LE QUOTIDIEN

Editorial
Secours d'urgence
PAR GERARD DUPUY

Le 4 avril 1998

 



La Seine-Saint-Denis, c'est la banlieue telle qu'on fait grand bruit d'en redouter la dérive et les dangers. Un million et demi d'habitants et un entassement record de «problèmes» sociaux: chômage, désocialisation, insécurité... Mais, quand les habitants en parlent, c'est souvent avec la fierté d'être du «93».
Si le coup de colère des enseignants a été porté par une vieille implantation militante communiste, on a tout lieu d'admettre qu'elle recouvre un vrai désespoir des premiers et une profonde angoisse des «enseignés». Par tradition, l'école peut jouer là un rôle qu'elle ne remplit plus. Le mauvais état du système scolaire entraîne chez les élèves une indifférence ou une hostilité qui aggrave le délabrement du mécanisme enseignant. Prises entre des moyens insuffisants et des élèves récalcitrants, les meilleures volontés s'épuisent à apporter de la socialisation, en même temps que du savoir. Mais les statistiques de réussite aux examens ne tiennent compte que de la seconde partie du programme...
Les moyens supplémentaires réclamés ne résoudront pas les contradictions en un tour de main. Ils ressemblent plutôt à un secours d'urgence auprès d'un grand malade. On assiste à la montée de ce qu'on pourrait appeler la culture de l'échec scolaire, phénomène analysé depuis longtemps dans les communautés les plus défavorisées de Noirs américains. Toute activité «intellectuelle» finit par être perçue comme signe de collaboration avec l'«ennemi», dont l'incarnation la plus évidente reste la police. Ainsi, l'échec scolaire durcit la fracture sociale dont il provient et sert fréquemment de tremplin vers une forme ou une autre de délinquance. L'enjeu de la réhabilitation de l'enseignement ne se limite pas aux établissements qui le dispensent.
S'il n'est pas trop tard pour éviter que se créent des franges sociales totalement disjonctées du reste du corps social, le temps qui reste pour agir n'est pas très long. Une petite génération, le temps que les gamins aujourd'hui en CP fassent à leur tour des enfants, et il est à craindre qu'un retour en arrière sera impossible. Derrière les revendications bien encadrées des enseignants de Seine-Saint-Denis, c'est cette vraie bombe qu'il faut voir.



[Libération du 4 avril]

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