mois plus tard par René Teulade qui, au nom du Conseil Economique et Social[5], faisait le pari de faire confiance à la croissance économique pour résoudre le problème du financement des retraites, et par Dominique Taddei[6] qui préconisait une cessation progressive volontaire de l’activité et un allongement de la vie professionnelle au fur et à mesure que le plein emploi reviendrait. Le Premier Ministre, Lionel Jospin, ne pouvait plus retarder davantage le moment de se saisir de ce dossier et a annoncé le 21 mars 2000 son intention d’ouvrir des négociations avec les fonctionnaires pour allonger à 40 ans leur durée de cotisations et de constituer un fonds de réserve jusqu’à hauteur de 1000 milliards de francs en 2020. Le Président de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale, Henri Emmanuelli, lui alors emboîté le pas et a proposé que la Banque de France vende une partie de son stock d’or, pour une valeur de 150 milliards de francs, afin d’alimenter ce fonds.[7] Il ne restait plus au nouveau Ministre de l’économie et des finances, Laurent Fabius, que de présenter le 4 mai 2000 sa formule d’épargne-retraite dans son avant-projet de loi sur l’épargne salariale[8] et d’annoncer devant l’Assemblée nationale le 6 juin 2000 que le produit de la vente des licences de téléphonie mobile pour quelques 130 milliards de francs sera essentiellement affecté au financement des retraites par le biais de ce même fonds de réserve[9].

En dépit de nombreuses tentatives[10] pour donner au débat sur les retraites un minimum de rigueur de raisonnement et rendre ses conclusions socialement acceptables, on ne peut que déplorer qu’il en soit toujours au degré zéro de la réflexion et qu’il ne fasse que ressasser la philosophie définie dès 1994 par la Banque mondiale[11] préconisant l’installation de systèmes de retraites fondés sur trois piliers : le premier, collectif, garantissant une couverture minimale ; le second, complémentaire et obligatoire, mais géré par des groupes financiers privés ; et le troisième, facultatif et individuel. Il faut donc, inlassablement, répéter les rudiments de l’économie politique que les économistes les plus en vue ignorent ou font semblant d’ignorer et que les dirigeants politiques se gardent bien d’expliquer à la population.

D’un bout à l’autre du système argumentaire du patronat, du gouvernement et des experts en faveur de la capitalisation, sous une forme ou sous une autre, tout est faux. Rappelons alors cinq points simples mais fondamentaux.

1. A tout instant, les travailleurs actifs font vivre les inactifs. Ils produisent des biens et services dont la valeur est distribuée sous forme de revenus monétaires, parmi lesquels il y a les transferts sociaux dont font partie les retraites. Aujourd’hui, comme dans vingt ou quarante ans, c’est et ce sera cette activité productive qui permet et permettra la vie de tous. Personne n’imagine un instant que l’on va, maintenant, garder en conserve le blé pour le mettre sur la table des retraités en 2040, ou bien que l’on va demander aux médecins actuels de mettre au congélateur[12] leurs services pour soigner la population à cette date-là, pas plus qu’on ne va exiger des cheminots qu’ils rangent en magasin leurs services de transports pour nous promener dans quarante ans. Biens et services, tout comme les revenus qui leur correspondent, sont disponibles et distribués parce qu’est mis en œuvre en permanence un travail productif. Les revenus versés à chaque période sont un flux et non un stock ni un prélèvement sur un stock. De ce fait, en aucune manière, la capitalisation, via des fonds de pension ou via des fonds d’épargne salariale[13], ne peut constituer une solution collective à un problème d’ordre démographique parce que, comme le reconnaît J.M. Charpin, “ la finance sait transférer dans le temps des créances nominales. (…) La finance ne sait pas transférer dans le temps des créances réelles. ”[14] La supériorité d’un système de retraites par répartition sur un système par capitalisation tient au fait qu’il organise un transfert intergénérationnel de ressources réelles dans l’instant – donc dans l’espace – tout en assurant que le même transfert intergénérationnel aura lieu plus tard – donc dans le temps –.

2. Ce qu’il importe de savoir, c’est si la progression de la productivité du travail permettra de couvrir, et même de dépasser, la détérioration du rapport actifs/inactifs et la détérioration du rapport actifs/retraités. En prenant les chiffres officiels qui prévoient un passage d’un actif pour 1,6 inactif aujourd’hui à un pour deux en 2040, cela représente une détérioration de 25% en 40 ans, soit 0,56% par an. Si l’on prend en compte uniquement les inactifs retraités, la détérioration est d’un actif pour 0,55 retraité à un pour 0,975, soit 77% en 40 ans ou 1,44% par an. Dans les deux cas, on se trouve en présence d’une détérioration inférieure à l’augmentation annuelle moyenne de la productivité. Jean-Michel Charpin lui-même table pour celle-ci sur une augmentation minimale de 1,7% par an et écrit : “ Quel que soit l’arbitrage retenu [entre taux de prélèvement sur les actifs, âge de la retraite et niveau de vie relatif des retraités], la croissance de la productivité permet de financer des pensions de retraite plus élevées qu’elles ne le sont aujourd’hui, et ce pendant plus longtemps. ”[15]

Alors pourquoi ce tintamarre ? Parce que patronat, actionnaires, gouvernants et experts font le pari suivant : les salariés et les anciens salariés ne verront pas la couleur de l’augmentation de la productivité. Ils tiennent pour acquis irréversible l’attribution quasi exclusive des gains de productivité aux revenus financiers qui a conduit en une décennie et demie la masse salariale française à tomber de près de 70% à moins de 60% de la valeur ajoutée. Dix points de PIB, cela représente environ 900 milliards de francs actuels par an qui ont été détournés, le mot n’est pas trop fort. Alors que, de 1988 à 1998, la productivité du travail a progressé de 26%, le pouvoir d’achat salarié à structure constante n’a augmenté que de 1,6%.

Comparaison de l’évolution de la productivité et des salaires en France

Années

Evolution de la productivité horaire apparente du travail (en %) (ensemble des branches)

Evolution du pouvoir d’achat des salaires nets à structure constante (en %)

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996

1997

1998

2,9

2,6

2,1

1,2

2,5

1,2

3,0

2,5

1,2

1,9

2,1

+ 0,2

- 0,5

+ 1,6

+ 0,8

+ 0,4

- 1,0

- 0,7

- 0,2

- 1,5

+ 0,7

+ 1,8

Source : INSEE, Tableaux de l’économie française, 1990 à 1999 et Insee première, n° 687, décembre 1999.[16]

Le financement des retraites par répartition qui est largement basé sur des cotisations assises sur la masse salariale ne posera de problèmes dans l’avenir que si et seulement si les salariés sont privés des gains de productivité qu’ils auront réalisés, c’est-à-dire si le partage inégal actuel est pérennisé.

3. Le mystère du rendement supérieur d’un système par capitalisation est donc levé. Ce système n’a un rendement supérieur que parce qu’il organise une modification de la répartition de la valeur ajoutée en faveur de ceux qui détiennent du capital, et non pas parce qu’il serait en lui-même générateur de richesses supplémentaires à l’échelle macro-économique. N’en déplaise à M.M. Davanne, Aglietta[17], Artus[18] et bien d’autres, tous les revenus au monde ne peuvent pas augmenter simultanément d’un taux supérieur à celui du revenu global. Certes, ils n’ignorent pas cette règle élémentaire, mais, en préconisant qui des fonds de pension à la française, qui des fonds d’épargne salariale, ils invitent, ni plus ni moins, les salariés français les mieux rémunérés à participer à l’économie-casino pour capter à leur profit une partie de la valeur ajoutée mondiale produite par d’autres salariés plus mal lotis qu’eux. Faire payer les retraites françaises par les Chinois, disait sans rire le député socialiste Jean-Claude Boulard[19].

En proposant de favoriser l’enrichissement des salariés français via les revenus de leur patrimoine plutôt que via les salaires, Patrick Artus pense sans doute ne pas alourdir le coût du travail qu’il estime dommageable à l’emploi. Mais c’est ne pas comprendre que le principal obstacle à l’emploi n’est pas le coût du travail mais le coût du capital, c’est-à-dire l’élévation progressive et inexorable de l’exigence de rentabilité qui s’exprime à travers le “ gouvernement d’entreprise ” et qui est imposée par les concentrations et les fusions. In fine, c’est accepter que le critère de rentabilité du capital soit définitivement l’alpha et l’oméga de la vie des sociétés.

4. Les retraites françaises représentent aujourd’hui un peu plus de 1000 milliards de francs par an sur un PIB d’environ 9000 milliards. En 2020, il faudra 2000 milliards et en 2040, il en faudra 3000. Remarquons d’abord que cela laisse actuellement 8000 milliards pour le renouvellement des équipements usés, l’investissement nouveau et tous les revenus, salariaux ou non, versés aux ménages de non retraités, et qu’en 2040, sur un PIB dont on prévoit le doublement, cela laissera encore… 15000 milliards. Entre temps, la population totale aura progressé légèrement, d’environ 8 à 10%, ce qui donnera une augmentation du PIB par habitant de plus de 80%.

Mais le plus important n’est pas là car les prévisions ne sont jamais sûres. La faille principale de l’argumentation néo-libérale est d’ordre logique. Si 3000 milliards de francs seront nécessaires en 2040 pour financer les retraites, cette somme ne pourra provenir que de la production du moment. Comment peut-on expliquer aujourd’hui aux salariés qu’il sera impossible de prélever 3000 milliards sur le revenu national annuel de 2040 pour payer leurs retraites par répartition et qu’en revanche il serait possible pour les jeunes salariés en activité de racheter pour 3000 milliards de titres financiers à leurs aînés partant à la retraite, ou bien qu’ils pourraient leur verser la même somme sous forme de rentes, puisque tant le rachat que le versement de rentes seraient effectués chaque année sur les revenus courants ? Tous les partisans des fonds de pension ou des fonds d’épargne salariale devraient essayer de répondre à cette question.

On présente généralement la création de fonds de pension “ à la française ” comme la solution permettant de reconquérir la propriété du capital des entreprises françaises, possédé à raison de 40% par des étrangers. Or, il se trouve que l’annonce du plan Fabius a réjoui les fonds de pension américains, notamment Calpers qui gère l’épargne-retraite des fonctionnaires californiens.[20] Parce qu’ils savent qu’ils vont être confrontés à un redoutable problème à l’horizon 2025 : ils seront à ce moment-là vendeurs nets d’actifs financiers car il leur faudra liquider leur capital pour verser les retraites à la génération vieillissante nombreuse. D’où leur intérêt pour que se développe en Europe, et particulièrement en France où l’épargne est abondante, un actionnariat capable d’acheter en temps voulu les actions aux fonds de pension américains. Mais les fonds de pension à la française seront en 2025 confrontés au même problème démographique, que la capitalisation, répétons-le, ne peut pas résoudre. Le “ Plan partenarial d’épargne salariale ” (PPES) concocté par Laurent Fabius qui serait bloqué pendant une durée de 10 à 15 ans, et dont la sortie se ferait, au choix du salarié, en rente ou en capital, reste conforme à la logique libérale de privatisation par petits bouts des systèmes de protection sociale. Dans le cas d’une sortie sous forme de rente, le PPES serait un plan de retraite par capitalisation au sens strict, alimenté par le revenu courant engendré par le travail productif ; dans le cas d’une sortie sous forme de capital, également, parce que le capital n’aurait fructifié que par la ponction qu’il aurait opérée sur la valeur produite par la force de travail qu’il aurait mise en œuvre dans le monde entier durant tout le temps de la capitalisation.

5. Venons-en au fonds de réserve et aux idées apparemment lumineuses d’Henri Emmanuelli lors de son retour à l’Assemblée et de Laurent Fabius après son entrée au gouvernement. Si la Banque de France met sur le marché 150 milliards de francs d’or et qu’elle réussit à les vendre, ce ne peut être qu’à des industriels ou à d’autres banques centrales. Dans le premier cas, cela risque de faire chuter le cours de l’or et les recettes attendues. Dans le second cas, cela fera entrer des devises étrangères dans les avoirs de la Banque de France, mais les contreparties de la masse monétaire française n’auront globalement pas varié puisqu’il y aura d’autant plus de devises qu’il y a d’or en moins. Ensuite, ces devises affectées au fonds de réserve pour les retraites serviront à acheter des titres financiers, et nous voilà revenus à la case capitalisation. On pourrait envisager un autre cas de figure où la Banque de France vendrait son or à des particuliers – on se demande bien ce que ceux-ci feraient des lingots, mais sait-on jamais – ou à des investisseurs institutionnels pour le compte de ceux-ci. Si une somme équivalente en francs allait dormir dans les caves de la Banque de France à la place chaude laissée par l’or, elle serait retirée de la circulation : il s’agirait alors d’une destruction de monnaie, le contraire d’une création pourtant indispensable à toute croissance macro-économique, et l’on mesurerait l’ampleur de la catastrophe. Si cette somme provenait d’un supplément d’épargne – de résidents ou non –, ce serait autant de moins pour la consommation et l’investissement ; l’activité économique serait donc pénalisée par cette thésaurisation. Si cette somme n’était qu’une fraction de l’épargne déjà existante et si elle était recyclée dans l’économie par le biais du fonds de réserve, l’économie ne s’en trouverait pas affectée d’un iota, ni améliorée, sauf à supposer que, pour une fois, des fonds transitant par le public seraient plus efficaces que ceux du privé, mais au moins qu’on nous explique cette soudaine conversion et ce reniement du dogme du marché. Tout ce qui brille n’est pas or, dit-on, et la conclusion est ici que tout ce qui est or n’est pas richesse réelle.

Allons plus loin : l’idée même d’un fonds de réserve ou, en langage savant, d’une “ répartition provisionnée ”[21] pour garantir les retraites est totalement et irrémédiablement absurde. Cette idée ne peut germer que dans la tête de ceux qui croient encore, comme les mercantilistes au XVII° siècle, que la richesse est constituée de la quantité de monnaie disponible, voire entreposée dans un bas de laine, ou encore que la richesse globale a sa source dans la finance qui serait génératrice en elle-même d’un surplus. Or, l’accumulation financière, macro-économiquement parlant, n’existe pas sans activité économique réelle. Ce qui donne l’apparence et l’illusion d’un découplage global entre les sphères productive et financière, c’est que, à l’échelle micro-économique, peuvent exister des accumulations privées, individuelles, résultant d’un rapport de forces favorable dans la société ou d’une position dominante sur le marché, permettant de capter la valeur créée. Mais, toutes les classes sociales, tous les êtres humains ne peuvent vivre simultanément de la rente du capital : si certains se l’approprient, d’autres doivent la produire.

La confusion entre raisonnement micro-économique et raisonnement macro-économique est habituelle chez les économistes néo-classiques. Non seulement Marx leur restera toujours totalement incompréhensible puisqu’ils s’imaginent que le capital possède la capacité de s’auto-engendrer, mais également Keynes car ils ne voient pas qu’une hausse éventuelle de l’épargne des ménages se fait dans l’instant au détriment de la consommation et que la hausse de l’investissement que permettrait la baisse du taux d’intérêt serait brisée à terme par l’insuffisance des débouchés, et, par suite, la baisse des profits se traduirait par une moindre épargne des entreprises, compensant l’augmentation de celle des ménages.

Lorsque le journal Le Monde titre “ La vente des nouvelles licences de téléphonie mobile financera les retraites ”[22] pour expliquer la décision du Ministre de l’économie et des finances, il prouve l’état d’incompréhension profonde dans lequel se trouve la réflexion économique car un stock n’engendre pas de lui-même un flux permanent de revenus. Si un fonds de réserve est constitué pour prévoir le paiement des retraites futures, l’argent ne sera pas entreposé de façon inerte. S’il est placé comme capital, il ne grossira que parce qu’un travail productif sera réalisé quelque part dans le monde. C’est ce dernier, et lui seul, qui sera générateur de revenus supplémentaires. Le stock d’argent – ou d’or – ne crée rien en lui-même. Dès lors, un rendement financier qui serait obtenu du placement des sommes affectées au fonds ne pourrait provenir que de la participation à la gigantesque entreprise de spoliation mondiale que constitue l’activité boursière dont les propriétaires de titres financiers profitent parce que l’emploi est comprimé et que les salaires progressent moins vite que la productivité.  Denis Kessler justifie ainsi l’introduction de la capitalisation à côté de la répartition dans le financement des retraites : “ La mise en regard de leurs vices et vertus permet de conclure qu’aucune de ces deux techniques ne l’emporte sans appel sur l’autre. Aussi le recours à des solutions mixtes où les retraites versées proviennent à la fois des cotisations immédiatement prélevées sur les salaires et de l’épargne capitalisée paraît-il préférable. Cette mixité permet de facto d’asseoir les retraites sur les deux facteurs de production que sont le travail et le capital, et l’on rejoint la sagesse populaire qui veut que l’on ne mette pas tous ses œufs dans le même panier. ”[23] On se situe donc à travers ce débat sur les retraites au cœur même de la théorie économique : quelle est l’origine de la valeur créée ? Celle-ci ne provenant que de la force de travail, Denis Kessler confond création de valeur et distribution de celle-ci. Imaginons un instant que tous les individus cesseraient de travailler pour devenir tous actionnaires : la valeur créée et les revenus monétaires seraient alors nuls ; imaginons l’inverse où la propriété du capital disparaîtrait : la valeur créée et le revenu global resteraient inchangés.

Dira-t-on qu’un fonds de réserve est de nature à favoriser l’investissement qui représente une promesse de croissance à venir ? On n’ose pas penser que les promoteurs du fonds de réserve se sont convertis à l’idée de socialiser – collectiviser ! – l’investissement. Malheureusement, il faut craindre, qu’ils en soient encore à l’époque pré-newtonniene de la pensée économique. En ces temps où la “ cagnotte ” fait jaser, l’idée d’un “ magot ” transmissible dans le temps fait rêver. Il faut le redire : “ la richesse n’a pas sa source dans l’accumulation intergénérationnelle mais dans le flux permanent du travail vivant ”[24]. Puisque la véritable question à résoudre est de transférer dans le temps des ressources réelles, c’est-à-dire physiques[25], alors, si l’on veut préparer l’avenir, il faut donner à la génération future la capacité de produire mieux et éventuellement davantage, et pour cela il faut investir pour lui transmettre des équipements et des savoirs adéquats, en faisant en sorte que les uns et les autres ne soient pas rendus trop obsolètes par le temps, mais, en aucun cas, les placements financiers ne peuvent constituer un avenir crédible.

Y a-t-il une solution pour les retraites ? Il n’y en a pas en dehors d’une répartition plus équitable des gains de productivité, quelle que soit la taille de ceux-ci. Il n’est pas nécessaire de faire miroiter comme René Teulade des taux de croissance économiques extravagants ininterrompus durant des décennies entières, sans même s’interroger sur le contenu qualitatif de cette croissance. Les gains de productivité ont quatre usages possibles : augmenter la production et le niveau de vie des actifs, augmenter le nombre de retraites et leur montant, diminuer le temps de travail des actifs, et augmenter les profits. On aura compris pourquoi le silence est fait sur cette dernière utilisation possible dans tous les débats de société que nous connaissons actuellement, aussi bien celui sur le temps de travail que celui sur les retraites. Refuser l’allongement de la durée de cotisations, c’est-à-dire refuser l’alternative entre le recul de l’âge de la retraite alors qu’il y a encore des millions de chômeurs et la baisse du niveau des retraites, demander une réduction de la durée du travail, c’est, dans tous les cas, ouvrir la discussion sur le partage des gains de productivité présents et futurs. Très souvent, les partisans de la capitalisation avancent l’argument selon lequel la progression des cotisations sociales, nécessaire à la pérennité des retraites par répartition, progression qui se ferait simultanément à celle de la productivité et parallèlement à l’évolution démographique, exigerait un accord de la population active qu’ils supposent a priori impossible, et faute duquel un conflit entre générations éclaterait inéluctablement.  Ils oublient qu’une sorte de “ consensus social ” est également  indispensable pour que les classes pauvres acceptent que tous les gains de productivité aillent dans la poche des classes riches par le biais des revenus du capital. Mais, dans un cas, le consensus est démocratique, pacifique et porteur de solidarité, tandis que, dans l’autre, il est violent, spoliateur et donc injuste.

Un fonds de réserve, un fonds de pension ou un fonds d’épargne salariale sont fondamentalement de même nature parce que leur rentabilité relève du même procédé : la captation de la valeur.[26] Dans la mesure où le capital est aujourd’hui mondialisé, deux situations théoriques bien typées peuvent être distinguées : premièrement, l’actionnariat salarié se généralise dans les pays développés et alors le salarié-actionnaire se schizophrénise puisqu’il devra constamment arbitrer entre son salaire et son emploi d’un côté et le rendement de son capital de l’autre, sauf si son entreprise dont il détient des actions a investi dans des lieux du monde au sein desquels les salariés n’ont pas accès à la propriété financière, ou bien, s’il est déjà à la retraite, il devra arbitrer entre son rendement et l’emploi de ceux qui, par leur activité, le nourrissent ; deuxièmement, l’actionnariat salarié reste minoritaire, mais un processus de grossissement des inégalités se met en place inexorablement. Les mêmes conséquences négatives sont prévisibles si une part de plus en plus grande de la rémunération des salariés prenait la voie de la distribution de stocks-options. Par ce biais, seuls les salariés les mieux situés dans la hiérarchie verraient leur rémunération augmenter réellement, ou bien l’amélioration de chacun serait proportionnelle à la situation déjà acquise. Mais plus grave pour l’affaiblissement des solidarités salariales dans le monde, toute amélioration de revenu pour les salariés bénéficiaires de stocks-options ne pourrait provenir que d’un prélèvement sur la valeur créée mondialement par le reste des salariés n’étant pas en mesure d’en réclamer leur part.[27] A cet argument, il ne peut être logiquement opposé celui d’une généralisation de la distribution de stocks-options auprès des salariés du monde entier parce que tous les revenus ne peuvent croître simultanément d’un taux supérieur au taux de croissance économique.

Pour justifier la capitalisation ouverte ou rampante, ses partisans ont recours à une idéologie qui est intellectuellement indigente et politiquement cynique.



[1] . Commissariat Général du Plan, Livre blanc sur les retraites : Garantir dans l’équité les retraites de demain, préface de M. Rocard, Paris, La Documentation française, Paris, 1991.

[2] . R. Briet, Perspectives à long terme des retraites, La Documentation française, 1995.

[3] . O. Davanne, “ Eléments d’analyse sur le système de retraite français ”, dans Conseil d’Analyse Economique, Retraites et épargne, Rapport n° 7, 1998, p. 9-28.

[4] . J.M. Charpin, L’avenir des retraites, La Documentation française, 1999.

[5] . R. Teulade, “ L’avenir des systèmes de retraite ”, Avis du Conseil Economique et Social, 12 janvier 2000.

[6] . D. Taddei, “ Pour des retraites progressives et choisies ”, dans Conseil d’Analyse Economique, Retraites choisies et progressives, Rapport n° 21, 2000.

[7] . Information parue dans Le Monde, 26 et 27 mars 2000.

[8] . Voir Le Monde, 6 mai 2000.

[9] . Voir Le Monde, 8 juin 2000.

[10] . Voir J. Cassandre, “ Retraites : le mirage de la capitalisation ”, Droit social, n° 6, juin 1991, p. 518-521 ; J.M. Harribey, “ Répartition ou capitalisation, on ne finance jamais sa propre retraite ”, Le Monde, 3 novembre 1998 ; H. Sterdyniak, G. Dupont, A. Dantec, “ Les retraites en France : que faire ? ”, Revue de l’OFCE, n° 68, janvier 1999, p. 19-81 ; B. Monier, “ Retraites : le prire n’est pas fatal ”, Economie et politique, n° 534-535, janvier-février 1999, p. 16-18 ; C. Mills, “ La capitalisation au secours de la répartition ? ”, Economie et politique, n° 534-535, janvier-février 1999, p. 19-24 ; P. Khalfa, P.Y. Chanu (coord.), Les retraites au péril du libéralisme, Syllepse, 1999 ; J. Nikonoff, La comédie des fonds de pension, postface de J.M. Harribey, “ Il n’y a pas de génération spontanée du capital ”, Arléa, 1999 ; P. Duharcourt, “ L’avenir des retraites ”, La Pensée, n°319, juillet-août-septembre 1999, p. 7-22 ; F. Chesnais, “ A propos des retraites et des pensions : Faut-il "s’adapter" au régime d’accumulation à dominante financière ? ”, La Pensée, n°319, juillet-août-septembre 1999, p. 49-61 ; G. Dupont, H. Sterdyniak, Quel avenir pour nos retraites, Paris, La Découverte, 2000 ; voir aussi plusieurs articles dans Le Monde Diplomatique, notamment de M. Husson, “ La duperie des fonds de pension, Jouer sa retraite en Bourse ? ”, février 1999, et de D. Plihon, “ Au nom des entreprises ? ”, février 1999.

[11] . World Bank, “ Averting the Old Age Crisis : Policies to Protect the Old and Promote Growth ”, Policy Research Bulletin, 5° volume, n° 4, août-octobre 1994.

[12] . J. Cassandre  disait qu’il n’y a pas de “ frigo macroéconomique ”,  op. cit. p. 519.

[13] . Les rapports sur la capitalisation et l’épargne salariale se succèdent à un rythme échevelé : A. Vasselle, “ Réformes des retraites : peut-on encore attendre ? ”, Rapport au Sénat, n° 459, 25 juin 1999 ; J. Cahuzac, “ Avis sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2000 ” de la Commission des Finances, de l’Economie générale et du Plan de l’Assemblée nationale, n° 1873, 19 octobre 1999 ; J.P. Balligand, J.B. de Foucauld, “ L’épargne salariale au cœur du contrat social ”, Rapport au Premier Ministre, janvier 2000.

[14] . J.M. Charpin, “ Commentaire ” à O. Davanne, “ Eléments d’analyse sur le système de retraite français ”, op. cit., p. 77.

[15] . J.M. Charpin, L’avenir des retraites, op. cit., p. 144. Par ailleurs, il est cocasse de relire aujourd’hui sous  la plume de D. Blanchet et D. Kessler, “ Prévoir les effets économiques du vieillissement ”, Economie et Statistique, n° 233, juin 1990, p. 9-17 : “ Prenons la période de dégradation la plus rapide, c’est-à-dire la période 2005-2025. Dans cette période, il suffirait d’un progrès de productivité de l’ordre de 0,5% par an pour compenser la diminution relative du nombre d’actifs. Ainsi, les progrès de productivité, sauf hypothèse très défavorable, devraient permettre aux actifs du siècle prochain dont le poids relatif décline, d’assurer un niveau de vie constant et très probablement croissant à l’ensemble de la population. ” (p. 11). Les auteurs poursuivaient (p. 12) en se demandant si les actifs tolèreraient de ne pas bénéficier de la totalité des gains de productivité, comme si c’était le cas actuellement et cela depuis près de vingt ans !

[16] . Voir graphique dans J.M. Harribey, “ Du bon usage des gains de productivité accaparés par la finance ”, Le Monde, 6 octobre 1999.

[17] . M. Aglietta, Le capitalisme de demain, Note de la Fondation Saint-Simon, n° 101, novembre 1998.

[18] . P. Artus, T. Sessin, “ L’urgente mise en place d’une épargne salariale ”, Le Monde, 14 mars 2000.

[19] . J.C. Boulard, “ Réflexion faite, oui aux fonds de pension ”, Le Monde, 13 novembre 1998.

[20] . Voir L.J. Baudu, “ Pourquoi l’épargne européenne intéresse les fonds de retraite d’Outre-Atlantique ”, La Tribune, 5 mai 2000.

[21] . O. Davanne, “ La répartition provisionnée, solution d’avenir ? ”, dans F. Charpentier (sous la dir. de), Encyclopédie : Protection sociale, Quelle refondation ?, Paris, Liaisons sociales, Economica, 2000, p. 577-593.

[22] . Le Monde, 8 juin 2000.

[23] . D. Kessler, “ Introduction générale ” au dossier sur “ Les retraites ”, Economie et Statistique, n° 233, juin 1990, p. 7.

[24] . B. Friot, “ Pour un usage non patrimonial de la monnaie ”, Documents pour l’Enseignement Economique et Social, C.N.D.P., n° 117, octobre 1999, p. 72.

[25] . C’est la même question que celle de la transmission d’une nature non dévastée aux générations futures. Voir J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997 ; et Le développement soutenable, Paris, Economica, 1998.

[26] . Voir J.M. Harribey, “ La financiarisation de l’économie et la création de valeur ”, Université Bordeaux IV, Document de travail du C.E.D., n° 45, 2000. On ne peut que rester abasourdi devant la capitulation progressive de presque tous les anciens théoriciens de l’école de la régulation devant l’idéologie de la capitalisation. Entre M. Aglietta prônant le recours  aux fonds de pension et aux fonds d’épargne salariale dans le cadre d’un capitalisme patrimonial, et A. Lipietz (“ Retraites, mutuelles et épargne salariale ”, Politis, n°577, 2 décembre 1999 ; “ Propriété et régulation ”, Politis, n° 603, 1er juin 2000) favorable à “ l’appropriation directe ”, et donc individuelle, du capital par les salariés, la différence est désormais bien mince.

[27] . Voir J.M. Harribey, “ Le bon bougre et le pauvre bougre ”, Le Passant Ordinaire, n° 27, janvier-février 2000 ; et B. Larsabal, “ Hold-up sur la valeur : celui qui ne risque rien a tout ”, Chronique “ La bourse ou la vie ”, Le Passant Ordinaire, n° 27, janvier-février 2000.