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La grève dure depuis quatre semaines Le 4 avril 1998 |
Paroles de profs «On fait de la démagogie. |
Depuis un mois, enseignants, lycéens et parents de Seine-Saint-Denis réclament davantage de moyens et surtout de considération. Presque tous les lycées et collèges sont touchés par la grève. Vendredi, la sixième manifestation a réuni 5000 personnes. Moitié moins que le vendredi précédent. Mais plus que lors des classiques défilés d'enseignants. La fronde scolaire souligne que l'équilibre d'une société dépend d'abord de la cohérence de son système d'éducation. Bahia marche sous la pluie. Elle se retourne avec tendresse sur son lieu de travail, le collège Jean-Zay à Bondy, une bâtisse en briques rouges construite voilà trente ans. «La première fois que je suis entrée, je me suis demandée: ils sont où les Blancs?» Prof de Segpa (section d'enseignement général professionnel adapté), Bahia, fille d'immigrés, habite dans une cité de Noisy-le-Sec. Pas loin de Bondy, ville moyenne de Seine-Saint-Denis (46 681 habitants). Petites délégations à chaque manifestation parisienne, et gros problèmes d'éducation. Bondy est coupé en deux par le canal de l'Ourcq, «le Rio Grande» dit un professeur. Au nord, les cités «sensibles», la zone franche. Des élèves de Bahia écrivent «Bondynor». La cité est derrière le collège, mais pour beaucoup de profs, c'est un autre monde, qu'ils n'ont pas appris à décrypter pendant leur formation. Dans la cité justement, Pascal n'ose plus passer en moto. Les gamins savent qu'il siège au conseil de discipline. «Souvent, on fait de la démagogie. On leur dit: si vous travaillez bien, vous réussirez. Faut être con pour y croire.» Un monde dur. «On a pas l'habitude de côtoyer cette misère, raconte Virginie. C'est horrible, ils n'iront jamais en vacances.» Qui fait peur. «Comme on ne veut pas de clash avec eux, on ne va pas voir de trop près ce qui se passe, ça crée une rupture», dit Daniel, qui pourtant refuse de brader ses utopies d'antan. Marie-Claude, elle, a plus de «bouteille»: «Je ne peux pas entrer dans leur mode de vie, je n'en ai pas envie. J'ai du mal à les comprendre.» Stéréotypes? Aucun prof ne mettrait ses enfants dans le collège où il enseigne. Gymnase incendié. Jean-Zay, «750 gamins sur un dé à coudre», 47 % de réussite au brevet (contre 74% au plan national). En tailleur vert, la principale filtre les sorties en scrutant les cahiers de liaison et pousse de temps en temps des hurlements, épaulée par son adjointe. «Elle est sévère, mais juste», commente un prof. «Elle est ouf, sur la vie de ma mère», lance un élève. On attend la reconstruction de gymnase parti en fumée il y a cinq ans. Les élèves jouent au foot sur un terrain vague. Pour le volley, on tend un fil entre deux arbres. La violence, on y pense. Deux gamins de sixième suicidés il y a trois ans; Jérôme, 15 ans, poignardé l'an dernier à deux pas de l'établissement Pierre-Brossolette. Par un élève de Jean-Zay. Virginie se souvient des chaises vides des «auteurs» du meurtre dans sa classe. Marie-Claude a les larmes aux yeux: Jérôme était son élève. Elle n'arrive pas à en parler. Des profs de Brossolette se souviennent du représentant du rectorat qu'il a fallu relancer quatre fois au téléphone pour qu'il vienne assister à la levée du corps. Amertume, rancœur. Le deuil n'est pas fait. Personne n'oublie. «On a besoin d'en parler entre nous. On a des cauchemars. On ne décompresse jamais, les problèmes nouveaux poussent les anciens», commente Daniel. Collège Brossolette, 67 % de réussite au brevet. De l'autre côté du canal. Ici, des filles, bonnes élèves, se plaignent des toilettes toujours fermées, des lancers de marron, voire du «petit pont massacreur»: «celui qui se fait passer la balle entre les jambes reçoit des coups». Les mêmes filles disent: «Si on regarde les autres collèges de Bondy, on est contentes.» Les parents ont leur échelle de valeur des établissements. «A chaque rentrée, les profs nous disent que les sixièmes sont de plus en plus difficiles. A Brossolette, c'est parti sur la mauvaise pente, même s'il n'y a pas les mêmes problèmes qu'à Jean-Zay. La grève, c'est plus de l'anticipation.» Stress viscéral. Jean-Zay, Brossolette. Les profs ont des regrets communs. Manque de suivi des projets originaux qu'ils mettent sur pieds pour améliorer l'ordinaire, manque de soutien de l'Académie. «La générosité, ce n'est pas compris dans les emplois du temps. Est-ce qu'on doit s'occuper des élèves ou pérenniser le système?» s'interroge un prof d'anglais. Les enseignants disent faire d'autres métiers que les leurs. Orthophoniste, psychologue, assistante sociale. Ils ont le stress «viscéral». Le gèrent comme ils peuvent. Lexomil, Prozac... Rentrent le soir en pleurant. «Parce que tu fais plus face.» «On vit sous tension, dit Daniel. On a la hantise du clash. Tu pense à cette classe-là, à ce gamin, à l'ambiance qu'il va y avoir. Après, pendant toute ton heure de cours, tu pense à cela. T'en oublies même de pisser.» Et puis il y a le cafard. Quand ils font cours «comme des radios», quand ils rendent «les contrôles avec des mauvaises notes», quand ils s'aperçoivent qu'ils ne peuvent être écoutés par les gosses que «s'il y a des relations duelles». Les profs. Certains tiennent le coup. D'autres craquent. Virginie vient de demander sa mutation, après cinq ans à Jean-Zay. «Je lâche, je suis triste, j'ai capitulé», dit-elle. Les nouveaux arrivants apprennent les consignes: attacher ses cheveux, ne pas venir en minijupe. Séverine vient de Toulouse. Elle est «fière» de se sacrifier quelques années. Elle est aussi prête à détaler à la première occasion. Ils cherchent des raisons d'espérer dans leurs difficultés. Pascal: «Au niveau intellectuel, tu régresses, tu parles avec les mains.» Marie-Claude: «Arriver à clarifier et simplifier, c'est une gymnastique d'esprit extraordinaire.» Parfois, ça dérape. «On a des attitudes qui frôlent le fascisme, dit un enseignant. J'ai pas étudié pour être flic. Les gamins aiment ça, ils n'aiment pas les profs trop laxistes.» Virginie colle des lignes et encore des lignes. D'autres veulent rétablir l'estrade. Ils disent: «On génère une violence institutionnelle. C'est une condition nécessaire mais pas suffisante pour enseigner.» A la Maison de quartier Jean-Giono, à «Bondynor», on panse les plaies. Alphabétisation, soutien scolaire, atelier couture. «L'école ne sert plus à grand-chose, dit un animateur, étudiant en BTS force de vente. Ils remplissent leur rôle, mais les jeunes ne savent pas s'ils vont trouver du boulot.» Mercredi après-midi, un bus est parti pour les Visiteurs 2 à Bobigny. Des jeunes traînent leur ennui. Morad, animateur, voulait être infirmier. Il n'a rien fait jusqu'à la troisième. «Quand j'ai vu que personne ne m'acceptait plus nulle part, j'ai eu l'impression d'être un bon à rien.» Il a bossé et obtenu son bac. Il regrette que beaucoup d'enfants qui passent au centre social n'aient pas plus confiance en leurs chances. «Il y a des gamins qui nous arrivent cassés par le système», confirme Stéphane, instituteur. L'école, «on y reste, on y fait acte de présence, pour la bouffe», conclut David, directeur des Maisons de quartier. Fuite vers le privé. A l'école primaire Albert-Camus, Catherine a fait des crêpes et du café. L'atmosphère est conviviale. Les élèves de Jean-Zay reviennent voir leurs anciens instits. «On a un rapport très affectif avec les enfants. Là-bas, c'est pas pareil. Parfois les gamins disent: on aimerait bien revenir avec vous», dit Stéphane. Entre primaire et sixième, les élèves perdent souvent un environnement protecteur. Ici, on se plaint de la fuite dans le privé (15 % des élèves quittent le public entre CM2 et sixième). Mais il y a une statistique plus grave: en CM2, un tiers des élèves a une ou deux années de retard. Christophe, emploi-jeunes originaire de Bondy, parle de cette petite de CM2 dont le frère a pris trois coups de couteau dans la cuisse, de ces mômes dont les frères ou sœurs sont en prison. «C'est peut-être une minorité et on focalise beaucoup dessus, mais ce sont des choses parfois très graves» dit Christophe, qui trouve les enfants mûrs de plus en plus tôt. Jean-François, le directeur, a choisi de venir ici. «J'y trouve beaucoup de satisfaction. Je sais ce que les familles m'apportent», dit-il. Lycée-collège Renoir. 1950 élèves. Etablissement «bien tenu, pas dégradé» selon un professeur, qui aime a rappeler que jadis la fille de Claude Allègre y fit sa scolarité. Jeudi, c'est rosbif à la cantine. Dehors, une adolescente lance: «Je vais me tirer à Bourges. C'est trop super.» Dans leur salle, les professeurs votent pour la poursuite de la grève. Soraya et Noria, bonnes élèves de troisième, les soutiennent. «On voudrait être moins nombreux et l'Académie nous répond de faire des rédactions sur la violence.» Elles expliquent: «Ça devient à la mode de mal travailler. Quand ils ont de bonnes notes, ils sont contents, quand ils en ont de mauvaises, ils font de l'ironie, mais ils ont honte en fait.» Le père de Soraya est au chômage depuis un an. Il pousse sa fille pour éviter qu'elle se retrouve dans sa situation. Elle dit: «Quand on voit qu'ils sont comme cela, on a envie d'être mieux qu'eux.» Souffrance pédagogique. Philippe est prof d'anglais. «Je suis ici depuis dix-sept ans, j'ai vu monter le désespoir des élèves et mon propre échec pédagogique. Il n'y a rien après les cours. Ça ne fonctionne pas bien sur le plan psychologique.» Les ateliers marchent mal. «Il n'y a aucun lieu dans l'institution pour parler de nos problèmes du ras-le-bol et de la fatigue qu'on a», dit Michel, professeur de musique. Leurs limites, certains ne veulent pas en entendre parler. «La souffrance pédagogique existe. L'échec ne vient pas de moi», s'étrangle un professeur de maths. Un autre évoque, avec culpabilité, son impression de «sacrifier une partie des élèves». Et puis il y a toujours ces trucs — émotion, affection, jubilation ou vocation — qui les poussent à continuer. «J'éprouve du plaisir avec mes élèves», dit une prof de Renoir. «Enseigner, c'est proche de l'acte d'amour. Tu ne fais pas l'amour sans te déshabiller. Il faut te mettre en état de vulnérabilité», avance un enseignant de Jean-Zay. Et puis, il y a cette jeune femme qui ne veut pas dire son nom. Elle vient de Bondy Nord. Elle y est née, y a grandi, a été élève à Renoir, où elle enseigne aujourd'hui. «J'arrive à trouver ma cité jolie. Les élèves savent d'où je viens. Ils n'oseront pas m'emmerder. Pour moi, c'est presque un avantage. Je suis fière d'eux quand ils réussissent et intraitable lorsqu'ils font les cons. Dans quelques années, je partirai. Je ne vais pas me battre dans le vide. Je me sens un peu coupable. J'en ai tellement ras-le-bol de lutter toute seule et de ne pas arriver à faire comprendre à un gros noyau que l'école, c'est pour eux. Ils sont trop insouciants, ils répondent que, de toute façon, ils seront chômeurs.» Un peu plus tôt, elle remarquait: «Pourtant, je leur dis qu'on peut s'en sortir. La preuve: je suis là» . DIDIER ARNAUD
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