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Article paru dans l'Humanité du 7 avril 1998 |
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MAITRE de conférences à l'université Paris-VIII, Jean-Yves Rochex est l'auteur de plusieurs ouvrages. Il a notamment collaboré à 'la Scolarisation en France', publié en 1997 aux Editions de la Dispute.
Beaucoup de choses se disent et s'écrivent sur la situation réelle de l'école en Seine-Saint-Denis. Quelle est votre appréciation?.
Le paradoxe du plan de rattrapage - mais aussi du rapport Fortier - est d'avoir mis sur la place publique le traitement inégalitaire subi par ce département depuis de longues années. Depuis trop longtemps, la question des moyens a été abordée au cas par cas, dans une logique de traitement politique de l'urgence, sans que la mesure soit prise de la situation d'ensemble... En fait, si l'on voulait rétablir - ne serait-ce que dans le secondaire - une situation équivalente à la moyenne nationale, le plan de rattrapage était déjà notoirement insuffisant. Il a pourtant eu cet effet positif d'unifier le mécontentement, avec un effet de miroir à l'échelle du département, permettant que se crée un mouvement avec des solidarités plus larges. Si la grève a permis d'obtenir des acquis importants, l'objectif de parvenir à un plan pluriannuel, mettant à l'échéance de deux ou trois ans la Seine-Saint-Denis au niveau de Paris, me paraît être le minimum. Dans le même temps, je crois important de souligner que le système éducatif n'est pas sinistré dans le département. Le rapport Fortier est très insuffisant du point de vue de l'analyse lucide et exigeante de ce qui se fait, des réussites obtenues comme des échecs ou des difficultés rencontrées. Il y a, dans ce texte, plus de la révérence à l'égard des expériences pédagogiques menées que de la référence, qui exigerait que l'on en tire des enseignements...
Quel regard portez-vous sur le mouvement actuel?
Il me semble qu'au-delà de l'enjeu d'égalité c'est aussi un enjeu de dignité qui s'affirme. Quand des jeunes vont au lycée Henri-IV, ils disent en substance: 'En Seine-Saint-Denis, en banlieue, on a droit au meilleur. Nous en avons assez d'être traités comme des pauvres'... De ce point de vue, il existe une certaine parenté avec le mouvement des chômeurs ou avec celui de 1995, dans la mesure où cette action n'est pas que de protestation, mais porteuse d'exigences radicales et pas seulement locales. Par exemple, elle porte l'idée que la solution n'est pas que les pauvres s'adaptent à un système scolaire inchangé, encore moins de faire une pauvre école pour les pauvres, mais du côté de l'invention de pistes de réflexion et de solutions. Les enjeux de la démocratisation de l'école en Seine Saint-Denis sont les enjeux de la démocratisation de l'école tout court. Il s'agit donc de rompre à la fois avec ce que j'appelle 'la logique du pompier' et avec la logique de la compassion.
Vous avez évoqué le rapport Fortier. Quels jugements portez-vous sur son contenu?
Ce rapport procède à un état des lieux et a le mérite de reconnaître que le département a besoin d'un traitement d'ampleur et d'urgence. Cela dit, nombre de ses appréciations participent d'une vision misérabiliste des populations. Surtout, il n'est pas porteur de perspectives de transformation possibles de l'action de l'école en Seine Saint-Denis. Sur le plan des propositions, il est au mieux naïf, au pire compassionnel. Par exemple, penser que l'installation d'Internet dans toutes les classes pourrait suffire à résoudre les difficultés cognitives et de rapport aux savoirs des élèves relève d'une méconnaissance totale des recherches qui existent sur ce sujet. Il y a plus grave. Ainsi, au nom du préjugé selon lequel les élèves auraient une capacité d'écoute limitée est formulée la proposition de réduire de dix minutes les séquences d'éducation. C'est une sorte de condensé de ce qu'est une vue misérabiliste des élèves: il n'est pas vrai, quand ils sont en activité intellectuelle, qu'ils ne puissent pas travailler sur une longue durée, parfois même davantage que l'enseignant. De même n'est pas fondée, à mon sens, l'idée que les élèves seraient en difficulté parce qu'on leur demanderait trop à l'école. Ce que je constate dans les multiples observations de classes que je suis amené à faire, c'est que, au contraire, nombre d'élèves sont insuffisamment nourris en activités de pensée. Ne pas prendre en compte cette donnée pourrait conduire à l'idée que pour réduire l'échec scolaire en Seine Saint-Denis, il faudrait supprimer trois heures de cours...
Ce que vous appelez misérabilisme...
Cette vision se conjugue avec une conception étriquée de l'activité d'enseignement et d'apprentissage. L'idée sous-jacente à ce type de propositions est que la situation pédagogique normale est un enseignant qui parle et des élèves qui écoutent. C'est d'une pauvreté affligeante. Si l'on veut travailler à la transformation des rapports aux savoirs des élèves d'origine populaire, l'un des enjeux est la diversification des modes d'activités et le maintien de l'exigence de pensée dans cette diversification. Dans le même temps est avancée dans ce rapport l'idée que pour canaliser 'l'énergie positive' des élèves, les établissements doivent s'ouvrir sur l'extérieur, sans 'préoccupations excessives pour les résultats scolaires'. On est là dans une logique de pacification des pauvres, renonçant à cette mission de l'école qui est de donner aux élèves les moyens de leur émancipation intellectuelle et les moyens de penser leur situation. Si l'on prend ce rapport-là comme symptôme d'une orientation politique de l'école là où elle rencontre les difficultés les plus grandes, il y a de quoi être inquiet. D'où l'urgence d'affirmer, en même temps que la question des moyens, l'idée que l'école, en Seine Saint-Denis - plus qu'ailleurs mais pour ailleurs - a besoin d'une politique de démocratisation et pas seulement de modernisation.
Propos recueillis par
J.-P. M.